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Après la séance où M. Billaut avait si nettement posé la question de l'alliance anglaise, on attendait avec impatience la réponse de M. Guizot; mais un épisode sur lequel on n'avait pas compté est venu donner une autre physionomie à la séance d'hier. Quand M. Charles Lafitte s'est présenté aux électeurs de Louviers, il a fait presque parade des moyens avec lesquels il prétendait s'assurer leurs suffrages. Il s'est vanté de pouvoir à lui seul doter l'arrondissement d'un tronçon de chemin de fer, et il a déclaré que si c'était là de la corruption, il s'avouait corrupteur. Ces faits, quoiqu'ils n'aient été indiqués à la tribune que d'une manière atténuante, ont soulevé la susceptibilité de la chambre. Le ministère a craint une enquête, et il s'est joint à l'opposition pour demander l'annulation, qui a été votée presque unanimement. Après cet incident, la question anglaise est revenue. M. Guizot a répondu longuement à M. Billaut; et il n'a pas dissimulé qu'il s'est presque toujours attaché à agir de concert avec le cabinet anglais. On s'attend pour demain à une réplique de M. Thiers.

Pendant qu'à la chambre il est si fort question de l'Espagne, rien ne marche dans la Péninsule, et la situation y reste la même. On dirait que tous les partis éprouvent une espèce d'étonnement d'en être venus à une abdication aussi singulière après s'être donné tant de mouvement. Ce n'est pas seulement tel parti qui abdique, mais c'est le gouvernement constitutionnel lui-même qui cesse de fonctionner pour faire place à une sorte d'omnipotence ministérielle. Il est permis de craindre que ce calme ne soit pas de longue durée. En attendant, le général Narvaez s'opiniâtre à refuser la dignité de capitaine-général qui lui a été conférée par la reine sous le contreseing de M. Mazarreddo. Sur un premier refus, le ministre de la guerre avait insisté : le général avait persévéré dans sa résolution de ne pas accepter le hàut grade qui lui était offert; M. Mazarreddo, dans une seconde lettre, vient de signifier au général Narvaez qu'il ait à se conformer à l'ordre de la reine. Il est probable que le général finira par obéir. On aurait tort de voir dans cette conduite une comédie préparée d'avance. Le général Narvaez est un homme de premier mouvement, susceptible de tous les sentimens et de toutes les impressions; c'est sans effort qu'il a montré ce désintéressement chevaleresque qui ne veut d'autre récompense que le triomphe de ses opinions monarchiques; puis le même homme sera capable de toutes les exagérations et de toutes les violences. C'est véritablement un Espagnol des anciens jours, dont l'étrange figure ne ressort que davantage au milieu de la transformation des mœurs de nos voisins.

O'Connell est devant ses juges non pas en accusé, mais en avocat, avec sa grande perruque. Le maire de Dublin le conduit au palais chaque jour dans sa voiture. Le libérateur vient encore d'adresser une missive au peuple d'Irlande pour le prier d'assister immobile au drame judiciaire dont lui, Daniel, est le héros. Environné de ses fils et de ses amis, comptant sur les sympathies de la majorité des Irlandais, O'Connell descend avec confiance dans

une arène où si souvent il s'est signalé pour défendre la liberté des autres. Là il se sent dans son rôle et dans le vrai. Seulement il ne faut pas qu'O'Connell parle des affaires de France et de l'Université. Alors cet homme, qui en toute autre chose a un bon sens si ferme, s'égare, et s'abaisse au niveau des plus vulgaires déclamateurs.

On s'est beaucoup entretenu cette semaine à la chambre de la déconvenue de M. Teste fils. Remercier un collége électoral, donner brusquement sa démission, se présenter devant d'autres électeurs sur la majorité desquels on comptait comme sur un bourg pourri, échouer contre toute attente, voilà une aventure parlementaire dont le héros infortuné n'a trouvé de compassion nulle part. M. Teste fils a manqué à toutes les convenances, tant envers les électeurs qu'il abandonnait qu'envers ceux dont il semblait considérer les suffrages comme lui appartenant de droit; c'était à la chambre le sentiment général.

La statue de Molière a été inaugurée par une solennité toute littéraire. L'autorité municipale, la Comédie-Française et les représentans officiels des académies étaient les acteurs de cette fête. M. de Rambuteau a eu le tact de se borner à rendre compte en peu de mots des dépenses qui avaient été faites pour l'érection de la statue du grand poète parisien. MM. Étienne et Samson se sont attachés à caractériser le génie de Molière avec une brièveté spirituelle. M. Arago n'a pas su être court, et il a eu le tort de noyer quelques particularités peu connues dans une longue énumération de toutes les pièces de notre illustre comique. La cérémonie se passait en plein air, et le temps était froid. Aussi l'interminable morceau lu par M. Arago a-t-il fait, dans la foule qui se pressait autour de lui, de nombreux mécontens. On voit bien que ce discours a été écrit au bureau des longitudes, s'est écrié un démocrate transi. Ayez donc des amis politiques!

L'hôtel Lambert, qui est devenu depuis quelques mois la propriété de M. le prince Czartoryski, verra, le 30 courant, dans une fête brillante, ses beaux salons, où respire le génie d'illustres artistes, se peupler de l'élite de la société parisienne. Mme la princesse Czartoryska, dont l'ingénieuse sollicitude ne néglige aucun moyen de venir en aide à ses compatriotes, a adressé à tous ceux qui s'intéressent à la Pologne, à ceux qui aiment les arts, à ceux qui courent après le plaisir, un appel qui sera entendu. C'est chose nouvelle que d'inaugurer la prise de possession d'un hôtel par un bal de souscription; ici les plus nobles motifs viennent non-seulement excuser, mais légitimer cette innovation.

F. BONNAIRE.

GÊNES EN 1843.

Avez-vous de l'ennui ou du chagrin, disait le célèbre Rossini, montez dans une chaise de poste, et regardez le postillon trotter, avec sa queue poudrée qui ballotte d'une épaule à l'autre sur son collet rouge. Il n'y a ni ennui ni chagrin qui résiste à cela.

Tout en badinant, Rossini avait raison: voyager est le vrai spécifique de tous les maux de l'esprit et du cœur. Le moment du départ vous offre aussi une occasion de mesurer le juste poids des petites amitiés et sympathies du monde. C'est une épreuve qui vous donnera des déchets inattendus. Peut-être ne verrez-vous pas de regrets où vous pensiez en trouver; mais on vous en témoignera peut-être là où vous n'en espériez pas. Quelque belle dame qui vous honore du titre d'ami vous demandera un soir, d'un air parfaitement distrait et indifférent :

-Monsieur, ne deviez-vous pas voyager? Il me semblait que vous aviez le projet d'aller fort loin et d'y demeurer très long-temps. Madame, répondrez-vous avec dépit, je venais vous faire ma dernière visite. Je vais être absent six mois, un an, le plus que je pourrai.

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-Ah! partez-vous bientôt?

- Dans huit jours, demain peut-être.

Vous voudriez prendre votre chapeau et partir à l'instant même.

TOME XXV. JANVIER.

15

Eh bien! monsieur, adieu, amusez-vous.

Et on ne détournera pas seulement ses yeux du métier à tapisserie ou de la bourse en filet. En revanche, telle autre personne qui ne vous a jamais parlé de son amitié pour vous, recevra la nouvelle tout différemment.

Quoi! vous dira-t-on, vous allez nous quitter pour si long-temps! Plus de soirées au coin du feu, plus de causeries; vous nous abandonnez?

Comme il faut exécuter ce qu'on a résolu, vous partirez en brusquant ou en évitant les adieux.

N'ayant point de voiture à moi, je montai un soir du mois de décembre dans la malle-poste; j'étais fort palpitant, car l'instant du départ est toujours plein d'agitation. Les malles nouvelles sont douces, roulantes et comfortables; mais elles vont à grandes guides. Point de porteur, point de queue poudrée ballottant d'une épaule à l'autre. On ne voit du postillon que ses sabots qui pendent au bas du siége. Enfin, ce n'est plus un postillon, mais un cocher. On y gagne la force d'un demi-cheval, et vous n'avez rien à répondre à cela. Saluons les améliorations de M. Conte, tout en accordant un regret aux coutumes anciennes. Les sabots du cocher représentent le progrès, la queue poudrée est l'emblème du pittoresque, et quand le progrès entre d'un côté, le pittoresque s'en va de l'autre.

Afin de voir si, comme on le dit, tout chemin mène à Rome, je passai par Nancy, les Vosges, Plombières et Besançon. De cette dernière ville je partis pour Châlons-sur-Saône au milieu d'une troupe d'acteurs, et j'eus l'honneur de croiser mes jambes avec M. David, premier sujet du Théâtre-Français, comme disait l'affiche de Besançon. O monsieur David, vous ne saviez pas quels doux souvenirs cette rencontre réveillait dans mon esprit! Vous ne songiez plus au beau temps où vous étiez Britannicus et le Cid à l'Odéon. Ce fut pour vous voir que je portai ma première pièce de trente sous au bureau d'un théâtre en sortant du collège. Il est bien tard, hélas! pour vous payer mon tribut d'éloges; mais la perruque de Rodrigue, votre habit d'Almaviva, votre manteau à l'espagnole et votre petite épée sont encore présens à ma mémoire. Je vous entends encore reprocher d'une voix douce au vieux Joanny, votre père, de vouloir vous arracher à Mile Brocard, votre Chimène. N'en doutez pas, monsieur David, malgré le goût du jour, l'ancien Cid de l'Odéon, avec sa toque bleu de ciel et son récitatif, était plus dans l'esprit de Corneille que les Cid nouveaux avec leurs costumes historiques, leurs

énormes rapières, leurs casques lourds, et ce naturel shakspearien qui jure et se débat au milieu d'une poésie nombrée, harmonieuse et emphatique. N'en doutez pas le père de la tragédie vous aurait donné la préférence. Le déshabillé du voyage n'a point terni le héros tragique dans mon imagination, et quand Rodrigue reprocha justement à l'aubergiste de Dôle la détestable qualité de son vin, il me sembla encore voir le Cid dîner à table d'hôte.

A Châlons, je quittai la troupe d'acteurs, et je descendis la Saône avec six de ces personnages importans qui gouvernent le monde aujourd'hui; c'étaient des jurés qui avaient découvert des circonstances atténuantes en faveur d'un parricide. On m'avait beaucoup vanté les nouveaux bateaux du Rhône. Trois compagnies en concurrence annonçaient une vitesse sans égale, d'où il fallait conclure que chacune d'elles marchait plus vite que les deux autres. Ce problème intéressant a été oublié dans tous les traités d'arithmétique. J'avais déjà fait deux fois le trajet de Lyon à Arles, et je m'attendais à un progrès remarquable. En 1834, le bateau n'avait pu atteindre Avignon et s'était arrêté au village de Roquemaure. En 1836, nous n'avions pu dépasser le pont Saint-Esprit, qui est de quarante milles en-deçà d'Avignon. L'année dernière, le bateau relâcha à Valence en Dauphiné; tel fut le progrès obtenu. Je n'oserais y retourner une quatrième fois, de peur de rester sur le quai de Lyon. On arriva bien à Arles, mais après deux jours de voyage au lieu d'un, comme le promettait le programme. J'avais pour compagnons plusieurs personnes indifférentes aux beautés du pays: un Anglais d'une santé déplorable, et dont la vie était entièrement restricte par les douleurs rhumatiques, ainsi qu'il le disait lui-même; un homme évidemment malheureux dont le cœur portait quelque blessure profonde; ensuite venaient deux joueurs d'échecs absorbés par une succession interminable de parties. On peut ajouter à ce quatuor le chauffeur, qui ressemblait assez, dans l'abîme de sa fournaise, à l'Anglais enveloppé du flegme britannique et à l'homme malheureux plongé dans l'enfer portatif de ses tristes pensées. Au milieu des sites de la Provence, quand les brouillards du nord se détachèrent au loin comme un rideau, et que le soleil éclaira le feuillage argenté des oliviers, l'Anglais s'endormit, l'homme malheureux tint ses regards fixés sur le plancher du bateau, le chauffeur essuya son front d'une main noircie par le charbon, et les joueurs d'échecs entamèrent leur trente-sixième gambit. Nous pouvions aller ainsi à Madagascar, eux

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