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Mon cher comte, vous le savez, dit Mine d'Aulnay, les directeurs de théâtres sont, avec l'empereur de Russie et le grand Turc, les seuls monarques absolus qui restent en Europe, et à ce titre on leur doit bien quelque considération; permettez donc que je vous quitte un instant pour recevoir mon autocrate; d'ailleurs, vous n'avez pas à vous plaindre, je l'espère, je vous laisse en bonne compagnie. A ces mots elle se leva, baisa Fernande au front, fit une révérence au comte et sortit.

Fernande sentit son cœur se serrer. Ce tête à tête était-il arrangé entre Mme d'Aulnay et le comte? Était-elle véritablement traitée avec cette légèreté?

me

Puis, avant que Mine d'Aulnay eût refermé la porte, elle fit un retour amer sur elle-même.

-Au fait, se dit-elle, répondant à sa pensée, que suis-je au bout du compte? une courtisane. Allons, pas d'hypocrisie, Fernande, et ne fais pas semblant de rougir de ton état.

Et alors elle releva la tête, qu'elle avait tenue un instant baissée, et força son regard de s'arrêter sur le comte.

- Madame, dit celui-ci, encouragé par la manière dont depuis le matin Fernande s'était conduite vis-à-vis de lui, et rapprochant son fauteuil du canapé où elle était à demi couchée; madame, je ne vous avais jamais vue, mais j'avais bien souvent entendu répéter votre éloge. Je m'étais fait de vous une haute idée, vous l'avez surpassée par un charme inexprimable et par un goût exquis; je m'attendais à voir briller la beauté dans tout l'éclat qui l'entoure d'ordinaire, et je trouve tant de modestie et de douceur dans votre regard et votre langage, que c'est tout au plus maintenant si j'ose vous dire ce que vous savez bien du reste, c'est-à-dire qu'il est impossible de vous voir sans vous aimer.

Dites, monsieur, répondit Fernande en souriant avec une profonde tristesse, que vous savez bien que je suis une de ces femmes à qui l'on peut tout dire.

-Eh bien! non, madame, reprit le comte; peut-être étais-je venu ici avec cette idée, mais je vous ai vue, non point telle que vous a faite l'impertinent bavardage de nos jeunes gens à la mode, mais telle que vous êtes réellement. Et maintenant je tremble et j'hésite en essayant de vous faire comprendre que je serais véritablement trop heureux si vous me permettiez de vous consacrer quelques-uns des instans que me laissent mes devoirs d'homme d'état.

Fernande reçut cette déclaration prévue avec un sourire doux et mélancolique. Il eût fallu connaître ce qui agitait son ame, pour

comprendre tout ce que ce sourire contenait d'amertume. Mais M. de Montgiroux n'était ni d'un rang ni d'un âge à s'effrayer de cette restriction muette, et d'ailleurs presque imperceptible; il désirait trop pour oser approfondir.

Alors, sans aller plus loin dans l'expression directe de ses sentimens, avec ce tact infini, avec cet art merveilleux que les gens de qualité mettent à dire les choses les plus difficiles, il aborda les conditions du traité en termes si délicats qu'on pouvait se méprendre, à la rigueur, sur le motif de cette honteuse proposition, sur le but de ce trafic infame. En effet, quiconque, sans les connaître, voyant ce vieillard et cette jeune femme, eût entendu leur conversation, eût pu supposer qu'elle était dictée par le sentiment le plus saint et le plus respectable, eût pu croire qu'un père s'adressait à sa fille, ou qu'un vieux mari, sachant qu'il lui fallait racheter son âge par sa bonté, cherchait à plaire à sa femme. Il parla du bonheur d'avoir une grande fortune avec la reconnaissance d'un homme qu'on oblige en l'aidant à la dépenser. Il exalta la générosité de l'amie qui donnerait du prix à sa richesse en la dissipant. Le partage, dit-il, n'est bien souvent qu'un acte de justice, que la restitution d'une chose due. Deux beaux chevaux gris ne sont-ils pas bien plutôt destinés à traîner lestement une femme élégante qu'un grave pair de France, qui ne peut décemment écraser personne? Une loge à l'Opéra n'estelle pas naturellement disposée au premier rang pour faire briller un jeune et frais visage, et non pour encadrer la maussade figure d'un homme d'état? Ce qui lui convient, à lui, c'est une petite place tout au fond, dans le coin le plus obscur, et encore si l'on veut bien l'y souffrir. Qu'ai-je de mieux à faire, continua-t-il, moi célibataire, moi sans enfans, qu'entourer les autres d'affections et de soins? J'aime à courir les magasins; cela me distrait; on trouve que je ne manque pas de goût. Je ne veux pas rester dans les entraves de la routine et dans les habitudes d'autrefois, donc je suis dans la nécessité d'acheter beaucoup pour me tenir au courant de la mode. D'ailleurs un homme de mon rang doit dépenser dans l'intérêt du commerce; c'est une question gouvernementale cela me fait des partisans, cela me rend populaire. Puis, j'ai une qualité je paie exactement tous les mémoires qu'on m'apporte, surtout lorsqu'ils ne me sont pas personnels. Et puis, croiriez-vous que mon intendant ne me laisse pas la douceur de m'occuper de ma maison? tout y est étiqueté par l'usage, si bien qu'il me faut chercher ailleurs le plaisir de tâtillonner un peu.

Aux premières paroles du comte, l'orgueil de Fernande s'était sou

levé; mais bientôt elle avait pris un triste plaisir à s'humilier ellemême en écoutant et en s'appliquant ce discours détourné. Que suis-je? se disait-elle tout bas; une courtisane, et pas autre chose; une maîtresse qu'on prend pour se distraire de sa femme. De quel droit me fâcherais-je qu'on me parle ainsi? Trop heureuse encore qu'on adopte de semblables formes, qu'on recoure à de pareils ménagemens; allons donc, Fernande, du courage.

Et pendant tout ce discours du comte de Montgiroux, elle sourit d'un délicieux sourire; puis, lorsqu'il eut fini:

- En vérité, dit-elle, monsieur le comte, vous êtes un homme charmant.

Et elle lui tendit une main que le comte couvrit de baisers.
En ce moment Mme d'Aulnay rentra.

Au bout de cinq minutes, le comte eut le bon goût de prendre son chapeau et de se retirer. Mais en rentrant chez elle, Fernande trouva le valet de chambre de M. de Montgiroux, qui l'attendait un petit billet à la main.

Fernande prit le billet, traversa rapidement le salon, et entra dans sa chambre à coucher, dans la chambre à coucher grenat et orange, dans la chambre à coucher au lit du bois de rose, et non pas dans la cellule virginale, qui, ouverte pour Maurice seulement, et refermée derrière lui, ne devait jamais se rouvrir pour un autre homme. Là, elle ouvrit le billet et lut:

<< Lorsqu'on a eu le bonheur de vous voir, lorsqu'on meurt du désir de vous voir encore, à quelle heure, sans être indiscret, peuton se présenter à votre porte?

« COMTE DE MONTGIROUX. »>

Fernande prit une plume et répondit :

<< Tous les matins jusqu'à midi; tous les jours jusqu'à trois heures quand il pleut; tous les soirs quand on me fait la cour; toutes les nuits quand on aime.

<< FERNANDE.>>

Aspasie n'aurait pas répondu autre chose à Alcibiade ou à Socrate. Pauvre Fernande! il fallait qu'elle eût bien souffert pour écrire un si charmant billet.

(La suite au prochain n°.)

ALEXANDRE DUMAS.

LES

MAISONS DE FOUS.

IV.'

BICÊTRE.

Tout le monde connaît ce sombre château de Bicêtre qui lève sur la route de Fontainebleau sa face maladive et taciturne. Nous lisons au-dessus de la porte ces mots Hospice de la Vieillesse (hommes); dans ce palais de toutes les misères, on reçoit en effet des vieillards et des aliénés en traitement, les ruines de l'âge à côté de celles de la raison. Entrez de vastes cours qui se succèdent font passer sous vos yeux le spectacle affligeant et monotone de toutes les décrépitudes; ces êtres en redingote grisâtre qui se traînent le long des allées ont au moins soixante-dix ans; encore doivent-ils à d'affreuses infirmités les titres de leur admission dans ces lieux réservés aux octogénaires. La population de Bicêtre s'élève environ à trois mille ames; c'est une ville qui consomme six cent quatre-vingt-dix mille litres d'eau par jour, qui mange de trois à quatre bœufs, six mou

(1) Voyez les livraisons des 5, 12 et 26 novembre 1843.

tons et un veau, qui emploie quatre ou cinq cents individus à ses travaux manuels, qui lave par semaine de seize à dix-huit mille pièces de linge : quelque chose de grand dans l'abaissement et de babylonien dans la détresse, voilà Bicêtre. Mais passons: laissons à notre gauche ce fameux puits, ouvrage de Boffrand, qui défraya si longtemps la curiosité des visiteurs. Ce puits, dont trente-deux hommes attelés au manége ramenaient péniblement un vaste seau, est luimême au nombre des grandeurs ou, si l'on aime mieux, des profondeurs déchues: l'hospice reçoit maintenant l'eau des sources d'Arcueil. On n'attend pas non plus que nous écrivions l'histoire archéologique du château de Bicêtre, dont Louis XIII fit reconstruire les bâtimens détruits par la guerre civile; ce roi pieux y installa une commanderie de saint Louis pour servir de retraite aux officiers et aux soldats blessés sur le champ de bataille. Louis XIV, ne trouvant pas encore cette demeure assez ample ni assez digne pour les débris de ses victoires, fit élever l'Hôtel-des-Invalides; la maison de Bicêtre, devenue inutile, fut convertie en succursale de l'hôpital général, et reçut pour la première fois un peuple de mendians qui habite encore ses murs. Il est peut-être curieux de savoir qu'avant d'être un asile d'indigens, avant même d'être un château, Bicêtre était très anciennement une propriété connue sous le nom en quelque sorte prophétique de la Grange aux Gueux; les édifices sont prédestinés. Habent sua fata.

Étrange fatalité de ce château qui logea successivement des évêques, des rois, des princes du sang, des soldats invalides, des vieillards, des prisonniers et des fous! Nous n'avons encore rien dit de ces derniers : ils habitent la partie la plus reculée de l'hospice; c'est là que nous allons les rencontrer sous leur morne veste de tiretaine grise, livrés à toutes les formes du délire. Ce n'est pas le lieu d'écrire une histoire de la folie, et cependant il est difficile d'apprécier l'état actuel du traitement dans l'hospice de Bicêtre et le spectacle même des aliénés sans tourner un instant les regards en arrière. Les maladies mentales sont très anciennement connues : nous voyons même les mythologies grecques tirer de la femme en fureur l'image idéale de leurs Euménides. La religion chrétienne chercha également dans la folie les principaux types de son enfer : Sennert rapporte avec étonnement l'exemple de maniaques qui, exposés au froid pendant plusieurs années, entièrement nus et couchés sur la pierre, n'en continuaient pas moins de vivre; si on les touchait, au lieu de les trouver glacés, on sentait sur leurs membres

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