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Je m'éveillais paisiblement l'esprit gai, le ventre libre, fredonnant un air, quand on m'a remis cette feuille où je lis ceci... Il lui porta sous le nez la feuille froissée dans son poing serré. On a eu tort sans doute de le dire, mais qui m'assure... - Il suffit. Vous craignez de vous commettre, vous prenez parti pour ce cuistre. Qui se ressemble s'assemble. Adieu.

Monsieur, lui cria Germain, vous êtes un malhonnête !

Je saurai sans vous lui passer mon épée au travers du corps, répliqua ce furieux en se jetant dans la rue.

- Au diable les papiers! dit Germain.

Arrivé dans la rue, il ouvrit son calepin pour connaître ce qui lui restait à faire, et, voyant vis-à-vis de lui la maison de M. Bourgeois, il s'apprêtait à fuir, quand il entendit les vociférations d'une multitude qui partaient d'une cour voisine.

Qu'y a-t-il done? demanda-t-il à un homme qui s'était arrêté. Ce sont les ouvriers d'un de nos premiers négocians, M. Bourgeois, qui sont mécontens d'une mesure du gouvernement.

Vous verrez que le malheureux leur aura fait lire son fatal papier. L'homme tira sa montre.

- Il est possible, monsieur; voici l'heure où ils prennent un peu de repos et de récréation. Ils auront choisi ce moment pour lire les nouvelles publiques.

- Bien du plaisir au gouvernement s'ils prennent la chose sur le même pied que leur maître.

Mais vous conviendrez, s'écria l'homme s'enflammant à son tour, qu'il y a de quoi pousser à bout...

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Il monta chez M. Croquoye, autre armateur à qui le capitaine l'avait chaudement recommandé, et trouva de même dans l'antichambre la table mise avec un soin réjouissant.

A la bonne heure, se dit-il, toutes les maisons du pays ne sont point remplies de fous. On respire ici la paix et la concorde.

Il flairait l'odeur d'une grillade appétissante qui montait de la cuisine quand il rencontra sortant de son cabinet M. Croquoye, qui lui rendit avec usure ses civilités et qui lui parut extrêmement satisfait; il se frottait les mains, se pinçait le menton, et se dandinait sur l'une et l'autre jambe.

-Voilà, pensa Germain, qui fait plaisir à voir.

Mais l'armateur était si vivement et si agréablement préoccupé, qu'il en perdait le fil du discours.

-Assurément, monsieur, je suis bien aise de vous voir... je ferai de mon mieux...

Et tout à coup il criait à sa femme dans l'autre pièce :

- Il me tarde d'aller chez Happemouche. Je veux lui apprendre la chose moi-même et me régaler de sa mine.

Au même instant un homme entra.

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-Comment donc? dit Happemouche étonné.

-Notre homme est nommé. Le lieutenant Brizard, arrivé dans la colonie sur la corvette la Lionne, est décidément consul. Je viens de l'apprendre tout à l'heure.

Le nouveau venu poussa un grand éclat de rire.

Je vous laisse parler; mais Brizard, hué dans l'assemblée, s'est vu forcé de quitter le pays. Il est au ministère à l'heure qu'il est, et voilà ce que je venais vous apprendre.

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Ils se mirent mutuellement leurs papiers sur la gorge.

-Votre feuille en a menti.

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-Eh! tout doux, dit Germain, de quoi s'agit-il?

-Le lieutenant Brizard...

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Il est mort! s'écria Germain, il est mort, il y a trois mois, d'une fièvre jaune. Nous l'avons vu jeter à la mer, de nos propres yeux, sur un bâtiment que nous avons rencontré par je ne sais combien de degrés de longitude et à peu près autant de latitude.

- Ah! dirent les deux hommes étourdis au fort du courroux.

C'est égal, reprit Croquoye, monsieur m'a offensé.

Au même instant un tel vacarme éclata à l'étage supérieur, que Germain déjà fort ému se mit à trembler de tous ses membres.

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Ce n'est rien, dit froidement Croquoye, c'est ici dessus. Ils font ce bruit-là tous les matins, à cette heure-ci.

Cependant le fracas devint tel, que, M. Croquoye s'étonnant comme Germain, ils montèrent. Chemin faisant, Germain hasarda de dire timidement à son hôte :

- Ils reçoivent peut-être quelque papier comme vous?

-Ils en reçoivent de toute sorte, attendu que chaque membre de la famille est d'une opinion différente.

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Bon Dieu! qu'allons-nous donc faire là?

Mais Croquoye avait ouvert la porte. Le maître de la maison tenait une bouteille qu'il allait lancer à la tête de son fils; le jeune homme s'était levé, saisissant sa chaise; la mère plongeait sa tête sous un rideau; l'aïeule, échevelée, frappait en glapissant sur une grande feuille, donnant tort à tous; les servantes, prenant parti, se battaient entre elles, et tous ces gens-là criaient à qui mieux mieux.

Germain et son hôte essayèrent de mettre le holà; mais, au premier mot, les combattans se réunirent contre eux, surtout contre Croquoye.

- Suppôt d'un ministère indigne! lui cria le père.

Oppresseur du peuple! dit le fils.

Vil agitateur! s'écria la mère.

autres.

Venez-vous donc attiser le feu? cria l'aïeule par-dessus les

Si bien que Germain et Croquoye furent forcés de disparaître. Voulez-vous bien, dit ce dernier, vous reposer un moment chez moi?

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-Vous m'excuserez, dit Germain, j'ai affaire en ville.

-Permettez-moi de ne point vous suivre; je ne puis quitter ma femme un moment, elle est possédée d'une étrange maladie. Voyezvous ma porte doublée de verrous et de plaques de fer? Il y a là-dedans quatre pistolets qui font feu quand on ouvre, si l'on n'y prend garde. - Quoi donc! s'écria Germain en sautant de côté.

Ma femme lit tous les jours dans les feuilles tant de vols, d'assassinats, d'attentats de tout genre, qu'elle n'en dort plus ni jour ni nuit, et je crois, Dieu me pardonne, qu'elle en a l'esprit tourné.

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Germain disparut. Dans la rue, comme il faisait beau, toutes les fenêtres étaient ouvertes; il entendit qu'il en sortait un bourdonnement confus de disputes où perçaient des éclats de voix. Les passans s'agitaient, gesticulaient, s'arrêtaient entre eux. Il parut à Germain qu'on venait de saupoudrer toute la ville à grandes pelletées d'ellébore. Enfin, il gagna une place plantée d'arbres où il pensait respirer librement, car il s'agissait d'attendre l'heure de se présenter chez d'autres commettans.

En regardant çà et là, il avisa une boutique où toutes sortes de gens lisaient des papiers amassés sur une table. Ce premier coupd'œil le fit frissonner; mais ces personnes paraissaient paisibles.

- Assurément, se dit-il, on ne laisserait point à la portée du public des écrits funestes.

Un passant lui expliqua que c'était un lieu de repos où l'on allait se distraire innocemment après le repas. Germain entra, s'installa commodément sur une banquette, et prit un de ces papiers au hasard. Comme il l'ouvrait pour y jeter les yeux - Brrrrr! fit son voisin à droite, comme s'il était pris d'un frisson de fièvre. Germain se retourna.

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Oh! cria le voisin de gauche en donnant un coup sur la table. Germain recula doucement son siége, mal édifié sur ce voisinage; mais un autre derrière lui, culbuta sa chaise : Ouf! Ne sachant plus où se mettre, Germain se tint coi, parcourant des yeux l'assemblée, dont il n'attendait rien de bon. L'un défonçait son chapeau d'un coup de poing, l'autre frappait du pied; celui-ci se mordait les doigts, cet autre s'arrachait quelque poignée de cheveux. On n'entendait, en manière d'accompagnement, que soupirs, imprécations, et grincemens de dents.

Quelqu'un de la compagnie qui venait de rejeter avec dégoût un de ces papiers, avisa Germain et se mit à rire :

- Vous êtes étranger et vous vous étonnez?

- C'est vrai, dit Germain; mais sortons d'ici afin de ne point déranger ces messieurs.

Quand ils furent dehors:

- J'avoue que je serais fort curieux de connaître le motif de ces divers mouvemens qui les agitent.

- C'est fort simple; chacun de ces citoyens a son opinion sur la chose publique, et chacun trouve dans ces feuilles des discours qui le blessent au vif. Ce sont de grands fous qui mettent leur belle hu

meur à la discrétion d'un chiffon; quant à moi, je m'en moque, je n'ai pas d'opinion.

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Mais je vous ai vu, ce me semble, vous dépiter un peu?...

-Peut-être. C'est qu'à la vérité, sans prendre parti, il n'y a guère moyen de se contenir à la vue du ramas d'inepties, de mensonges et de lâches insultes qui s'étalent sur ces papiers. Ne fût-ce que les outrages quotidiens au bon sens, à la raison humaine, à la langue du pays....

Mais pourquoi les lire? dit Germain.

En même temps, la place se remplissait d'une foule échauffée, divisée par groupes, où l'on pérorait bruyamment. Ce mouvement alarma Germain, qui fit mine de quitter l'inconnu.

Adieu, monsieur, je vous remercie; il pourrait pleuvoir ici des horions dont je ne veux point faire tort à vos concitoyens; je ne suis qu'un étranger.

Il pria seulement l'inconnn de lui indiquer la demeure d'un M. Philomathe, médecin, pour lequel il tenait en réserve une dernière lettre de recommandation.

- Le voilà justement, lui dit l'inconnu en montrant un homme affairé qui marchait très vite.

Germain, fort inquiet de l'état des esprits et fort dégoûté de coucher à terre, prit sur lui, pour en finir avec ses commissions, d'arrêter le docteur au passage. Celui-ci ouvrit la lettre, la parcourut, embrassa chaudement le porteur, mais lui dit :

-Malheureusement je suis fort pressé en ce moment, j'ai une quantité prodigieuse de malades à visiter.

Vous me ferez bien l'honneur de venir dîner avec moi à l'hôtel, pour l'amour de notre bon capitaine.

Impossible! J'ai là tout près une inflammation d'entrailles, plus loin deux congestions cérébrales, une apoplexie qui attend la saignée; enfin je ne sais combien de spasmes, de vapeurs, de névralgies et de convulsions. J'ai même à constater chez un de nos fonctionnaires, qui demeure à deux pas, tous les caractères d'une hydrophobie.

Je croyais votre climat sain, dit Germain.

Passe pour le climat, mais nous avons dans nos pays une certaine coutume d'échauffer le public sur les matières de gouvernement...

-Je sais, dit Germain.

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