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- Quels tempéramens tiendraient à ce régime incendiaire? A peine levés, nos gens ici lisent leurs feuilles, et les voilà le diable au corps. Ils ne sauraient déjeuner un jour tranquillement. L'économie en souffre à la longue. Croiriez-vous que notre nation fut long-temps la plus gaie et la plus aimable de l'univers? Ce n'est plus qu'un peuple d'épileptiques et de monomanes. Pour quelques-uns de nos concitoyens qui s'en amusent, la multitude souffre involontairement de l'usage établi. Je compte parmi mes cliens un fort honnête homme qu'on accusait de voler le trésor public, et sa femme, malgré mes soins, vient d'en mourir de douleur. J'en connais un autre qui est d'un caractère violent et que je traite d'un anévrisme. Il y a huit ans que les feuilles publiques le font passer pour un imbécile, et il est bien capable d'en perdre la tête; mais il est notoire qu'il s'est montré jusqu'alors rempli d'esprit et d'habileté. L'on m'appela l'autre jour auprès d'un jeune homme qui s'était battu pour sa famille publiquement déshonorée, et qui mourut dans mes bras d'un grand coup d'épée. Je ne saurais vous dire le nombre prodigieux de citoyens honorables décriés, insultés, diffamés, et que cette étrange mode prive du sommeil et de l'appétit. Vous avez pu voir comme s'en agitent les gens les plus détachés.

- J'ai vu, dit Germain; mais, dites-moi, des flammes si dévorantes ne peuvent sortir que d'un volcan. Il faut que les hommes qui répandent ces écrits soient terriblement passionnés pour leurs idées.

-Monsieur, c'est selon. Ce sont de bonnes gens, pour la plupart sans instruction, sans gravité, sans conscience, qui font une besogne quotidienne de cette perturbation. On écrit après le repas, le curedent sur les lèvres, et l'on avise de gaieté de cœur à l'embrasement du pays. Il y a là-dedans de petits jeunes gens qui ne sont pas majeurs. Un méchant propos a tué dernièrement un général octogénaire chargé de gloire et d'honneur. Quand il s'est agi de remonter à la source, on a trouvé que le calomniateur n'avait pas vingt ans. Et puis étonnez-vous que le public enrage!

- Je ne m'en étonne point. Mais dites-moi, poursuivit Germain dans sa simplicité, pourquoi souffre-t-on qu'il s'écrive ou qu'il se lise du moins des choses pareilles?

Le docteur leva sur lui des yeux stupéfaits.

-Sans doute, reprit l'autre avec assurance, que n'empêche-t-on un petit nombre de désœuvrés de troubler la paix d'un peuple? - Vous voulez rire?

Je vous proteste que le cas me paraît trop sérieux.

- Mais, mais, mais... Vous n'y songez point... et la liberté de la pensée !

-Eh bien! Qu'est-ce? voilà un bien grand mot pour un petit objet. La pensée, de sa nature, est une des choses les plus libres qui soient au monde. Autant vaudrait réclamer la liberté de la digestion ou de la circulation du sang.

- Doucement, ne chicanons pas sur les mots. Il s'agit de publier sa pensée.

-Soit, mais alors il n'en coûte rien de parler exactement, surtout en ces matières brûlantes. A cette idée qu'on les empêcherait de penser, bien des pauvres gens ont pu croire qu'il s'agissait de mettre les menottes à leur entendement.

Passe pour la plaisanterie; mais vous concevez qu'il n'est rien de plus utile, de plus digne d'approbation pour les citoyens d'un état que de publier librement leurs pensées.

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Les bonnes, s'entend, car les mauvaises, comme il est clair, non seulement sont inutiles, mais dangereuses et coupables par conséquent. Or, on est libre partout de publier de bonnes pensées, comme on est libre chez vous, j'imagine, d'être honnête homme et de se conformer aux lois.

Du tout, monsieur, point de distinction, point de subterfuge, liberté tout entière!

Voilà qui me passe, dit Germain déconcerté. Je comprendrais tout autant qu'on fût libre de débiter des poisons sans contrôle. Trouvez-m'en le but, la raison, le prétexte...

-Eh! la raison n'est autre pour les écrivains que de guider et d'éclairer le gouvernement.

Eh! monsieur, qui éclairera d'abord ces écrivains, si fantas ques à ce que vous dites?

- Mais, monsieur, rien ne serait plus aisé que de contester sur vos pensées bonnes ou mauvaises; en ferez-vous juge le gouvernement, qui peut s'intéresser à des abus?

-Préférerez-vous aux chefs de l'état vos brouillons, qui ont intérêt à tout culbuter?

De là la discussion, l'un des pivots de notre politique. Les avis sont partagés; ces feuilles se contredisent, un mal corrige l'autre. Il en résulte un équilibre parfait.

-Ah! fort bien, j'entends. L'un répand une erreur, l'autre glisse un mensonge; le premier s'indigne, le second s'échauffe, le public

profite du tout, et l'harmonie se déclare. Je crois voir un borgne à qui l'on crève l'œil qui lui reste, pour la symétrie. Mais permettez, tant qu'on discute, rien n'est fixé; et votre pivot me paraît un terrible engin pour la fortune d'un état d'où dépendent le repos et le salut de tant de millions d'hommes. Gare à l'équilibre! Je frémis d'y songer.

Nos meilleurs hommes d'état sont d'avis que cela est sans danger, et qu'il suffit de mépriser ces vaines clameurs. Je l'ai ouï dire à ce général octogénaire dont je vous parlais.

-Je sais, celui qui en est mort de chagrin; mais il me semble, à moi qui viens de voir l'état de la ville, et il devrait vous paraître, à vous qui soignez tant de malades, qu'on prend la chose plus au vif.

-Il est vrai, les questions parfois s'enveniment; aux paroles succèdent les coups. On se fusille dans les rues, le gouvernement change, mais bientôt il n'y paraît plus, et la vérité ne peut que triompher tôt ou tard.

- Je ne nie point qu'il ne soit bon de changer de gouvernement le plus qu'on peut, mais je ne puis croire que la vérité triomphe si tout le monde s'en mêle. Vous savez combien les sots sont nombreux et combien sont rares les sages. Que me venez vous dire de la liberté de penser? Vos hommes n'en abusent point. Ils s'adressent aux passions de la multitude, non à sa raison; la forme quotidienne de leurs écrits le prouve de reste. C'est une correspondance bien réglée entre quelques-uns qui ne pensent guère et beaucoup qui ne pensent point. Or, que voulez-vous que devienne une pauvre petite vérité dans un tel conflit? Je vous prédis que cette opinion, la plus faible et la plus timide, sera moquée, perdue, étouffée sous l'amas de folies qu'un tel système fait éclore et régner. Et je ne voudrais d'autre exemple que cette énorme sottise qui a fait si belle fortune et dont nous parlons...

Plaît-il! Comment! Que dites vous ! Une sottise! la liberté de... Prenez garde, monsieur !

Le docteur promena autour de lui ses regards troublés, pour s'assurer que personne n'avait pu entendre: il reprit plus bas, encore tout ému :

-Eh! quoi donc, vous refusez de voir les avantages... il n'est plus d'abus possible. Qu'un préfet soit injuste, qu'un maire passe ses pouvoirs, qu'un curé s'égare, le public en est instruit, et cela est inappréciable. On maintient le peuple dans une méfiance du pouvoir et de ses agens qui est une merveille.

- Je conviens que le dépit d'un fonctionnaire est bien capable de balancer les malheurs d'un peuple; je ne doute point que, si l'on mettait d'une part les avantages et de l'autre les périls, on ne trouvât des gens pour assurer que ceux-ci n'ont point de conséquences; mais je n'en suis pas moins étonné qu'une aberration si farouche...

-Monsieur! s'écria le docteur, par égard pour vous, pour moi, taisez-vous! Vous êtes d'une imprudence, d'une légèreté à lâcher des paradoxes! Quoi! vous allez choquer de front... au milieu d'un peuple irrité... Vous me faites frémir pour vous...

Eh! là, tout doux, je ne suis qu'un ignorant, dit Germain effrayé.

-Point d'excuse. Vous seriez hué, assailli, et Dieu sait ce que vous coûterait votre opinion.

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Mais, reprit Germain en se remettant un peu, la liberté de... de penser... la liberté de...

Rien, rien, vous seriez injurié, poursuivi, désigné à la vengeance publique, et peut-être haché menu par le peuple. Je tremble, ajouta le docteur avec agitation, je tremble qu'il ne vous arrive malheur.

-Ah! mon Dieu, reprit Germain pâlissant, voyez-vous ce que je vous disais, j'aurai peut-être lâché quelque vérité...

Il tremblait à son tour.

- Je vous demande pardon de la liberté grande, je ne suis qu'un étranger, je n'entends rien à la politique... c'est le simple bon sens... et l'on risque à chaque instant de choquer... me voilà instruit... du moment que... c'est une fort belle chose que... il est clair que... je suis de votre avis.

En même temps, des coups de feu retentirent; Germain fit un saut. Une clameur lointaine s'éleva, un peuple effrayé déboucha de plusieurs rues, des bataillons battant la charge passèrent au fond de la place.

– Voilà qu'on change votre gouvernement ce matin, dit Germain. Non, reprit le docteur d'un air capable en humant une prise de tabac; non, nous en serons quittes aujourd'hui pour une échauffourée qui va me donner de l'occupation; quelques centaines d'hommes blessés.

Cela n'est rien, mais du moins votre maire est veillé de près. C'est toujours ça. Adieu, monsieur.

La fusillade continua. Germain, qui se mourait de peur, courut au port pour se rembarquer. La canonnade, qui ronflait au loin, lui

donna des ailes. En arrivant tout essoufflé, il rencontra justement son capitaine, qui lui demanda des nouvelles de l'émotion populaire. -Bah! dit Germain, tout va pour le mieux, ce peuple a raison, il tient à ses usages; Dieu me préserve de m'en mêler.

- Mais quelle est la cause du bruit? Sans doute ces sottises imprimées...

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Capitaine! ce n'est pas moi qui l'ai dit, je sais trop le respect que je dois aux coutumes de ce pays. Je vous trouve bien hardi! Gardez qu'on vous entende, vous seriez sifflé, arrêté, haché menu; il ne s'agit de rien moins que de la liberté de la pensée. On remédie par-là à l'indépendance des maires et des curés; que sais-je? Vous êtes d'une témérité! Je voudrais repartir tout de suite.

- Quoi! Pourquoi partir? Qu'est-ce que tout cela signifie? Germain, baissant la voix :

- Rien. On est fort attaché ici à la liberté de penser, et comme aussi bien que vous j'ai osé penser... que...; mais j'ai changé d'avis, s'écria-t-il plus haut en regardant autour de lui.

- Et où prétendez-vous aller? dit le capitaine.

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- Eh bien! prenez la diligence, vous y êtes; quoi! vous ne reconnaissez pas la plus belle ville maritime de votre pays?

Et le capitaine se mit à rire de l'étonnement de Germain.

ÉDOUARD OURLIAG

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