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occupés à des travaux de terrasse. L'interne, M. Jules Picard, imagine de faire transporter des pierres d'un lieu dans un autre; on range pour cette manœuvre les aliénés de manière à former la chaîne. On place Urbain, tout faible qu'il est, au milieu de cette chaîne; quand son voisin lui présente une pierre, il le regarde, sourit, et, après un moment d'hésitation, il prend cette pierre pour la transmettre à un autre. Sa langueur s'anime peu à peu, et il finit par se mettre au train de ses compagnons. Pendant qu'il travaille, M. Leuret envoie chercher une gamelle de soupe et autant de cuillères qu'il y a d'ouvriers. Les malades rompent la chaîne. Urbain est invité par un de ses voisins, qui déjà le tutoie, à venir prendre sa part de la nourriture; il se laisse conduire vers la gamelle, se munit d'une cuillère, et mange presque autant que les autres ouvriers. M. Learet, présent à cette scène, ne témoigne ni satisfaction ni étonnement. Après la soupe on apporte du vin, et comme le même verre doit servir à toute la bande, on verse à chacun sa ration, en commençant par les plus âgés. Le tour d'Urbain arrive; notre pauvre fou balance un instant; cependant, comme un camarade attend qu'Urbain ait vidé son verre, dernier finit par se décider à boire. Le but de M. Leuret, en ne faisant apporter qu'un verre, était de détourner l'esprit d'Urbain de toute crainte d'empoisonnement, crainte qui travaille souvent l'imagination des aliénés, et les porte à refuser de boire et de manger. Cette intention était habile; mais nous croyons que, dans tous les cas, l'usage du même vase devait avoir quelque chose de plus entraînant et de plus sympathique pour le malade que celui d'un vase isolé. L'église avait institué, à l'exemple des anciens, le repas commun pour servir de symbole à la fraternité naissante: nous avons interrogé les surveillans de Bicêtre, et tous nous ont dit qu'on observait de même plus de liaison et de bon accord parmi les malades depuis que ces derniers prenaient ensemble leur nourriture. L'établissement d'un réfectoire a donc pour effet merveilleux de faire communier les fous aux sentimens qui distinguent l'homme et qui précèdent même chez lui le retour de la raison. Nous ne citerons plus qu'un fait qui s'est passé dans l'établissement de M. Esquirol, et qui prouve l'influence de l'exemple et du nombre sur les actes des aliénés. Une femme s'obstinait depuis une douzaine de jours à refuser toute espèce d'alimens; on fait prévenir sa famille, et un plan est arrêté. Au matin convenu, tous les parens de cette dame, et ils étaient nombreux, entrent dans la chambre de la malade, lui prodiguent des caresses, et lui disent

qu'ils viennent la chercher pour aller à Versailles. On l'emmène. Pendant la route, il n'est question ni de médecin ni de traitement, mais chacun cause allègrement de sujets choisis çà et là. Arrivé à Versailles, on fait une courte promenade; tout le monde a faim; on entre dans un restaurant, et on fait servir à déjeuner. La malade s'asseoit comme les autres; on remplit son assiette; elle hésite un moment; on n'a pas l'air de s'en apercevoir; alors cette femme entraînée mange. Depuis ce jour elle n'a plus jamais refusé de se nourrir. Il était décidé qu'elle ne rentrerait pas dans l'établissement, mais qu'on chercherait à la distraire de ses idées tristes et qu'on l'emmènerait ensuite dans son pays.

Au nombre des créations les plus utiles et les plus curieuses dont Bicêtre a été dans ces dernières années le théâtre privilégié, nous ne devons pas omettre celle d'une école où des individus aliénés, appartenant presque tous à la classe pauvre, et malheureusement ignorante, trouvent les moyens de s'instruire et de se distraire. Ces écoles, que nous avons visitées avec un intérêt très vif, nous ont présenté le fait curieux d'une seule faculté qui survit chez certains insensés à la mort de toutes les autres. Cette faculté solitaire, demeurée debout au milieu des ruines, semble même profiter du silence et de l'inaction de l'esprit pour se concentrer tout en elle-même. Nous avons vu dans la division de M. le docteur Voisin, au milieu d'un grand nombre de très jolis dessins, une peinture à l'huile d'un tour agréable, d'une manière fine et spirituelle, qui excita notre étonnement. On nous présenta alors le peintre : c'était un garçon d'une vingtaine d'années, en état de démence ou d'imbécillité, qui collait amoureusement ses lèvres au talon de son sabot. Il nous a été montré, dans la salle des aliénés paralytiques, un autre individu incurable et tout près de mourir, chez lequel la même faculté a surnagé au milieu du naufrage où l'intelligence a irréparablement sombré. Il paraît que ces artistes aliénés dessinent fatalement et aveuglement, comme si une force occulte dirigeait leur main on les voit, par exemple, commencer l'image d'un lion par la queue, et conduire leur trait jusqu'à la tête, avec la puissance mécanique de la nature en action. Nous avons admiré le talent du dessin, même chez des fous dont les mouvemens nerveux troublaient continuellement la face; tranquille à travers l'agitation de tout le cerveau, cette faculté unique continuait doucement son ouvrage entre les bras du délire et au milieu de son ombre. Nous comparions tout bas ces instrumens

brisés de l'intelligence, chez lesquels la folie a pourtant respecté un don solitaire, à ces harpes éoliennes où l'orage n'a laissé qu'une corde.

M. Leuret emploie avec succès la lecture à haute voix faite alternativement par les malades. Les passages les plus divertissans sont ceux qui se font écouter avec le plus d'attention et qui impriment à la voix du lecteur des intonations plus variées. Le dialogue si comique de Trissotin et de Vadius dans les Femmes Savantes manque rarement son effet sur l'esprit des aliénés. De la lecture à la répétition des pièces de théâtre il n'y a qu'un pas, et avec un homme comme M. Leuret ce pas fut bientôt franchi : on joua donc à Bicêtre quelques comédies, les Plaideurs, Brueis et Palaprat, l'Ours et le Pacha, etc. C'était un spectacle nouveau et inoui qu'une pièce jouée par des fous devant un auditoire de fous. Dans ces lieux où la misère humaine étalait depuis des siècles le luxe sauvage de ses souffrances et de ses plaies, sous ces voûtes dont les échos n'avaient appris à répéter que les cris furieux du délire, quel évènement ce fut d'entendre réciter les beaux vers de Racine et les plaisanteries de M. Scribe! Les acteurs, quoique choisis parmi les malades les plus sombres, étaient obligés par amour-propre à entrer dans l'esprit de leur personnage, et s'acquittaient de leur rôle avec convenance, en même temps qu'ils trouvaient dans cet exercice une diversion utile à l'objet de leur délire. A force de représenter des hommes gais et raisonnables, ils finissaient quelquefois par le devenir eux-mêmes. Nous avons admiré dernièrement la puissance du théâtre sur un grand acteur de la Comédie-Française, atteint d'une maladie mentale contre laquelle il luttait en vain depuis plusieurs années. Monrose monte sur les planches au milieu des ténèbres de la folie: au moment où il entre en scène, il reprend toute sa lucidité d'esprit, remplit le rôle de Figaro avec une adresse merveilleuse et en se surpassant lui-même. A la fin de la pièce, au moment où il remet le pied dans la coulisse, suivi par les bravos de tous les assistans, le délire abaisse de nouveau son voile sur cette intelligence obscurcie, et le triomphateur manque à son triomphe. Nous pourrions citer mille exemples d'individus depuis long-temps perdus à eux-mêmes, qui se retrouvaient comme par miracle dans l'exercice d'une œuvre d'art ou dans un acte de mémoire. Ce sont autant de plaidoyers en faveur de la représentation des comédies dans les établissemens d'aliénés. Cependant, au moment où nous écrivons, les répétitions de Bicêtre sont suspendues, nous n'osons pas écrire interdites. Nous avons vu les planches,

la toile, les décors, mais tout cela ne forme plus qu'un théâtre sans pièces et sans acteurs : un ordre de l'administration les a supprimés. Il paraît qu'on s'est effrayé du caractère gai des pièces choisies par M. Leuret pour divertir ses malades, et du grand nombre d'étrangers que ces répétitions si piquantes attiraient dans les salles de Bicêtre. Nous respectons ces motifs; mais pourquoi tenir à ce qu'un hôpital soit triste? Ne vaudrait-il pas mieux au contraire voiler aux yeux des fous mélancoliques la solitude et la taciturnité de ces lieux si peu récréans par eux-mêmes? Nous croyons surtout qu'il était bon de laisser faire le médecin à lui seul appartient le choix et le jugement des moyens qui doivent ramener la lumière dans ces esprits de ténèbres. Quelques ames pieuses se sont émues de ces représentations théâtrales, au nom de la sainte église. Nous ne leur en voulons pas; nous pensons toutefois que la véritable religion est de guérir les malades, de leur restituer les titres abolis de l'intelligence, de refaire des créatures effacées à l'image de l'homme. Voyez cette toile, aujourd'hui immobile et abaissée, qui raconte les tribulations du théâtre de Bicêtre. Cette toile a valu la raison à un aliéné. C'était un Polonais dont toutes les facultés languissaient dans un état d'indolence, et qui se refusait au travail. M. Leuret imagine d'ouvrir un concours : il réunit six individus, parmi lesquels se trouvait notre malade, qui était paysagiste; il leur commande de dessiner chacun à part le projet d'une toile de théâtre, et se réserve le droit de choisir entre. les six projets celui qui lui semblerait le meilleur. Le prix qu'il met à ce concours est la sortie de l'hospice. Nos malades se livrent tous au travail. M. Leuret examine l'ouvrage de chaque concurrent, affecte des airs de connaisseur et fixe son choix sur l'esquisse de notre artiste polonais, quoique deux ou trois autres motifs lui semblent promettre davantage. Le vainqueur se met à l'œuvre; une toile et des couleurs sont sous sa main; chaque jour M. Leuret le visite, l'encourage, le félicite. En effet, le tableau prenait figure et devenait charmant. Au bout d'une douzaine de jours, l'ouvrage de peinture et celui de la guérison étaient achevés. M. Leuret tient sa promesse, et le paysagiste sort de Bicêtre. Cet exemple, entre mille, montre ce que peut l'amour-propre, excité avec adresse, sur le moral abattu des alinés. Eh bien! nous le demandons, où l'amour-propre est-il plus en jeu que sur les planches d'un théâtre, devant des spectateurs nombreux, et au milieu de l'éclat d'une fête?

Nous avons visité dans l'hospice de Bicêtre une autre école, qui mérite les plus vifs encouragemens : c'est celle des idiots. Pendant

la suite des siècles, ces pauvres êtres dégradés, chez lesquels l'ombre de l'homme, souvent même celle de l'animal, se montre à peine, avaient été entièrement négligés : les civilisations anciennes eurent même l'affreux courage de s'en défaire. Le christianisme devait changer sur ce point les idées de la société; celui qui avait dit : << Heureux les pauvres d'esprit, » ne pouvait souffrir qu'on les reléguât éternellement en dehors de la pitié et même de l'existence. Toutefois la lettre de l'Évangile ne fut pas comprise, et jusqu'au XIX siècle les idiots reçurent à peine les soins grossiers nécessaires à leur conservation. Enfermés dans des cours tristes et obscures où ils piétinaient pendant des années, comme des animaux immondes, ces parias de l'entendement achevaient de mourir dans leurs ténèbres. L'éducation? on ne la croyait pas même possible vis-àvis de ces créatures avortées. Un tel état de choses ne devait pas durer plus l'humanité s'élève, et plus elle condescend à la partie souffrante, infime, abaissée, qu'elle laisse en arrière de son mouvement, plus elle sent le besoin de l'attirer, du moins à une certaine hauteur. M. le docteur Voisin, homme de progrès, médecin éclairé, avait déjà plaidé généreusement la cause de ces déshérités de l'intelligence. Sa voix était éloquente: elle réclamait comme un devoir l'établissement d'une école pour les idiots de Bicêtre. Le moyen de ne pas applaudir à de si nobles efforts! revêtir ces organisations brutes des premiers traits de l'humanité, n'est-ce pas seconder la nature dans son œuvre et créer conjointement avec elle des êtres à l'image de Dieu ? Cette école fut heureusement fondée : M. Édouard Seguin, auteur d'une méthode ingénieuse sur l'éducation des idiots, embrassa avec un dévouement remarquable le sort de ces pauvres enfans abandonnés. Son œuvre devait rencontrer plus d'un genre de résistances. Il y a une cérémonie que nous avons tous vue dans notre enfance et qui laisse beaucoup à dire dans sa majesté naïve, comme toutes ces vieilles formes catholiques auxquelles le cœur tient long-temps après que l'esprit s'en est détaché. Le dimanche des Rameaux, le prêtre, à la fin de la procession, heurte avec le bâton de la croix la porte de l'église. A ce bruit, suivi de l'ordre d'ouvrir, aperite portas, des voix d'enfans répondent par une question bien naturelle : Quel est celui qui vient? Le prêtre répond, frappe de nouveau jusqu'à trois fois, et emporte, pour ainsi dire, l'entrée au nom de son Dieu dont il énumère à haute voix les attributs, Deus fortis et potens. Il se passe chaque jour quelque chose de semblable à la porte de ces

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