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natures idiotes. La science frappe; mais d'abord on ne l'entend pas ou on ne lui répond que par un cri d'étonnement stupide; il faut qu'elle revienne à la charge, qu'elle frappe de nouveau à coups plus forts et qu'elle redouble; il faut qu'elle se nomme, qu'elle dise ses titres, il faut surtout qu'elle commande, pour que les deux battans de l'intelligence s'entr'ouvrent, et qu'un rayon de lumière pénètre dans les profondeurs de ce temple obstinément fermé aux magnificences de la nature et de la société.

Si l'éducation est toujours une œuvre violente, elle le devient surtout quand il s'agit de forcer l'entrée d'entendemens étroits qui se refusent au passage. Nous avons assisté aux exercices; nous avons vu les jeunes idiots de Bicêtre se livrer à des mouvemens réglés qui fixent leur attention, assembler des lettres en plomb, nommer des figures géométriques, mesurer les longueurs sur des morceaux de bois, tracer quelques lignes au crayon blanc; le but de ces exercices, éminemment utiles, est de présenter toutes les idées aux sens de l'idiot sous des formes simples et matérielles. Il ne faut d'ailleurs pas demander à la méthode plus qu'elle ne peut donner, et croire que ces enfans puissent jamais devenir des miracles. Non, l'éducation développe; elle ne crée pas. On n'obtient pas au-delà des moyens de l'instrument; mais, avec du zèle et de la persévérance, on obtient toujours quelque chose. La nature n'a confié qu'un talent à ces organisations mal partagées; ce n'est pas une raison pour l'enfouir, mais au contraire pour le faire valoir, afin que le peu qui a été donné à ces pauvres esprits ne leur soit pas encore enlevé. Nous applaudissons du fond du cœur aux résultats de cette école. Que n'a-t-on pas écrit sur ces philanthropes illustres qui ont fait entrer la lumière de la science et la parole chez de pauvres enfans aveugles ou sourds-muets! Les idiots sont également des aveugles et des sourds-muets de l'ordre moral : ce ne sont pas leurs sens qui se trouvent fermés au monde extérieur, ce sont les organes de leur cerveau. Ils ont des yeux et ils ne voient pas, des oreilles et ils n'entendent pas: stupides images de la divinité qui ne vit pas en eux, ils ressemblent à ces idoles de bois dont se moque la Bible; le ver de l'ignorance les ronge sur l'autel même où l'homme a placé son orgueil, et les plus vils animaux insultent en passant à leur dégradation. Certes un nouvel abbé de l'Épée ne serait pas de trop pour éclairer les ténèbres et faire parler le silence de ces ames aveugles et muettes. Les siècles comme les individus ne s'illustrent pas seulement par les

TIMBRE

actions d'éclat, mais encore par les humbles services qu'ils rendent à l'humanité infirme: saint Vincent de Paule n'est pas moins grand que Bossuet.

Pendant que nous visitions, sous la conduite du docteur Voisin les cours de l'hospice, où se traînent toutes les misères morales, un bruit de concert arriva jusqu'à nos oreilles. Nous nous rendîmes à cette séance de musique. Des aveugles et des aliénés étaient assis sur des bancs dans une vaste salle; les aveugles jouaient des instrumens, et les aliénés les accompagnaient avec la voix. Ces deux infirmités, qui se marient et se consolent dans la musique, sont d'un effet pénétrant. Nous ne sommes pas très sensible à l'harmonie, mais jamais cet art ne nous avait paru si beau, si poétique et si grand que sous ces vieux murs, au milieu de ces intelligences délabrées dont il répare les ruines. Qu'était Orphée domptant les lions et les ours avec son luth, auprès du médecin se servant de l'influence de la musique pour calmer les bêtes fauves du délire et apprivoiser l'esprit sauvage du mélancolique! Tous les fous se trouvent bien de cet exercice du chant, ils s'en vont de la salle moins agités, moins livrés à eux-mêmes. L'emploi de la musique dans le traitement de la folie n'est pas nouveau; il remonte pour le moins à David, dont la harpe calmait les fureurs de Saül. Dans les temps modernes, on continua de temps en temps à faire entendre de la musique aux aliénés; toutefois jusqu'ici les malades assistaient aux concerts sans y jouer un rôle. Il en est autrement à Bicêtre; un tiers des malades prend une part active au chant, le reste écoute; mais les uns et les autres témoignent d'une attention soutenue. Les airs vifs et belliqueux nous ont semblé avoir plus d'action sur les aliénés, et principalement sur les idiots, que les airs de sentiment. Un célèbre artiste de l'Opéra fit entendre son organe plein et sonore, à la fin du concert, dans un solo de bassetaille; il était curieux de voir tous ces visages et toutes ces oreilles d'insensés pendus à la force et à la justesse de cette voix, que le délire, un délire incurable, doit bientôt éteindre pour jamais. Nous sortîmes de cette salle avec des émotions douces et tristes. N'est-il pas d'ailleurs consolant d'entendre les gais accens de la musique dans ces mêmes lieux où ne retentissait autrefois que le bruit affligeant des chaînes? Bicêtre a encore à cette heure un maître et une école de danse: ce maître est un ancien professeur en état de démence que l'on arrêta faisant des gambades sous les galeries de l'Odéon, et dont M. Leuret utilise les dernières facultés pour le bien des autres malades. On pourrait maintenant écrire à Bicêtre, sur les

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murs de cette ancienne prison détruite et transformée, ce qu'on lisait, il y a un demi-siècle, sur les ruines de la Bastille : « Ici l'on danse. >>

La trace laissée par les âges d'ignorance et de barbarie dans le traitement des aliénés n'a pu encore cependant être entièrement effacée. Il existe à Bicêtre un quartier de sûreté où sont renfermés comme dans une prison tous les fous dangereux. L'un d'eux, que nous avons vu, ayant surpris une infidélité de sa maîtresse, la tua par jalousie, comme Othello; un autre a coupé sa femme par petits morceaux, un troisième a assassiné deux voyageurs dans une diligence. Ce dernier prétend être le verbe incarné : il n'a pas tué les deux voyageurs, il les a seulement éprouvés; lui seul sait ce qu'il en a fait, et il les remontrera au monde lorsque l'heure en sera venue. La plupart de ces insensés ont été frappés devant les tribunaux de peines sévères. Quelques-uns ont même été tirés du bagne par la main de la médecine, qui a constaté leur état mental, et qui les a soustraits de la sorte à l'injustice des hommes. M. Voisin assistait en 1828 au départ de la chaîne des forçats. Au milieu de ces malheureux qu'on allait ferrer, le docteur aperçoit un jeune homme de vingt-deux ans, condamné pour viol. Habitué par ses observations à saisir les caractères extérieurs de l'idiotisme, il n'hésite pas à reconnaître dans ce jeune homme un de ces êtres infirmes et dégradés chez lesquels la liberté morale n'existe pas. Il va à lui, il l'interroge, il adresse diverses questions à ses camarades; les doutes du médecin se confirment. La société dans ce cas-là allait punir celui qu'elle aurait dû traiter. Le docteur Voisin a étudié les bagnes et les prisons; il résulte de ses expériences que la plupart des criminels sont des enfans mal nés, des têtes faibles et pauvres d'esprit, chez lesquels l'intelligence, les sentimens moraux, ne disputent pas même la victoire aux instincts. Or, quand cet équilibre est rompu, l'homme disparaît et incline tellement vers la bête, qu'on rencontre à peine dans ses actions la trace d'une volonté libre. Cet habile observateur estime que sur vingt-cinq mille forçats qui composent la population des bagnes, il y en a au moins vingt-trois mille qui portent la peine d'une organisation défectueuse et incomplète. Plus d'une fois sa conscience a frémi en voyant confondus sous les coups de la justice le coupable et l'insensé, le scélérat et l'idiot. Cependant, imbécillité n'est pas crime: le déshonneur qui atteint devant le monde ces malheureux et leur famille devrait-il s'adresser aux fautes de la nature? Dans son zèle très louable, le docteur Voisin propose d'in

REVUE DRAMATIQUE.

Notre bilan dramatique ne méritait guère d'être déposé la semaine dernière devant un public préoccupé des deux plus grandes questions sociales qui agitent le monde : donner et recevoir. Mais huit jours l'ont accru à un tel point, que nous craignons aujourd'hui d'avoir trop de choses à dire. Il nous est donc imposé, de par l'abondance des matières ( admirable mot qui dispense de toutes les matières possibles), de supprimer quelques réflexions sur la situation dramatique telle que nous l'a faite l'année qui vient de s'écouler.

Cependant le renouvellement des ans qui fuient semble une occasion solennelle et heureuse de jeter l'œil en arrière et de constater, comme fait le voyageur à chaque borne milliaire, la longueur et la nature du chemin parcouru. Disons-le donc à présent, puisqu'aussi bien nous serions obligé de le dire tout à l'heure à propos des pièces-revues, l'année 1843, considérée comme année dramatique, n'a rien écrit sur ce grand livre de l'avenir qu'on appelle l'immortalité. D'autres vous expliqueront pourquoi, et, ressuscitant les sublimes doctrines du vieil Hippocrate restaurées par l'industrieux Cabanis, établiront des rapports incontestables entre le climat et les habitudes morales. Ils vous représenteront cette année qui n'a pas eu de glaces ni de givres, fleurs scintillantes de l'hiver, pas de roses ni de raisins, cette année bizarre, écrasant de son influence humide tout ce que d'ordinaire un soleil brûlant et radieux fait éclore de fleurs et de parfums dans les imaginations comme dans les prairies. Heureux qui connaît les causes. Nous voyons, nous, les effets, et c'est encore trop de science. On vous dira que les plus ardens travailleurs ont produit moitié moins que de coutume, et sans pro

murs de cette ancienne prison détruite et transformée, ce qu'on lisait, il y a un demi-siècle, sur les ruines de la Bastille : « Ici l'on danse. >>

La trace laissée par les âges d'ignorance et de barbarie dans le traitement des aliénés n'a pu encore cependant être entièrement effacée. Il existe à Bicêtre un quartier de sûreté où sont renfermés comme dans une prison tous les fous dangereux. L'un ́d'eux, que nous avons vu, ayant surpris une infidélité de sa maîtresse, la tua par jalousie, comme Othello; un autre a coupé sa femme par petits morceaux, un troisième a assassiné deux voyageurs dans une diligence. Ce dernier prétend être le verbe incarné il n'a pas tué les deux voyageurs, il les a seulement éprouvés; lui seul sait ce qu'il en a fait, et il les remontrera au monde lorsque l'heure en sera venue. La plupart de ces insensés ont été frappés devant les tribunaux de peines sévères. Quelques-uns ont même été tirés du bagne par la main de la médecine, qui a constaté leur état mental, et qui les a soustraits de la sorte à l'injustice des hommes. M. Voisin assistait en 1828 au départ de la chaîne des forçats. Au milieu de ces malheureux qu'on allait ferrer, le docteur aperçoit un jeune homme de vingt-deux ans, condamné pour viol. Habitué par ses observations à saisir les caractères extérieurs de l'idiotisme, il n'hésite pas à reconnaître dans ce jeune homme un de ces êtres infirmes et dégradés chez lesquels la liberté morale n'existe pas. Il va à lui, il l'interroge, il adresse diverses questions à ses camarades; les doutes du médecin se confirment. La société dans ce cas-là allait punir celui qu'elle aurait dù traiter. Le docteur Voisin a étudié les bagnes et les prisons; il résulte de ses expériences que la plupart des criminels sont des enfans mal nés, des têtes faibles et pauvres d'esprit, chez lesquels l'intelligence, les sentimens moraux, ne disputent pas même la victoire aux instincts. Or, quand cet équilibre est rompu, l'homme disparaît et incline tellement vers la bête, qu'on rencontre à peine dans ses actions la trace d'une volonté libre. Cet habile observateur estime que sur vingt-cinq mille forçats qui composent la population des bagnes, il y en a au moins vingt-trois mille qui portent la peine d'une organisation défectueuse et incomplète. Plus d'une fois sa conscience a frémi en voyant confondus sous les coups de la justice le coupable et l'insensé, le scélérat et l'idiot. Cependant, imbécillité n'est pas crime : le déshonneur qui atteint devant le monde ces malheureux et leur famille devrait-il s'adresser aux fautes de la nature? Dans son zèle très louable, le docteur Voisin propose d'in

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