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stituer une commission de médecins physiologistes pour visiter les détenus accusés de faits graves, et constater l'état de leur intelligence. Cette sorte d'enquête devrait même précéder celle du juge d'instruction; car le ministère de ce dernier n'a rien à voir là où ce n'est pas l'homme, mais la Providence qui a failli. Quoi qu'il en soit, la présence de condamnés et de forçats parmi les insensés de Bicêtre est un reste de cette ancienne ignorance qui confondait toutes les notions du mal. Long-temps même le quartier des fous, dans cet hospice, demeura affligé par le voisinage des galériens qui attendaient leur départ pour le bagne, et par celui de condamnés à mort qu'on apprêtait pour l'échafaud. Cet état de choses cessa en 1837, et l'hospice s'affranchit de la prison.

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Il existe encore à Bicêtre un grand nombre de besoins qui ne sont pas satisfaits. Tout est bien ici, nous disait naïvement un des employés de la maison, seulement nous n'avons pas de linge. » Un hôpital sans linge, c'est une place forte sans munitions. Pourquoi ces aliénés, qui ont l'air valide, gardent-ils le lit? demandais-je aux infirmiers. Hélas! me répondaient ceux-ci d'un air contrit, nous n'avons pas de culottes à leur donner. Nous avons vu sécher, à la ferme Sainte-Anne, le linge de Bicêtre : il n'est pas de spectacle plus triste que celui de ces lambeaux percés de mille trous. Des faits plus graves encore nous ont été rapportés par les médecins : les garçons de service, qui tous appartiennent à la domesticité la plus basse, se seraient livrés envers les aliénés à des voies de fait, et envers les enfans idiots à des actes inouis devant lesquels la nature se révolte. Arrêtons-nous. Qui accuser d'ailleurs de ces désordres? Les chefs? Non certes; les cheveux blanchis du directeur portent le témoignage de ses longs et honorables services. Les médecins? pas davantage; MM. Voisin et Leuret sont des hommes éminens, quoique d'opinions contraires en médecine; tous les deux veulent le bien et s'efforcent à le réaliser. Qui donc alors? personne en vérité; il y a dans les obstacles matériels une résistance dure et fatale contre laquelle viennent se briser les meilleures volontés du monde. S'il y a un coupable dans tout ceci, c'est cette loi du temps qui enchaîne les pas du progrès ou du moins les attache à ceux des siècles. Il a été beaucoup fait depuis cinquante ans pour les pauvres aliénés de Bicêtre, il reste encore beaucoup à faire : nous avons confiance dans l'avenir. On nous a bien dit que des luttes d'amour-propre et des rivalités puissantes entravaient la marche des améliorations dans les hospices

TOME XXV. JANVIER.

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d'aliénés du département de la Seine: nous ne voulons pas le croire. Entre les petites passions et les petites vanités des hommes, il y a ici des intérêts sacrés devant lesquels l'orgueil individuel doit fléchir; entre le conseil des hospices et le conseil municipal en balance, il y a le fou qui est nu et qui a froid, le malade qui souffre. Nous ne pensons pas qu'on dispute long-temps en face de si épouvantables misères. Il ne faut pas non plus s'arrêter devant la nécessité apparente des choses. On raconte qu'un fou fut rencontré au bord d'un fleuve assis et pleurant : Qu'as-tu donc? lui dit un ami. Je voudrais retourner chez moi, et ces eaux m'en empêchent. -Eh bien! qu'attends-tu? — J'attends que le fleuve passe. Ils ressembleraient à cet insensé, ceux qui espéreraient sans agir le bien rencontre chaque jour des résistances qu'il lui faut en quelque sorte franchir à la nage, car le fleuve des misères et des faiblesses humaines coulera toujours.

ALPHONSE ESQUIROS.

REVUE DRAMATIQUE.

Notre bilan dramatique ne méritait guère d'être déposé la semaine dernière devant un public préoccupé des deux plus grandes questions sociales qui agitent le monde : donner et recevoir. Mais huit jours l'ont accru à un tel point, que nous craignons aujourd'hui d'avoir trop de choses à dire. Il nous est donc imposé, de par l'abondance des matières ( admirable mot qui dispense de toutes les matières possibles), de supprimer quelques réflexions sur la situation dramatique telle que nous l'a faite l'année qui vient de s'écouler.

Cependant le renouvellement des ans qui fuient semble une occasion solennelle et heureuse de jeter l'œil en arrière et de constater, comme fait le voyageur à chaque borne milliaire, la longueur et la nature du chemin parcouru. Disons-le donc à présent, puisqu'aussi bien nous serions obligé de le dire tout à l'heure à propos des pièces-revues, l'année 1843, considérée comme année dramatique, n'a rien écrit sur ce grand livre de l'avenir qu'on appelle l'immortalité. D'autres vous expliqueront pourquoi, et, ressuscitant les sublimes doctrines du vieil Hippocrate restaurées par l'industrieux Cabanis, établiront des rapports incontestables entre le climat et les habitudes morales. Ils vous représenteront cette année qui n'a pas eu de glaces ni de givres, fleurs scintillantes de l'hiver, pas de roses ni de raisins, cette année bizarre, écrasant de son influence humide tout ce que d'ordinaire un soleil brûlant et radieux fait éclore de fleurs et de parfums dans les imaginations comme dans les prairies. Heureux qui connaît les causes. Nous voyons, nous, les effets, et c'est encore trop de science. On vous dira que les plus ardens travailleurs ont produit moitié moins que de coutume, et sans pro

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grès de qualité, bien que la quantité fût à ce point en baisse. Serait-ce donc que le théâtre aussi s'en va comme le crient tous ceux qui s'en vont euxmêmes? Adoptez, adoptez, pessimistes, la théorie d'Hippocrate. C'est la faute du soleil. Si peu de grands ouvrages sur nos grandes scènes, il n'a pas fait de soleil;-si peu de succès et tant de chutes,-le soleil;-tant de vaudevilles qui semblent des rejetons dégénérés, abâtardis, rabougris, de la comédie épuisée, le soleil encore; - si peu de poésie, si peu de musique, si peu de peinture, toujours le soleil. Ne vaut-il pas mieux être injuste envers cet astre que de désespérer de nous-mêmes, et d'ailleurs, comme dit la vieille comédie Quid aberas? Les absens ont tort. Nous espérons toutefois que nos clameurs insolentes ne l'empêcheront pas de verser, l'année prochaine, des torrens de lumière sur ses obscurs blasphémateurs.

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Oui, rien qui surnage de cette année engloutie dans le passé. Un nouveau poète n'est pas apparu, un poète aimé est mort. Nous avons vu avec plaisir la Comédie-Française rendre peu à peu au public les œuvres les moins vulgarisées de Casimir Delavigne, et commencer ainsi l'exécution de ce traité solennel qui lie aux morts célèbres les vivans leurs héritiers. Les Vêpres siciliennes ont sans doute perdu de leur attrait, qui consistait surtout, comme on le sait, dans le mérite de certaines allusions effacées aujourd'hui par le temps; mais l'École des Vieillards est une excellente pièce fort habilement conçue, purement écrite et d'un mouvement dramatique fort distingué surtout si l'on considère l'époque de sa création. Toutes les querelles d'écoles littéraires sommeillaient encore, et la valeur des œuvres dramatiques se mesurait surtout au déploiement de la force armée qui contenait l'enthousiasme des chercheurs d'allusions politiques. Casimir Delavigne marcha comme les autres sur ce terrain brûlant où l'avait entraîné sa réputation de poète libéral, mais bientôt son goût délicat rechercha des succès plus difficiles, et l'École des Vieillards est le signal de ce retour fait par lui, sinon sur les idées de l'homme politique, du moins sur celles du poète, de l'écrivain. Ce fut alors un grand succès, et la reprise de cet ouvrage a fait honneur aux comédiens qui l'ont dignement interprété devant un auditoire qui a pu voir Mile Mars et Talma.

Cette inaction prétendue qu'on reproche au Théâtre-Français n'est-elle pas plutôt une prodigieuse activité? Quoi! la conservation d'un répertoire immense, la mise en lumière de tous ces chefs-d'œuvre qu'il ne faut pas laisser vieillir, et qui ne peuvent apparaître, tant ils sont nombreux, que deux ou trois fois l'an; ce soin perpétuel de secouer la poudre qui envahit ces glorieux volumes, ce n'est pas un travail suffisant! Nous ne saurions adopter l'opinion contraire, car nous avons calculé que les seules reprises au ThéâtreFrançais surpassent, numériquement parlant, les nouveautés des théâtres les plus féconds, et le moindre acte lancé au Théâtre-Français coûte à peu près trois semaines d'études. Quels reproches n'adresserait-on pas aux comédiens s'ils sacrifiaient à la nouveauté avec cette fureur de certaines en

treprises théâtrales! que ne leur dirait-on pas des vieilles pièces, des admirables modèles qu'ils oublient ou qu'ils dédaignent! Cependant l'on doit savoir qu'un chef d'emploi rue de Richelieu ne peut pas avoir moins de trente rôles dans son répertoire courant. Demandez aux plus intrépides mémoires du boulevard, ou même de l'Odéon, combien de temps elles soutiendraient cette rude gymnastique.

Bérénice a paru seulement hier soir, et l'importance d'une semblable représentation ne nous permet pas un examen superficiel. Il est bien plus intéressant de constater l'attitude des spectateurs devant une œuvre connue telle que Tibère ou Bérénice, que de rendre compte des impressions suscitées par la représentation d'une œuvre inédite. En effet, l'on retrouve ses contemporains toujours les mêmes dans des circonstances données, soit que leur faveur s'attache à l'auteur, soit qu'ils combattent les doctrines qu'on leur soumet, tandis que l'auteur mort et devenu illustre dégage avant tout la question d'amour-propre et de gain, impose l'impartialité au public, et laisse patiemment prendre la mesure de son œuvre. Ainsi ferons-nous de Bérénice, la plus contestée des tragédies de Racine, et dont le Théâtre-Français n'a pas désespéré.

Nous parlions tout à l'heure de l'Odéon. Ce théâtre est prodigieux, et réalise, selon les faibles moyens de notre époque, cette fabuleuse transfiguration des cirques romains dans lesquels, au matin, le spectateur voyait des hommes combattre sur le sable, à midi des bêtes se dévorer dans une forêt plantée à l'improviste, et le soir des flottes s'entrechoquer sur un immense bassin resplendissant aux feux de la lune et des flambeaux. Seulement l'Odéon n'a que ses soirs, mais il en profite: quinze actes nouveaux en dix jours; voilà comme il entend l'exploitation d'un privilége. Le marche, marche, du juif errant perd beaucoup de sa signification et de son intérêt quand on a vu de près fonctionner cette machine absorbante. Le juif errant marchait toujours, mais s'il eût été forcé de répéter et de jouer toujours des drames, des comédies et des tragédies, Ahasverus eut fait pitié même à son juge.

Commençons par la Duchesse de Châteauroux, l'une des plus maltraitées parmi ces planètes qui passent et qu'on ne voit qu'une fois en sa vie. Ce personnage romanesque, élevé par l'amour d'un roi à la hauteur des figures historiques, est l'objet d'une prédilection particulière pour Mme Sophie Gay, qui, après l'avoir célébrée quasi-épiquement dans un roman qui ne manque pas d'intérêt, a cru pouvoir transporter la maîtresse de Louis XV de ce cadre qui lui sied bien, dans le cadre anguleux et rebelle du drame. Le romancier peut décrire admirablement la vie de cette femme charmante parmi les fleurs, les porcelaines du Japon, les soupers délicats, les bals masqués et musqués, ear bien des fois nous avons vu les plus minces évènemens grandir par le détail savant dont l'écrivain peut rehausser leur ténuité, car le plus imperceptible éclat de diamant lance un feu chatoyant du sein de la griffe d'or où l'enferme une main habile; mais supposez donc quatre actes remplis de ce

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