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vide comprimé qu'on appelle la vie d'une femme aimable. Mme de Château› roux ne fut que cela; c'est trop peu pour le drame. Figurez-vous un luxe de récits remplaçant ou cherchant à remplacer des scènes, de grands cris pour des douleurs d'amour-propre froissé, de grands combats pour des misères de cour, des angoisses pour une lettre qui tarde à venir, des seins haletans pour une porte qui s'ouvre, et vous aurez toute la Duchesse de Châteauroux, le drame favori de Mme Sophie Gay, le plus triste échantillon de la puissance dramatique d'une femme d'esprit. Vous saurez, pour l'avoir sondé, la profondeur de l'abîme qui sépare un roman quelconque d'une pièce quelconque, et vous connaîtrez que les passages les plus goûtés de l'auteur ont le moins plu au public par cette seule raison que la foule ne se rassemble pas pour lire, mais pour voir, et que Mme Gay n'a vu sa pièce que sous le point de vue d'une lecture de salon. Or, entre l'auditeur de salon qui sourit toujours et le spectateur d'une salle qui siffle souvent, il y a toute la différence d'un homme qui veut faire plaisir à un homme qui veut qu'on lui plaise. Écoutez cependant ce qu'on trouve dans la Duchesse de Châteauroux, car

la pièce ne vaut pas la controverse, mais elle peut valoir l'analyse. Mme de la Tournelle aime le roi Louis XV, et le roi l'aime aussi. Elle veut faire du roi un homme illustre, M. de Maurepas veut en faire un homme de plaisir. M. de Maurepas fait exiler Mme de la Tournelle, duchesse de Châteauroux, et celleci trouve dans son seul amour les moyens de rappeler le roi. Il revient, Maurepas n'en meurt pas de honte, mais la duchesse en meurt de plaisir; et elle en meurt sous les yeux du public, qui, en bonne conscience, et comme un honnête public qu'il est, ne peut d'abord prendre la chose que pour un évanouissement. En effet, avec cette rage de préparations au moyen desquelles on a fait l'éducation dramatique du parterre, on lui a soufflé l'antipathie, l'inintelligence des évènemens subits; il est aussi facile de tuer quelqu'un par la joie que de l'assommer avec une tuile comme cette bonne femme d'Argos fit au roi Pyrrhus. Eh bien! que Mme Gay puisse insister sur la nécessité de cette mort incroyable parce qu'elle complète le caractère de son aimante héroïne, nous ne pouvons nous empêcher de trembler avec le parterre qu'on n'en vienne à tuer les personnages à coups de passions, et à prendre pour dénouemens, quand on n'en aura pas d'autres, des apoplexies qui sont le véritable nom de toutes ces belles fleurs de rhétorique.

Certes, il peut paraître séduisant de jouer ainsi avec la passion, d'en faire l'alpha et l'oméga, l'ame et le corps d'un ouvrage qui, frêle et souffreteux, n'en sera que mieux venu de l'imagination généreuse et charitable d'une femme; mais ordinairement on a soin de lester ces esquifs avec de l'esprit ou quelque intérêt de cœur (ce sont denrées fort légères sans doute); l'embarcation se brise-t-elle, le contenu surnage. Ces sortes de pièces devraient s'écrire en vers, à défaut d'intrigue on applaudirait le rhythme et la rime. Mais la vile prose, comment s'unirait-elle à ces sentimens éthérés? comment ne noierait-elle pas cette logique vaporeuse qui sent trop sa bergerie? Hélas!

les hommes ont publiquement peu d'indulgence pour tous ces tournoiemens de cœur qu'ils redoutent et qu'ils plaignent en secret; les femmes, elles-mêmes, fatiguées d'analyser à part la passion et le détail, demandent à la scène des émotions plus vivantes et plus neuves. Ce n'est pas assez pour occuper deux mille personnes pendant plusieurs heures que trois choses, une pendule, une table et une toilette, trois personnages, l'un qui attend, l'autre qu'on attend, le troisième qui pirouette, trois phrases: Viendra-t-il? il ne viendra pas; il va venir. Tels sont pourtant les principaux ressorts de la pièce de Mme Sophie Gay. Les trois personnages sont la duchesse, le roi et le duc de Richelieu.

Nous terminerons en disant qu'il était imprudent à l'auteur, à une femme, d'introduire dans sa comédie le duc de Richelieu, ce singulier personnage qui raconte lui-même en ses mémoires, avec une sorte d'embarras, le rôle qu'il joua souvent dans le boudoir ou dans le salon d'attente des maîtresses de Louis XV. Nous ne parlons pas de Lebel, qui figure aussi sur le programme. Contentons-nous de constater la nullité, l'inutilité, la lourdeur de cette figure de Richelieu qu'il est difficile de se représenter autrement qu'égrillard, prompt à la repartie, équivoque dans ses propos et ses allures, mais que Me Sophie Gay n'a pas craint de crayonner à sa manière, dût-il être trop peu ou trop ressemblant. Le succès de la pièce n'a pas été douteux, elle a malheureusement éprouvé ce qu'on appelle une chute quand on ne farde pas la vérité; et, disons-le pour être véridique, après la chute il ne peut rester même le succès d'estime; car l'ouvrage manque de style comme il manque de plan et d'intrigue. Nous supplions l'auteur de s'en tenir au roman, qui lui réussit mieux sous tous les rapports.

Le Médecin de son honneur s'est produit sous le patronage de Calderon. Tel est le titre d'une pièce espagnole qui renferme deux ou trois des plus belles scènes qui aient jamais fait frissonner la foule. L'auteur de la traduction, ou plutôt de l'imitation, car plusieurs passages ont été supprimés ou changés, est M. Hippolyte Lucas, qui semble avoir entrepris non la réhabilitation, comme on l'a dit, mais la propagation du théâtre espagnol sur la scène française. Examinons d'abord le style de cet ouvrage, qui avant tout se recommande par une éclatante poésie à la hauteur de laquelle le traducteur s'est tenu fréquemment; poésie sombre parfois comme les plus noires inspirations de Shakspeare, profonde comme les savantes comparaisons de Lucrèce, et enjouée selon l'humeur turbulente de la nation espagnole.. L'œuvre de Calderon est écrite d'un beau style, nullement négligé, nullement prétentieux, comme on le pourrait croire. Toute la négligence et l'enflure se trouvent dans le plan de la pièce et le dessin des caractères. Et, à ce propos, il ne serait pas inutile de remarquer combien est réelle la supériorité du théâtre français sur celui des autres nations, combien éclate et règne avec vigueur chez nous cette autre force dramatique qui peut se nommer entrain, verve, chez les autres peuples, et que nous appelons, nous,

bon sens Comme nos écrivains sont arrivés promptement à la perfection du plan, à l'habileté du mécanisme dans l'art dramatique, comme ils ont fait bon marché de ce bagage agréable parfois, incommode souvent, que traînent derrière elles, et dans lequel entortillent leur robe la Thalie et la Melpomène anglaise, espagnole, allemande! Et ce n'est pas en considérant le Médecin de son honneur de Calderon près d'une pièce de M. Dumas ou de M. Scribe que nous établirons notre supériorité, car nous ferions à l'Espagnol un procès que ses concitoyens modernes ont peut-être gagné; nous opposons à Calderon comique Molière, et Rotrou, Corneille et Racine, à Calderon tragique ou à Lope de Vega, leur prédécesseur d'un quart de siècle. Molière, dans ses fantaisies les plus extravagantes, conserve toujours un respect pour les apparences, un zèle pour l'intérêt, un amour de l'attention publique, que les poètes étrangers négligent avec le plus superbe dédain. Non pas qu'il s'agisse des mille changemens à vue de Shakspeare et de son incapacité absolue d'incruster son drame dans l'unité, nous aurions trop beau jeu, et d'ailleurs nous sommes peu soucieux de gagner de par Aristote; mais on est tout surpris, en assistant à la représentation des chefsd'œuvre étrangers, de trouver au bout des avenues qu'ils ouvrent dans leur sujet le vide, l'erreur, jamais un but ou rarement. Quelquefois l'effet est magnifique, mais l'auteur semble dire: Ce n'est pas ma faute, et il vous arrache brusquement à une douce preoccupation pour vous replonger dans un labyrinthe où l'attention se fatigue, où l'intérêt se perd, où la raison souffre, où l'oreille seule et les yeux ont quelque chose à faire. Ces défauts nous ont frappé particulièrement dans le Médecin de son honneur, et nous le dirons sans la moindre envie, on le sent bien, de critiquer Calderon de la Barca. L'infant devient un personnage intéressant, tout à coup il disparaît; le fou plairait, et on le suivrait complaisamment dans le drame, mais qu'y fait-il? Il porte un flambeau, joue une ou deux scènes de lazzis et disparaît. Le chirurgien qui se montre d'une façon éclatante, et sur lequel s'attachent tous les yeux, toute l'ame du spectateur, ce personnage joue une scène, deux scènes, applique sa main sanglante sur le mur, produit son effet et disparaît, comme nous le disions tout à l'heure, laissant la pièce en chemin, la pièce qui dépendait de lui seul; car, hâtons-nous de le déclarer, pour un poète français, ni don Guttière, ni le roi, ni l'infant, ni la belle Mencia, n'eussent occupé le premier rang dans l'ouvrage : tout appartenait de droit à ce personnage éphémère, fantastique, qui vient tremper ses mains dans le sang, crie très fort et s'en va, puis rencontre le roi fort heureusement, mais ne le cherchait pas et ne l'eût probablement jamais cherché; à ce personnage, en un mot, que la fantaisie a réduit aux minces proportions de l'épisode, mais que chez nous une habile conduite de pièce et la science de l'intrigue eussent rendu capital, comme le rôle du jeune médecin dans le drame d'Angèle. En un mot, l'imagination des poètes étrangers brille par momens comme ces phares aux feux interrompus; le sens exquis du poète français inonde chaque détail

d'une clarté douce, mais continuelle, mais égale. La poésie s'accommode mieux des figures épisodiques de Shakspeare, de Schiller, de Lope; cependant il y a plus d'art dans les préparations et les lignes pures de Molière, de Racine et de Lesage. L'imagination aime à s'égarer avec les premiers, mais l'esprit et le cœur préfèrent un travail plus substantiel : or l'esprit et le cœur sont partout, l'imagination est endémique; les Français ne comprennent pas toujours Mab, le sabbat de Faust, Guillaume Tell; mais dans tous les pays du monde on comprend le Misanthrope, le Menteur et l'Avare; il y a plus, la plaisanterie française déride tous les fronts, mais nous goûtons moins généralement les facéties de Caliban, celles de Méphistophélès, et celles de Coquin, le Scapin espagnol. Pourquoi? parce que Scapin chez nous est la pièce, comme Polichinelle est la pièce en Italie; aussi rit-on partout avec Polichinelle, et la plaisanterie est de tous les fruits de l'intelligence celui qui redoute le plus d'être dépaysé.

Nous avons cru devoir traiter sérieusement cette question de l'importation des pièces étrangères, parce qu'elle a poussé quelques critiques à tirer des conclusions défavorables à notre littérature dramatique, qu'ils accusent de froideur et d'immobilité. Nous croyons fermement être aujourd'hui, sous ce rapport, en progrès sur les littératures étrangères comme nous l'étions du temps de Calderon. Et nous devons savoir gré à M. Hippolyte Lucas d'un travail qui n'est pas une imitation servile, une propagande inintelligente, mais une étude consciencieuse et l'heureuse inféodation de quelques effets scéniques dont avant peu profiteront nos pittoresques écrivains de drames populaires.

Le Médecin de son honneur a donc réussi devant un parterre français; mais un autre succès est venu auquel on ne s'attendait guère, et qui peutêtre eût enrichi l'Odéon si trois actes suffisaient à attirer la foule dans les grands théâtres. La pièce de M. Dallières, André Chénier, faiblement versifiée, faiblement conçue, faiblement jouée, a fait répandre des torrens de larmes. Décidément le public se passionne pour le genre touchant, et l'on ne s'étonnera bientôt plus des deux cents représentations de la Grace de Dieu. La jeunesse d'aujourd'hui est prompte à la syncope, comme dit le poéte, et sitôt qu'elle a pleuré, la voilà désarmée. André Chénier, la jeune captive, la malédiction d'un père, le bourreau dans les longs corridors sombres, l'amour des vers, l'amour très raisonné de la patrie, des élégies sur la jeunesse, sur la beauté, sur la gloire, sur l'humanité, voilà de quoi faire fondre en eau le plus coriace des parterres. Ç'a été une élégie perpétuelle couronnée par une académie de spectateurs payans, et jamais pièce littéraire n'avait soulevé à l'Odéon une pareille explosion de sensibilité. Cing actes au lieu de trois, et le succès se changeait en émeute poético-philanthropique.

Nous arrivons enfin à l'ouvrage le plus important de notre collection de nouveautés. Le Laird de Dumbicky, donné par M. Alexandre Dumas au

théâtre de l'Odéon, pouvait, devait espérer un accueil gracieux d'un public auquel on ne sert pas tous les jours de pareils ouvrages signés de pareils noms. Mais comme cette fois il ne s'agissait pas du genre élégiaque et que l'auteur de Mademoiselle de Belle-Isle voulait tout simplement faire rire ces dignes spectateurs d'outre-Seine, ils se sont fâchés tout rouge. Quoi! nous faire rire, nous, un public d'élite' Allons donc; des bourgeois, des savans eussent ri comme le leur permettait l'auteur, mais les choses se passent autrement chez les gens lettrés; on a sifflé, interrompu les mots comiques, les situations comiques; c'était ce soir-là pour ces messieurs une rage de ne pas rire, comme l'avant-veille c'en était une de pleurer. Nous avons même remarqué au sortir du théâtre des gens qui assurément n'avaient pu rien entendre, et qui de confiance accusaient la pièce d'être ennuyeuse. Il y a parfois de ces courans fâcheux dans l'air des salles de spectacles.

La pièce s'est non pas relevée, mais levée à la deuxième représentation. En pareil cas, cette deuxième représentation devient la première. Le Laird de Dumbicky a donc produit tout l'effet que l'auteur en pouvait attendre : hilarité provoquée par une dose copieuse de cet esprit piquant dont il assaisonne si heureusement ses comédies, triomphe de ce prodigieux savoir-faire qu'il a déployé dans la contexture d'une intrigue des plus serrées. On ne saurait croire avec quelle rapidité marche ou plutôt s'envole cette pièce, dont la fable n'a rien de fort nouveau peut-être, mais dans laquelle quatre personnages, toujours pressés, toujours gênés, toujours haletans, toujours courant les uns après les autres, se précipitent sur la scène par des portes latérales, glissent le long des corridors, se surprennent mutuellement, complotent, exécutent, triomphent, sont vaincus, rient, tremblent, le tout pour la ruine ou pour le bonheur d'un pauvre diable d'Ecossais qui cause avec eux, complote avec eux, rit, pleure, espère, tremble et court comme eux et par eux sans s'apercevoir un seul moment de la mystification dont il est victime. Sa naïveté, sa crédulité, qui l'eussent dû perdre cent fois, le sauvent toujours; rien qu'en écoutant il agit et l'ignore, en obéissant il dirige et ne s'en doute pas. Ce conflit d'intrigues opposées qui convergent toutes vers un seul point demandait une exécution distinguée, une science digne de l'auteur de Juan de Marana, l'imbroglio le plus habilement tissu que nous ayons après la Tour de Nesle. Il fallait aussi que, dans les endroits où l'action plierait, où la course du spectateur à travers l'intrigue se ralentirait forcément, un dialogue animé remplaçât tout ce qu'un public alléché par deux premiers actes charmans peut exiger d'un écrivain comme M. Alexandre Dumas. Le dialogue est donc venu dans les conditions prescrites, et l'auteur a ouvert généreusement cette veine de mots brillans, de saillies rapides qui sont l'un des caractères les plus frappans de son talent comme poète et de son esprit comme homme.

Nous ne prétendons pas que cet ouvrage ait la portée des grandes comédies de M. Alexandre Dumas, et lui-même, nous en sommes assuré, ne le

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