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solu que le travail du pont serait abandonné. En achevant son histoire, le vieux rameur se tourna vers le plus jeune de ses camarades et lui dit :

Ce signor Claude avait une femme méchante et débauchée qu'il tua d'un coup de couteau. Songe à cela, Matteo, avant de te marier. Si tu prends une femme comme celle du signor Claude, et que tu t'en débarrasses de même, on te mettra aux galères, parce que tu n'es pas un grand seigneur.

-C'est justement, répondit le jeune homme, parce que je ne suis pas un grand seigneur que ma femme ne sera pas méchante. Elle aura trop de besogne pour songer à mal, et d'ailleurs elle sera chrétienne et élevée par des religieuses, tandis que celle du signor Claude n'était pas baptisée.

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- Quand vous mariez-vous? demandai-je à maître Matteo.
Demain.

-Votre fiancée est-elle jolie?

-Elle le sera, j'espère: je ne la connais pas encore, puisque je vais à l'Annonciade pour lui jeter le mouchoir.

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- Vous vous moquez de moi, Matteo?

Dieu m'en garde! Je vois que votre excellence ne sait pas comment on marie les enfans trouvés à Naples. Si elle veut aller demain à l'hospice des Trovatelli, elle y verra toutes les filles bonnes à marier rangées sur une ligne dans la cour. Les pauvres diables comme moi, qui ne savent où trouver une femme, viendront regarder ces jeunes filles et faire leur choix. Nous passerons ensuite à l'église tous ensemble, on nous mariera sur l'heure, et nous emmènerons nos épouses. J'ai acheté un beau mouchoir de toile blanche, que je jetterai à celle qui aura l'avantage de me plaire. Si votre excellence daigne me faire un petit regalio, ce sera autant de gagné pour mes frais de noces.

Vers huit heures du soir, dans le salon de la marquise de S...., je causais avec un Français de la cérémonie intéressante qui devait avoir lieu le lendemain à l'Annonciade.

Il y a ici, me dit-il, une dame napolitaine qui pourrait vous raconter l'histoire d'un enfant-trouvé et d'un mariage de ce genre. J'en ai appris quelques détails à bâtons rompus. Faites votre cour à cette dame, et obtenez d'elle un récit complet.

Il se trouva précisément que je connaissais cette personne. Je lui adressai ma prière et lui demandai dans quel moment elle pourrait satisfaire ma curiosité.

A l'instant même, si vous le voulez, me répondit-elle.

Nous allâmes nous asseoir dans le boudoir chinois de la marquise, et la dame commença en ces termes l'histoire de l'enfant de l'Annonciade.

Quand vous visiterez l'hospice des Troratelli, ne manquez pas d'examiner la buca, que vous appelez en France le tour. C'est une espèce de berceau suspendu au-dessous d'une ouverture ronde dont le diamètre a été calculé sur la grosseur moyenne des enfans de six mois. Le réglement ordonne qu'on accepte tous ceux qui peuvent passer dans cette buca, quel que soit leur âge. Autrefois on y introduisait souvent des enfans de trois ou quatre ans; cet abus a obligé l'administration à rétrécir le tour. Il arrive pourtant encore que des parens ont la cruauté d'y jeter de pauvres victimes en les frottant d'huile et en les poussant avec force, au risque de les meurtrir et de les blesser. A côté de la buca, vous verrez aussi un tronc sur lequel on lit cette inscription : « Madri che qui ne gettate, siamo racommandati alle vostre limosine. - Mères qui jetez ici vos enfans, nous nous recommandons à votre charité. » Triste avertissement des souffrances qui attendent la créature prête à tomber dans cet abîme. L'hospice reçoit de deux à trois mille enfans par année. Les deux tiers environ meurent en bas-âge; l'autre tiers demeure à l'Annonciade jusqu'à sept ans. Quelques-uns sont demandés et emmenés par des hôteliers, des patrons de cabarets, des nourrisseurs ou des cultivateurs qui viennent chercher à ce bazar des camerieri, des valets d'écurie ou des servantes sans gages, dont ils font de véritables esclaves. D'autres enfans plus heureux sont recueillis par des gens dévots ou charitables. A l'âge de sept ans, les garçons vont à l'albergo dei poveri, vulgairement appelé le Sérail, où on les fait travailler. Les filles restent à l'hospice. On leur enseigne divers métiers. Les unes se marient le jour de l'Annonciation, comme vous l'a dit votre barcarole de ce matin; les autres vont exercer quelque profession, et celles qui ont de la piété entrent dans un couvent.

Il y a environ seize ans, la sœur Sant'-Anna, étant de service à la buca pendant la nuit, recueillit une petite fille d'une beauté remarquable. L'enfant paraissait âgée de trois mois, et, au lieu de crier comme la plupart de ces pauvres créatures, elle jouait paisiblement avec la coiffe et le voile de la religieuse. Le lendemain, on l'inscrivit sur le livre de l'hospice; on lui mit au cou, selon l'usage, un cordon scellé avec du plomb, portant le numéro du registre, et on l'appela Antonia, parce qu'elle avait fait son entrée à l'Annonciade le jour

de la Saint-Antoine. L'institution des Trovatelli fournit aux petits êtres dont elle se charge le lait d'une nourrice ou d'une chèvre; mais elle ne peut suppléer à la tendresse d'une mère. Ces enfans, privés du sentiment de la protection maternelle, sont presque tous craintifs et comprimés. L'âge de raison, en leur apportant la connaissance de leur origine, achève d'avilir leur caractère. Quelques-uns seulement, d'un esprit plus fort et plus noble, résistent à l'opprobre et aux mauvais traitemens; ceux-là deviennent farouches. Antonia était du petit nombre de ces enfans indociles, et pour cette raison je la crus meilleure que les autres. C'était aussi l'opinion de la sœur Sant'-Anna, qui aimait passionnément sa protégée. Malheureusement la règle de l'hospice et les devoirs de la charité ne lui laissaient pas le temps de s'occuper d'Antonia. L'isolement et la nécessité de se défendre développaient l'énergie de cette petite fille au préjudice de sa sensibilité. Le cœur d'Antonia s'ouvrait pour un instant aux caresses de la bonne religieuse, et se refermait ensuite. Elle s'habitua ainsi à considérer la vie comme un état de guerre perpétuelle, où l'on ne doit pas d'affection aux autres, puisqu'ils ne vous en accordent point.

Il faut maintenant, ajouta la dame napolitaine, que vous me permettiez de vous parler de moi. Après deux ans de mariage, n'ayant pas encore d'enfans, j'étais au désespoir. Je passais mon temps à faire des layettes que j'envoyais aux nouveau-nés de parens pauvres; j'avais épuisé les messes, les neuvaines et les présens à l'église; i ne me restait plus qu'une dernière ressource, la plus efficace de toutes: c'était d'aller à l'Annonciade, d'y choisir une trovatella et de l'adopter. Nos confesseurs nous assurent que ce moyen fléchit le ciel et met fin à la stérilité. Je partis donc un matin pour l'Annonciade. En voyant ces longs corridors sombres, ces murailles nues, ces vastes cours, ce mobilier chétif qui servait à tout le monde sans appartenir à personne, j'éprouvai une profonde tristesse. Mon cœur se serra en regardant ces enfans pour qui la famille était remplacée par une administration, des employés et un règlement. J'aurais voulu pouvoir les adopter tous. Lorsque j'eus annoncé dans quelle intention je venais, on me présenta les petites filles de sept ans les plus estimées des religieuses à cause de leur douceur et de leur docilité. Je cherchais une physionomie qui me plùt; la beauté d'Antonia me frappa au premier coup d'œil. Je demandai pourquoi on ne la metLait pas sur les rangs. On me répondit qu'elle avait une mauvaise tête, ce qui augmenta mon envie de la connaître.

Mon enfant, dis-je à Antonia, voulez-vous quitter cette maison et venir demeurer avec moi? Je vous aimerai et j'aurai soin de vous. -Signora, répondit la petite, on vient ici tous les jours chercher des enfans dont on fait des servantes, et moi je ne veux pas servir. - Voyez quel orgueil! s'écrièrent les religieuses.

Vous ne serez pas servante, repris-je. Vous serez ma fille.

Alors, je le veux bien; mais à condition que vous me ramènerez quelquefois voir la sœur Sant'-Anna.

Dans ce moment, la sœur Sant'-Anna parut. Elle devina ce qui arrivait et saisit l'enfant dans ses bras :

-Tu'vas suivre la signora, dit-elle en pleurant. La madone exauce mes prières. Tu seras heureuse, mais je te perds.

· Oibò! s'écria Antonia, je suis plus fine que vous ne pensez. Je ne partirai point si la signora ne veut pas promettre de me ramener vous voir. Vous allez me dire si elle promet comme il faut et si nous pouvons la croire.

Je donnai ma parole de manière à satisfaire l'enfant et la religieuse. La sœur Sant'-Anna, toujours pleurant, me baisa les mains en me recommandant sa fille chérie. Antonia monta résolument dans ma voiture, et nous partîmes. Je n'ai pas à me reprocher d'avoir manqué de soins pour cette petite fille ni d'avoir négligé son éducation. J'y attachais d'ailleurs une idée que vous pouvez appeler superstitieuse. Il fallait qu'Antonia fût heureuse et bonne. Son esprit indépendant ne m'effraya pas d'abord. Ce n'était encore que de l'espièglerie. Elle se querellait avec ses maîtres et n'obéissait qu'à moi; ce respect me toucha, mais j'aurais voulu gagner autant d'amitié que de soumission, et j'y réussissais mal. Sans avoir un naturel antipathique, elle était peu disposée à la tendresse. Je l'en aimai davantage par un travers que je ne saurais expliquer. Son intelligence, son babil d'enfant, ses espiégleries, et ses observations moqueuses sur les habitués de la maison, me divertissaient extrêmement. Je la transformai tout de suite en fille de bonne maison. Il ne lui resta de sauvage que son horreur pour les chaussures. Quant aux corsets, elle n'en voulut jamais entendre parler.

Un jour, elle s'emporta contre son maître d'écriture et elle l'appela sot animal; c'était la vérité, mais le maître se fâcha et voulut la battre. Elle lui jeta une écritoire au visage. Voilà des cris, des plaintes et un grand vacarme. Je parvins à garder mon sérieux devant le masque noirci du maître et je grondai très sévèrement. La petite écouta ma réprimande sans oser murmurer, puis elle

s'écria tout à coup : Guaï à me! malheur à moi! et elle disparut. On la retrouva au bout de vingt-quatre heures, blottie dans le fond d'un grenier, s'imaginant qu'elle pourrait y vivre de rapines, sans jamais en redescendre. Cette première incartade me fit réfléchir; je comprenais que je voulais apprivoiser une hirondelle, et la difficulté m'excita davantage à poursuivre l'entreprise.

A treize ans, la beauté d'Antonia s'épanouit subitement comme la fleur d'un cactus. A son air exalté, je devinai que la nature deviendrait bientôt plus puissante en elle que ses faibles principes. Elle ne regardait plus les jeunes gens avec les yeux d'un enfant, et, pour la soustraire aux dangers, je l'emmenai avec moi à Sorrente, où je louai une maison sur le bord de la mer. Antonia s'y trouva fort heureuse, et put à son aise courir pieds nus dans le jardin. Au bout de ce jardin était un bosquet d'orangers en forme de terrasse, et situé au-dessus d'une ruelle où des âniers attachaient leurs ânes. Parmi eux il y avait un jeune garçon d'une figure aimable et dont les filles de Sorrente étaient fort occupées. On l'appelait Meneghe par abréviation de Domenico. Les voyageurs qui voulaient traverser la montagne et aller à Amalfi le choisissaient pour guide à cause de son visage honnête, de ses jambes infatigables, et de son répertoire de chansonnettes dont il savait tirer parti pour amuser la compagnie pendant le trajet. Il ne possédait au soleil qu'un âne nourri de l'herbe des chemins, deux caleçons de toile, un bonnet de laine et un antique manteau qui avait servi à ses ancêtres depuis trois générations. Avec cela, il était plus heureux que Lucullus, faisait la cour à toutes les jeunes filles, et marchait le poing sur la hanche, comme si le roi eût été son cousin.

Antonia s'arrêtait souvent au bosquet d'orangers; la première fois qu'elle vit Meneghe passer dans le chemin creux, elle cueillit une orange qu'elle lui jeta sur l'épaule, puis elle s'enfuit. Le lendemain, elle recommença le même manège, et, au lieu de s'enfuir, elle regarda le petit ânier en riant. Meneghe ôta son bonnet, fit un salut, et dit à la signorina :

Bénie soit la main qui me régale!

Et il se mit à manger l'orange. Ce fruit-là, dont une douzaine vaut trois baïocs à Naples, n'a pour ainsi dire aucun prix à Sorrente; Meneghe eut l'adresse de considérer le présent comme une faveur inestimable. Il assura, dans le style poétique des gens de ce pays, que le suc en était du miele d'amore, et il demanda une autre orange.

Vous savez qu'on donne ici aux ânes le nom de ciuccio, et au con

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