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ducteur celui de ciucciaio; ce sont des mots comiques prononcés à l'italienne et qui seraient barbares avec la prononciation française. Tandis qu'Antonia cueillait une seconde orange, Meneghe lui dit :

- Votre excellence m'honore infiniment, mais si elle veut combler de joie le pauvre ciucciaio, je la supplie de me mettre l'orange dans la main, comme à un signor cavaliere, au lieu de me la jeter comme à un chien.

En parlant ainsi, l'ânier monta sur une borne, d'où il atteignait au sommet du mur. Antonia lui présenta l'orange; alors Meneghe, saisissant la jeune fille par le bras, tira fortement et lui appliqua sur les lèvres un baiser sonore et profond.

-Traître! s'écria la petite, tu n'auras plus d'oranges, et je te punirai en demandant à la madone de te faire tomber à la conscription. -Ah! malheureux que je suis, dit le garçon en s'arrachant les cheveux; je serai donc soldat! J'irai à la guerre, c'est fini de moi; je recevrai une balle dans la tête. Hélas! excellence, ayez pitié du pauvre ciucciaio.

Et il s'agenouillait dans la poussière en faisant mille contorsions. -Non, répondit la jeune fille, tu tomberas au sort. La madone m'accorde tout ce que je lui demande, et tu as mérité d'être puni.

- Eh bien! je périrai pour une belle signorina. J'aurai du moins embrassé une personne vêtue comme une princesse, et si elle veut me dire son nom, je la bénirai encore en rendant le dernier soupir. - Va, tu es un coquin. Je m'appelle Antonia.

Antonia, Antonina, Antonietta, Antoninetta, Nantina! Oh! le cher petit nom! je le répéterai toute la journée avec tant de bénédictions et de prières, que saint Dominique, mon patron, apaisera le courroux de la madone.

Là-dessus Meneghe chanta d'une jolie voix de ténor la chanson populaire de la Cannetella, en y mêlant le nom d'Antonina. Ma fille adoptive avait elle-même une belle voix de contralto, et je lui avais donné d'excellens maîtres de musique. Au second couplet, elle accompagna le chanteur à la tierce, et sa colère se trouva fort diminuée à la fin du morceau. Ils se séparèrent meilleurs amis qu'Antonia ne voulait l'avouer. Depuis ce jour elle revenait tous les matins au bois d'orangers, et passait une heure en tête-à-tête avec le petit ânier. -Si tu ne veux pas chanter, lui disait-elle, tu tireras un mauvais numéro à la conscription.

Le garçon n'avait garde de refuser, car il croyait au crédit de la jeune fille auprès de la madone, et bientôt cette espèce de bonne

fortune avec une demoiselle de qualité lui tourna un peu la cervelle. Malgré les inclinations populaires que le sang d'Antonia révélait, tout ceci m'eût semblé pardonnable sans une circonstance dont je dois vous instruire. Je destinais la main de ma protégée à un jeune homme plus laborieux que riche, mais d'un bon caractère. J'avais placé ce jeune homme dans un ministère où il avait déjà deux cents ducats, c'est-à-dire neuf cents francs, d'appointemens et le titre de consulta-stato. Il venait nous voir assiduement à Sorrente le dimanche et les jours de fête. Antonia savait mes intentions, trouvait ce prétendu à son goût, demeurait des journées entières avec lui, faisant des projets de bonheur, chantant des duos, et offrant des fleurs à son futur avec la même grace qu'elle mettait à régaler Meneghe de mes oranges. Un jour le bon Jérôme Gotti, c'était son nom, entra chez moi le visage tout bouleversé, les yeux inondés de larmes. Il avait fait la route de Castellamare à Sorrente en compagnie du jeune ânier, qui venait de lui raconter son intrigue amoureuse tout en cheminant. Le chagrin suffoquait le pauvre Geronimo; mais son orgueil prit le dessus, et il déclara nettement qu'il rompait pour la vie avec une personne indigne de lui. Je ne pus réussir à le calmer; il partit désespéré sans rien vouloir entendre et sans revoir Antonia. J'appelai aussitôt ma fille. Elle ne s'abaissa pas au mensonge et m'avoua ses fautes avec une candeur qui m'épouvanta.

- Enfin, lui disais-je, lequel des deux aimais-tu?

-Tutti due! me répondit-elle; tous les deux!

- Ainsi, tu aurais épousé Geronimo ayant de l'amour pour ce Mcneghe?

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Il me fallut lui expliquer ce qu'il y avait de coupable dans ses sentimens, encore ne suis-je pas certaine qu'elle l'ait compris. Elle pleura de mes reproches plutôt que de honte ou de regret. La colère s'empara de moi.

Malheureuse! m'écriai-je, songe au cachet de plomb que tu portes encore à ton cou, et rappelle-toi d'où je t'ai tirée.

-Oui, répondit-elle, je ne suis qu'une trovatelle, et si vous l'ordonnez, je suis prête à retourner à l'Annonciade.

Je l'envoyai dans sa chambre, et je restai à pleurer et à implorer la madone, qui n'avait pas agréé mes offrandes ni mes sacrifices. -Comment voulez-vous, disais-je le lendemain à Antonia, qu'on vous cherche un mari, si vous montrez des inclinations aussi mauvaises?

-Puisque vous pensez que je ne mérite pas d'être mariée, répondit-elle, je me résignerai à demeurer fille.

-Assurément vous n'épouserez pas un misérable ânier, ou bien nous nous séparerons.

-

Je ne veux rien faire contre votre gré; j'aime mieux renoncer à Meneghe que de vous déplaire.

Le petit ânier avait des prétentions. Ces souvenirs m'agitent encore trop dans ce moment pour que je puisse vous raconter la scène burlesque qu'il vint me jouer en 'demandant intrépidement la main de ma fille adoptive. Je le menaçai de coups de bâton, et il s'esquiva.

En face de ma maison de campagne était une chaumière habitée par une jeune fille orpheline d'une rare beauté. Elle s'appelait Angelica, ce dont on faisait Cangé, car il faut toujours raccourcir ou modifier les noms dans ce pays-ci. C'était une vraie Sorrentine, brune, élancée, d'une physionomie sérieuse, avec des bras d'ivoire et des yeux démesurés. Elle ornait sa misère avec un collier de graines de sorbier, un chapelet de noisettes et une coiffure de feuilles de myrte. Au rebours du précepte, elle ne faisait rien pendant la semaine que rêver à sa fenêtre, et le dimanche elle sortait de son apathie pour danser des tarentelles à se briser les jambes. Meneghe vint à passer par là, et soit inconstance, soit envie de braver les rigueurs d'Antonia, il se mit en frais pour la voisine. Je voulus montrer à ma fille adoptive l'insolence de son amoureux; elle me répondit qu'elle l'avait déjà remarquée, d'un air si indifférent que je la crus trop fière pour être jalouse. Un matin, elle me demanda la permission d'envoyer à Angelica une corbeille de nos meilleurs fruits. Cette vengeance me sembla fort noble, et je n'eus garde de m'y opposer. La voisine vint remercier Antonia, et s'en acquitta parfaitement, avec cette grace et cette effusion touchante que donne la reconnaissance. On s'embrassa cordialement. Les deux jeunes filles voulurent parcourir ensemble le jardin. Je les vis s'enfoncer sous les arbres, les bras entrelacés et appuyées sur l'épaule l'une de l'autre. Tout à coup j'entendis un cri d'angoisse qui me fit frémir. Antonia revint seule. Elle était émue; ses mains tremblaient, et ses yeux avaient une expression sinistre que je n'oublierai jamais. -Malheureuse! lui dis-je, qu'avez-vous fait de cette jeune fille? -E annegata, me répondit-elle.

Je devinai ce qui s'était passé. Au fond du jardin se trouvait une citerne dans laquelle Antonia venait de précipiter sa rivale. J'appelai mes domestiques et je courus avec eux au secours. L'eau n'était pas

profonde. Angelica fut retirée évanouie, mais non pas noyée, et nos soins la rétablirent en quelques heures. La Sorrentine n'était pas fille à pardonner. Sa première pensée en revenant à la vie fut la vengeance.

-Je lui rendrai cela, disait-elle, et je tâcherai de ne pas manquer mon coup.

De son côté, Antonia, au lieu de se repentir, n'écoutait que la jalousie, et répétait qu'une autre fois elle s'y prendrait mieux. Je délibérai entre deux partis : dénoncer le crime à la justice, ou abandonner Antonia et la rejeter dans la classe abjecte d'où elle n'eût jamais dû sortir. Mon esprit repoussait un troisième parti, celui de poursuivre ma tâche et de chercher encore à apprivoiser cette nature sauvage; mais l'idée m'en vint bien vite, car cette méchante fille portait en elle je ne sais quel charme vainqueur qui triomphait de mon indignation. S'il était possible de la sauver, nul autre que moi ne le pouvait, et d'ailleurs j'avais pris l'habitude de l'aimer; j'essayais en vain de m'en défendre. Dans ma perplexité, j'envoyai un exprès à Naples avec une lettre pour la sœur Sant'-Anna. La bonne religieuse accourut à Sorrente. Aussitôt qu'Antonia aperçut ce visage sévère, ce voile noir et cet habit respectable, son cœur de pierre s'amollit comme celui de Coriolan à l'aspect de sa mère. Elle tomba sur ses genoux et fondit en larmes. Après une conférence de trois heures, la sœur Sant-Anna conduisit la coupable devant moi. La pauvre enfant, suffoquée par les sanglots, essaya de prononcer une phrase de repentir, et resta court. Ses traits bouleversés par tant de secousses et ses yeux gonflés me firent pitié; elle étendit ses bras vers moi, j'ouvris les miens, et la paix se trouva signée au milieu d'un nouveau déluge de pleurs.

L'idée me vint alors qu'en élevant cette pauvre fille au-dessus de sa condition et en voulant lui imprimer des sentimens qu'elle ne pouvait comprendre, je la rendais plus malheureuse qu'elle n'aurait dû l'être. Ne valait-il pas mieux en faire la femme d'un ânier que de l'exposer à commettre un crime? Cette pensée changea mes résolutions. J'envoyai chercher Meneghe; il arriva tremblant de tous ses membres, comme si on l'eût mené à l'échafaud. Quand je lui annonçai mon intention de lui accorder la main de ma fille, il s'imagina qu'on le mystifiait de la manière la plus cruelle avant de le punir. Cependant sa défiance fut vaincue lorsque je lui mis dans la main une bourse garnie de grosses piastres sonnantes, en lui commandant de revenir le lendemain, propre et vêtu comme un signor, pour sa

visite de présentation. Il me répondit avec un calme diplomatique et majestueux qu'il se conformerait à mes ordres, et sortit à reculons après trois saluts grotesques, en imitant les airs d'un homme comme il faut. Je le vis ensuite, par la fenêtre, bondir dans le chemin, faire la roue, et se jeter à plat ventre dans un tas de poussière pour compter son argent.

Meneghe revint le lendemain, vêtu d'un immense habit de jardinier et d'une vieille culotte de velours, chaussé de souliers en peau de buffle jaune, sans bas, et coiffé d'un large chapeau de paille, avec une cravate rouge et un gilet à fleurs. Le dormeur éveillé n'était pas plus content lorsqu'il se croyait calife. Dans ce moment Antonia parut. Elle débuta par éclater de rire au nez de son amoureux; mais l'attendrissement nous prit en le voyant rire lui-même d'aussi bon cœur que nous.

- Que vos seigneuries ne s'effraient pas, dit-il, et qu'elles daignent encourager mes premiers essais. Je perdrai mes façons d'ânier, et avec un peu de patience on me transformera bientôt en gentil homme.

Antonia se réjouit fort à l'idée de faire l'éducation de ce pauvre garçon, et tous deux me baisèrent les mains en m'accablant de remerciemens. Au bout de trois jours, les progrès de Meneghe étaient déjà sensibles. Sa toilette avait subi de grandes améliorations: sa charmante figure, son envie de plaire et l'ivresse de son bonheur finissaient par m'entraîner. Jugez de ma surprise lorsqu'un matin Antonia vint s'asseoir au bord de mon lit et me déclarer sans hésitation qu'elle ne voulait point épouser Meneghe.

-

- As-tu résolu de me faire tourner la tête? dis-je avec colère. Quel est ce nouveau caprice?

Ce n'est pas un caprice, répondit-elle. Je croyais aimer cet anier; j'ai réfléchi, et je sens que je me trompais.

Mais tu n'étais donc pas jalouse de la Sorrentine?

– Très jalouse, au contraire; c'est la cause de mon erreur. Hélas!" signora, je ne vous souhaite pas de connaître la jalousie. A présent qu'elle est passée, je vois que c'était ma seule maladie et que l'amour n'existait pas.

En apprenant sa ruine, Meneghe tomba la face contre terre. Il se releva ensuite, et demanda d'une voix lamentable s'il n'y avait plus de remède.

- Aucun remède, lui dis-je.

Alors, s'écria-t-il, n'y pensons plus, car je ne veux pas devenir

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