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fou. Je retourne à mon ciuccio. Faut-il rendre à votre seigneurie tous mes beaux habits?

Non, ils sont à toi.

Ils valent beaucoup d'argent, ce sera pour ma bonne-main. Mille graces à votre seigneurie.

Le soir même il avait vendu sa garde-robe, et se tenait en caleçon de toile sur la place du village, offrant son âne aux promeneurs. Il ne lui resta de sa fortune d'un moment que le sobriquet de don Limone, dont ses confrères le gratifièrent à perpétuité. On n'oubliera jamais à Sorrente sa culotte de velours et son gilet citron.

Afin de mettre une conclusion plus sûre aux amours de Meneghe, je retournai à Naples avec ma fille adoptive. Elle y passa l'hiver au milieu d'une société aimable, fort courtisée par des jeunes gens qui auraient dû lui plaire, et dont elle recevait les hommages avec une brusquerie et une humeur rétive qui éleva plus d'une querelle entre nous. En revanche, lorsque je la promenais en barque sur la mer, elle engageait des conversations avec les rameurs, leur adressait des ceillades et se mettait en frais de coquetterie, à mon grand déplaisir. Un dimanche, à l'église de Santa-Chiara, nous vîmes qu'on célébrait une messe de mariage dans une des chapelles latérales. Avec ses yeux de lynx, Antonia reconnut son ancien amoureux Geronimo, conduisant à l'autel une jolie personne coiffée du voile des épousées. Le traître! s'écria-t-elle, il se marie! Cela prouve bien qu'il ne m'aimait pas.

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-Si l'un de vous deux a trahi l'autre, lui dis-je, ce n'est pas le pauvre Geronimo, et, s'il ne t'aimait point, cela est fort heureux pour lui. Voudrais-tu qu'il restàt garçon toute sa vie?

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Antonia sortit de l'église dans une rêverie profonde. Je pensai qu'elle faisait des réflexions sur sa folle conduite, mais je découvris bientôt qu'une nouvelle folie la tourmentait. Le soir, elle me pria sérieusement de la marier tout de suite, fût-ce avec un barcarole. Je lui imposai silence et la menaçai de la mettre au couvent. Il parait que ce mot de couvent lui inspira une frayeur terrible, et qu'on l'entendit gémir et pleurer pendant la nuit. Le lendemain, à l'heure du déjeuner, Antonia ne descendit point. Je l'envoyai appeler; on vint me dire qu'elle n'était pas dans sa chambre. Mes gens assuraient qu'ils ne l'avaient pas vue sortir. On trouva enfin une fenêtre du rezde-chaussée ouverte; les souliers d'Antonia, 'déposés au pied de cette fenêtre, éclaircirent mes doutes, car cette étrange fille saisie

sait toutes les occasions de courir sans chaussure avec un habillement de femme du peuple qu'elle s'était composé elle-même. Voici ce qui arrivait :

Nous étions au jour de l'Annonciation. Antonia, égarée par la crainte du couvent et l'envie de se marier, s'était souvenue de la cérémonie de l'Annonciade et de ses droits d'enfant trouvé. Elle avait pris la fuite, vêtue de son costume populaire. Par malheur, la sœur Sant-'Anna n'était pas à l'hospice quand elle y entra. Le cache. de plomb qu'Antonia portait encore à son cou lui servit à se faire reconnaître pour une trovatella. On lui permit de se ranger parmi les filles à marier, et lorsqu'elle parut dans la cour de l'hospice, les épouseurs, frappés de sa beauté, applaudirent en s'écriant:

-

Bénie soit la mère qui l'a mise dans la buca!

Tous voulaient avoir la charmante trovatelle. Deux garçons lui jetèrent en même temps le mouchoir, l'un barbier à Fuori-di-Grotts, l'autre macaronaro à Portici. Une bataille en serait résultée, si on n'eût apaisé les prétendans en laissant le choix à Antonia. Elle donna la préférence au petit barbier, et, à midi, tous les mariages furent célébrés à la fois dans l'église de l'Annonciade.

J'attendais à ma fenêtre, dans une anxiété cruelle, qu'on m'apportat des nouvelles de la fugitive, lorsque je vis deux calèches de place accourir au galop, remplies de lazzaroni, de cornemuses et de tambours de basque. C'étaient les époux, entourés de leurs amis, qui venaient me faire leurs soumissions. Antonia conduisait la troupe joyeuse.

-Signora, me dit-elle, je n'oublierai jamais que vous m'avez aimée comme votre enfant; mais je n'étais pas digne de tant d'honneur. Je ne suis qu'une pauvre fille du peuple, incapable de me former aux bonnes manières, de suivre votre exemple et de répondre comme je le devrais à tous les soins que vous avez pris pour mon éducation. Je rentre dans le peuple en acceptant un mari de l'ALnonciade, et quand je serai méchante ou jalouse, on ne s'en étounera pas. Pardonnez-moi ma dernière sottise; si j'en commets d'autres à présent, mon mari, qui est un homme robuste, saura bien me coriger à la façon de ses pareils.

La chose étant faite, il n'eût servi à rien de me mettre en colère. Je donnai quelques avis maternels à l'épousée, qui me promit d'avoi toujours pour moi le respect d'une fille, et puis je l'embrassai en lui offrant un présent de noce. Une distribution aux conviés termina la

séance. On remonta dans les voitures aux cris de: Vive la signora ! vive la reine des trovatelles! Et on s'en alla danser sous une treille.

Depuis ce jour, Antonia n'a plus connu le désœuvrement, véritable cause de ses fautes. Elle se lève de grand matin, travaille comme une bête de somme, et au bout de deux ans de mariage, elle est enceinte de son troisième enfant. Lorsqu'elle tourmente son mari, les querelles se terminent par des coups; ces petits orages passagers sont des crises favorables après lesquelles Antonia devient douce comme un agneau. Quant à moi, j'en suis pour mes peines, mes** bienfaits et mes frais de tendresse, dont la madone n'a pas voulu me récompenser, sans doute, hélas! parce que je l'aurai offensée de quelque autre manière.

C'est ainsi que la dame napolitaine termina l'histoire de la fille de l'Annonciade.

A la fin du mois de mai, à mon retour de Sicile, je me trouvais un jour pour la seconde fois dans le village de Sorrente, et je ne pensais plus à la trovatelle Antonia, ni à son mariage pittoresque. Les Aniers me persécutaient avec leurs offres de service. Autant j'aimais cette monture simple parmi les paisibles Siciliens, autant il me répugnait de m'en servir dans les environs de Naples, à cause des procédés impitoyables du ciucciaio pour le malheureux serviteur qui' lui gagne son pain. L'âne est le plus vertueux des domestiques, le plus modeste et le plus résigné; on le paie de toutes ses belles qualités en l'assommant; on l'accable de besogne, et on le laisse mourir de faim. Avec la race de Caïn qui habite la terre, la patience, là douceur et la sobriété ne font qu'attirer les mauvais traitemens, lest coups et la misère. Ma conscience n'était pas tranquille quand j'avais été cause de quelque iniquité à l'égard d'un animal. Cependant le nom de Meneghe, prononcé dans le groupe des âniers, réveilla mes souvenirs, et afin de parler à l'ancien amoureux d'Antonia, je montai sur son âne, après avoir fait un marché avec lui pour aller déjeuner à Massa. Meneghe témoigna d'abord de la répugnance à revenir sur ses aventures, et j'en augurai bien, dans l'idée qu'il aimait encore sa maîtresse infidèle. La promesse d'un regalio lui délia la langue. Il me raconta ses amours d'une manière risible, à son point de vue de paysan. Je lui demandai si cette affaire lui avait laissé beaucoup de regrets, et il soupira sans vouloir répondre.

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SEINE

-Ce garçon-là, pensai-je, doit avoir le cœur sensible.

En arrivant à Massa, je déjeunai sous un berceau de vignes, tandis que Meneghe mangeait dans la cuisine de la locanda. Lorsque je revins d'une promenade à pied pour reprendre mon âne, je m'aperçus que la pauvre bête n'avait eu d'autre nourriture qu'un peu d'herbe sèche couverte de la poussière du chemin. Je reprochai à Meneghe sa négligence et sa cruauté.

Anzi, me répondit-il, aben' fatto la colazione; bah! il a fait une bonne collation.

Je remontai sur l'âne avec la conscience agitée et de nouveaux doutes sur les bons sentimens du ciucciaio.

Écoute-moi, lui dis-je tout en cheminant, pourquoi ne te maries-tu pas ?

- Gnor, répondit-il dans son dialecte original, non trovarrò n'An

tonia.

-Tu ne trouveras pas une Antonia, c'est vrai; mais que n'épousestu Angelica?

Il leva les yeux au ciel, et fit claquer sa langue contre son palais. ce qui voulait dire non.

Et pourquoi, repris-je, ne veux-tu pas te marier?

Meneghe tenait à la main un bouquet de fleurs, il me l'offrit pour rompre l'entretien.

- Il faut me répondre, poursuivis-je; est-ce que tu aimes encore Antonia?

Meneghe saisit l'âne par la queue en poussant un cri sauvage, et l'infortuné animal fit une traite d'une lieue au galop, toujours harcelé par son maître. Je retournai ainsi promptement à Sorrente. Arrivé sur la place, je renouvelai mes questions.

- Gnor, répondit enfin Meneghe, è fenutto ppe me.

- Je te donnerai deux carlins de plus, lui dis-je alors, si tu me parles sincèrement; pourquoi dis-tu que tout est fini pour toi?

-Pecchè trovarrò na moglie, maje danaro e giubbettino colle sciure. Parce que je trouverai bien une femme; mais jamais d'argent ni de gilet à fleurs.

C'était sa belle toilette qui lui tenait au cœur. Mes doutes étant suffisamment éclaircis, je laissai là ce misérable ciucciaio pour aller voir la maison du Tasse.

PAUL DE MUsset.

FERNANDE.

I.'

A partir du lendemain tout changea dans la vie intérieure et extérieure de Fernande. Le bruit, le mouvement, les concerts, les spectacles, ne suffisaient plus au besoin qu'elle éprouvait de s'étourdir; elle voulut de nouveau être adorée, elle se refit l'ame de cette vie frivole qu'on appelle à Paris la vie élégante; son salon redevint le rendez-vous des lions les plus renommés, une succursale du JockeyClub. Plus de lectures, plus de travaux, plus d'études, une agitation perpétuelle, une fatigue physique destinée à donner un peu de repos à l'ame, voilà tout. La vie de courtisane, oubliée un instant, remontait du fond à la surface, et le souvenir de Maurice était refoulé dans les abîmes les plus profonds et les plus secrets de ce cœur qui, pendant tout un hiver, lui avait voué le culte du plus pur amour.

Le comte de Montgiroux, dont la présence avait amené chez Fernande tout ce changement, devenait de jour en jour plus amoureux de sa maîtresse, mais en même temps plus jaloux. Fernande avait calculé ce qu'elle faisait en recevant chez elle M. de Montgiroux : c'était la réserve de sa liberté tout entière qu'elle avait stipulée. Plus heureuse que ne le sont les femmes mariées, qui ne peu

(1) Voyez la première partie dans les livraisons des 17, 24 et 31 décembre 1843 t 7 janvier 1844.

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