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France, arrivée à son terme de 89, n'eût été grosse que de questions de cet ordre. Ce qui a fait le droit supérieur, et j'ose dire divin de la révolution, ce qui fait sa grandeur impérissable, ce qui a fait de son héritage le patrimoine, non de la France seulement, mais de tous les peuples, c'est qu'elle a été une complète rénovation de principes. Pour tout résumer en un mot, pour tout réduire à un seul chef, elle a déplacé le principe de la souveraineté. Il ne s'agit point ici seulement de la souveraineté du peuple substituée à la souveraineté royale. Non le roi lui-même, si absolu qu'il ait pu être ou qu'on le veuille imaginer, le roi, dans l'antique monarchie, n'était pas le souverain. La thèse révolutionnaire a une plus vaste portée.

Le moyen-âge, tout féodal et tout catholique, avait amalgamé d'une manière presque inextricable les caractères et les formes de ces deux institutions. En bâtissant sa hiérarchie, qui avait pour base le serf, puis le seigneur, puis le baron suzerain des seigneurs, puis le roi suzerain des barons, il s'était laissé mener par cette progression ascendante par-delà le roi jusqu'à Dieu, seigneur des seigneurs et suzerain des rois. Ainsi enclavé dans une série de termes dont le rapport mutuel était exprimé par les divers degrés de l'allégeance, Dieu se trouva être une personne féodale placée au faite du système, dont elle faisait la clé de voûte. Tout ce qui était homme releva de Dieu au même titre que tout ce qui était sujet releva du roi. La foi populaire n'était arrivée à se figurer la puissance infinie et le rapport du créateur avec la création que sous la même expression qui lui rendait sensible le rapport des diverses classes de la société entre elles. Dieu fut taillé sur le patron indéfiniment agrandi du seigneur, dont il retint le nom; la Vierge, mère de Dieu fait homme, devint une dame, notre dame à tous. Mais en vertu de cette hiérarchie même, dont l'échelle tout entière était comprise entre les deux termes extrêmes, serf et Dieu le baron ne fut baron que parce qu'il était chrétien, c'est-à-dire le féal de Dieu, son souverain seigneur. Il en fut de même pour le chevalier, pour le roi. Ainsi l'institution religieuse en vint, dans l'esprit des peuples comme dans la réalité, à ne faire qu'un avec l'institution civile et politique, et le droit divin n'exista que comme partie intégrante du droit féodal. Les papes, vicaires de Dieu, poussèrent de leur mieux à cette confusion, sachant bien que Dieu ne viendrait jamais exercer en personne son droit souverain ni prononcer sur les cas de forfaiture et de déchéance, et bientôt on les vit établir en son nom la prééminence de leur autorité sur l'autorité royale, relever les sujets du devoir de fidélité, disposer en un mot des royaumes de la terre qui, en réalité, se trouvèrent relever non de Dieu, mais de son vicaire. Avec le laps des siècles cependant, l'édifice féodal s'effrita pierre à pierre, la foi religieuse s'amortit ou s'éclaira; les deux élémens qui avaient constitué l'Europe théocratique du moyen-âge se désagrégeant par leur dissolution même, petit à petit le triage se fit. Dans les derniers temps, le droit du roi était un peu plus fermement inhérent à sa couronne, et le droit du prêtre un peu plus confiné dans son église. Sans avoir consenti aucune renonciation formelle autre que celles de

la pragmatique sanction, les papes ne se montraient plus aussi jaloux de remuer ces redoutables questions de prééminence qui avaient si rudement agité le moyen-âge. Le fait avait capitulé, mais au fond les principes s'étaient maintenus, le moyen-âge était encore debout dans les formules. Le roi était toujours oint, sacré, investi au nom de Dieu par un prêtre, ministre et lieutenant de Dieu; le roi était toujours fils aîné, fils émancipé si l'on veut, mais enfin fils aîné de l'église, qui constatait par là son privilége de mère; le roi ajoutait encore à son titre la qualité de très chrétien. Le roi disait encore qu'il ne relevait que de Dieu et de son épée, ce qui était moins proclamer son droit divin à lui-même que reconnaître le droit divin du clergé; car Dieu ne venait pas plus que par le passé se manifester personnellement aux hommes. Il ne venait point en personne demander compte à ses féaux de leur conduite envers leur suzerain, et ce n'était pas Dieu qui, naguère encore, avait mandé Henri IV et l'avait contraint à recevoir dans la personne de son ambassadeur une correction seigneuriale: fait postérieur à la pragmatique sanction. Malgré l'éclat que voulut donner Louis XIV à la revanche qu'il en prit sur la papauté, la souveraineté n'était donc point sortie de la citadele théocratique et surnaturelle où l'avait enfermée le moyen-âge. Or, en présence de cette souveraineté impersonnelle qui ne remontait en principe jusqu'à Dieu que pour s'arrêter en fait dans les mains de ses ministres, l'œuvre capitale de la révolution est de l'avoir retirée du ciel pour la ramener sur la terre, pour la rendre à l'homme, à la personne humaine, seul souverain dans les affaires humaines; de l'avoir arrachée, non au Dieu, suprême auteur et modérateur des choses, mais à ce Dieu politique, à ce Dieu de franc-aleu, à ce Dieu seigneur et suzerain qui trônait et tonnait au sommet de l'échelle féodale, appuyée par un bout sur la chaîne d'un serf, et par l'autre perdue dans les sphères inaccessibles où le sanctuaire auguste de la majesté divine défie éternellement les folles témérités de l'orgueil des hommes; ce déplacement de la souveraineté, je le répète, voilà dans sa substance toute l'œuvre de la révolution. C'est par là qu'elle a passé la charrue sur les dernières racines du moyen-âge, changé complètement l'assiette historique de la civilisation et inauguré une ère nouvelle pour les sociétés. Si M. Droz admet ce déplacement et son résultat comme réels d'abord, puis comme légitimes, je voudrais le voir convenir que l'essai même n'en pouvait être tenté par ceux que, faute de pouvoir les appeler souverains, puisqu'ils ne l'étaient pas en principe, j'appellerai les suppôts de l'ancienne souveraineté. Qui l'eût entrepris? le roi, le clergé ou la noblesse? Si le roi eût dit au clergé : Il n'y a plus dans l'état que l'état; vous n'êtes plus un corps subsistant par lui-même, vivant de sa terre et de sa loi, mais de simples citoyens exerçant des fonctions religieuses; vos biens désormais sans maîtres reviennent à l'état qui, en échange, pourvoira à la dignité du sacerdoce, et, auprès de chacun de vous individuellement, aux besoins de votre existence; le clergé lui eût répondu : Où prenez-vous le droit de nous parler ainsi? Dieu, dont vous relevez et dont nous sommes les ministres, ne vous a pas institués et

consacrés par l'autorité de son église pour tourner contre elle une puissance qu'elle vous a conférée en son nom. Roi de droit divin, nous déclarons, nous, investis du pouvoir de lier et de délier, votre droit éteint. S'il eût tenu à la noblesse un langage analogue, la noblesse lui eût répondu Nous sommes comtes et barons chrétiens. Dieu, qui nous a faits comtes comme il vous a fait roi, a permis que vous ne relevassiez que de lui-même et de votre épée. Mais c'est nous qui sommes cette épée, et elle se retourne contre vous qui la voulez tourner contre un ordre établi par Dieu. De quelque autre part, clergé ou noblesse, que fût venue l'initiative, toute action régulière et légale se fût brisée contre cette objection: où prenez-vous l'autorité que vous employez à abattre la mienne. En niant mon pouvoir qui a même source et même sanction que le vôtre, vous niez donc chez vous le pouvoir en vertu duquel vous vous élevez cependant contre moi! Où prenez-vous un Dieu et un droit contre le droit et le Dieu qui nous ont institués tous les deux ? Ainsi, à moins de se retourner eux-mêmes contre leur principe, contre leur légitimité, contre leur raison d'être, le roi, la noblesse, le clergé, en les supposant atteints d'une heureuse contagion de patriotisme, ne pouvaient rien, que des réformes insignifiantes; et si un seul de ces pouvoirs résistait, son objection avait une telle force, toujours à moins que les autres ne consentissent à renier leur propre principe, que s'il persistait, il leur restait pour unique expédient l'appel franc et décidé à la force brutale, ce qui nous ramène par un autre chemin aux seules ressources d'une révolution et de ses procédés hasardeux. Tout, jusqu'aux principes même, était devenu abus dans un régime dont la caducité était aussi impuissante à gouverner des faits sociaux qui la débordaient qu'à se dégager d'un principe qui l'eût étou!fée, soit qu'elle eût tenté de lui échapper, soit qu'elle se fût résolue à s'y ensevelir avec tout ce qu'il ne pouvait plus vivifier.

La réforme devait donc, sous peine d'être stérile et illusoire, frapper là où avait atteint la caducité. Elle n'était efficace, elle n'était durable, elle n'était quelque chose qu'à la condition de culbuter au fond de l'abîme, dans les ombres duquel il s'enfonçait déjà de lui-même, le principe suranné, qui ne savait plus que se cacher, et une telle œuvre ne pouvait être accomplie par aucune des puissances qui étaient nées de ce principe, qui ne tenaient que par ses racines. Le tiers-état se trouva soudain être tout, précisément parce que jusqu'alors il n'était rien.

Or c'était là une souveraineté substituée à une autre souveraineté; c'était là une révolution. On ne pouvait la prévenir qu'en tuant son principe, ce qui était au-dessus des forces humaines. On ne pouvait la diriger qu'en lui cédant la place, ce qui, comme abnégation, était aussi plus grand que nature. Il y eut une lutte terrible où toute l'Europe s'engagea. Mais le principe nouveau prouva son droit en montrant sa force, et il s'empara du champ de l'histoire.

Voilà les observations que nous avions à présenter sur l'idée fondamentale de l'ouvrage de M. Droz. Sous cette réserve, et entrant avec lui dans

le détail des évènemens, nous reconnaîtrons volontiers que la situation de Louis XVI, plus habilement gouvernée, eût pu être indéfiniment soutenue, qu'on eût pu descendre au fait final, à la secousse décisive de la révolution par des pentes moins abruptes, et nous nous plairons à constater la profondeur de ses études comme la modération, la justesse et la sagacité de ses jugemens.

A côté de l'ouvrage de M. Droz, mais sans qu'il y ait aucun autre rapprochement à faire, je veux placer, pendant que j'en suis aux historiens venus après coup, une Histoire de Philippe d'Orléans et du parti d'Orléans dans ses rapports avec la révolution française, par M. Tournois. De tous les hommes de la révolution, le malheureux père du roi actuel des Français est peut-être celui sur qui semble avoir été le plus visiblement empreint le sceau d'une fatalité inexorable. Homme voluptueux, par mollesse plutôt que par fougue de tempérament, il s'est trouvé jeté au milieu d'un temps de troubles et poussé par une première fatalité de naissance et par les antipathies de famille entre les rudes mains des tribuns et dans les orages de la démagogie; homme, faible et doux de caractère, il a eu à soutenir les situations les plus violentes et toujours plus fortes que lui; homme brave par position, par tradition, et n'ayant guère eu, grace à une autre tradition de méfiances domestiques, qu'une seule occasion de faire ses preuves, il ne lui est resté que l'heure de l'échafaud pour répondre aux plus odieuses et aux plus impudentes calomnies; prince du sang et patriote, cette double qualité fit que, traité de tous côtés en ennemi ou en suspect, il n'y eut pas de place, pas de refuge pour lui sur la terre, et que, renié par ceux du camp où l'avait placé la naissance, il fut immolé par ceux du camp où son choix l'avait transporté; les uns ne lui tenaient plus compte de son nom, les autres ne lui tenaient pas compte des gages qu'il leur avait donnés par d'immenses sacrifices; ainsi tout tournait contre lui, ce qu'il avait aussi bien que ce dont il se dépouillait, ce qu'il osait aussi bien que ce qu'il craignait d'assumer sur lui. La destinée qui s'est obstinée à lui donner toujours tort, quelque parti qu'il prît, s'est aussi tellement complu à amasser autour de lui les suspicions, les apparences plus ou moins spécieuses, les témoignages passionnés et enfin les épreuves solennelles et d'une conclusion malheureuse, que ceux-là même qui se sentent le plus disposés à le plaindre se sentent peu aiguillonnés à le défendre.

M. Tournois a abordé résolument cette tâche, il l'a fait d'un point de vue révolutionnaire, et comme parfaitement convaincu du désintéressement et de la sincérité des sentimens qui avaient engagé le duc d'Orléans dans le parti de la révolution. Que l'ambition assez somnolente d'ailleurs de ce prince n'ait pas été, pendant un moment du moins, et sous l'influence des excitations de Mirabeau, chatouillée par l'espoir d'une éventualité qui appellerait la branche cadette sur le trône de France, c'est ce qu'il paraitrait difficile de soutenir. Mais qu'à partir de la mission en Angleterre et peut-être même avant les fameuses journées d'octobre qui ont été le signal

d'un si grand déchaînement d'accusations contre lui, ces projets ne se soient pas complètement effacés dans la répugnance profonde des facultés et de toute la nature de Philippe d'Orléans pour le rôle d'ambitieux, de conspirateur; qu'ils ne se soient pas noyés et ensevelis dans les dégoûts dont ses premières tentatives l'avaient abreuvé, que l'indécision et la faiblesse connues de son caractère, la suite des évènemens non moins que ses renonciations formelles et plusieurs fois répétées dans les circonstances les plus décisives, n'en soient pas une preuve irrécusable, c'est ce que les préventions tenaces de la haine et l'endurcissement de l'esprit de parti peuvent seuls aujourd'hui persister à nier. Il y a d'ailleurs une autre raison pour qu'il n'ait soldé ni les journées d'octobre ni tant d'autres émeutes que l'on a fait sortir des coffres-forts du Palais-Royal. Cette raison, je la trouve dans un livre non suspect, dans les Souvenirs thermidoriens, dont j'aurai à parler plus bas, et qui la donne sur la foi moins suspecte encore d'un préfet de la restauration destitué en 1830, dont le père avait occupé des charges dans la maison d'Orléans, et en connaissait, dit l'auteur, les affaires. Le duc d'Orléans, endetté par de folles dépenses, eut recours à de nouveaux emprunts pour faire élever les galeries du Palais-Royal sur le revenu desquelles il comptait pour remettre quelqu'ordre dans sa fortune. Cette spéculation tourna d'abord si mal que les premiers emprunts et d'autres qui suivirent ne suffisant pas pour achever les constructions, le spéculateur se vit bientôt réduit à l'unique ressource de vendre une arcade pour bâtir l'arcade voisine, si bien que lorsqu'il eut fini il ne lui en restait pas dix en propriété, et il se trouvait de quelque vingt millions plus endetté qu'auparavant. Son château de Saint-Cloud, vendu à la reine, qui l'avait long-temps convoité, ne lui fut pas payé. Malgré les réductions introduites dans les dépenses de sa maison, presque tous ses domaines étaient engagés au moment de la révolution, et celle-ci ne contribuait pas à rétablir ses affaires, lorsque pour l'achever, la nuit du 4 août lui enleva d'un seul trait trois millions et demi de revenus en droits féodaux qui formaient la moitié de l'apanage de sept millions que Louis XIV avait constitué au chef de sa race. On sait, et il en a déposé devant le tribunal révolutionnaire, qu'il dut vendre une portion de ses propriétés pour subvenir aux libéralités qu'il exerça envers les pauvres pendant le rigoureux hiver de 88-89. A l'époque où on nous le montre subventionnant l'insurrection, il vivait péniblement d'économie, de gêne, et des restes d'un crédit épuisé. Il est à regretter que ce renseignement, fourni par l'expréfet M. Esmangard, n'ait pas figuré au nombre des dépositions rassemblées par l'enquête si hostile du Châtelet, ni dans le rapport du député Chabroud, qui a si bien lavé, devant l'assemblée nationale, le duc d'Orléans de tout soupçon de participation personnelle aux scènes désordonnées de la matinée du 6 octobre.

La vivacité de la conviction qui anime M. Tournois sur la vie entière du prince dont il prend la défense a donné à son livre le ton de la polémique plutôt que celui de l'histoire, je dis même d'une polémique assez souvent

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