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M. de Montgiroux avait l'habitude des grandes transactions politiques et sociales.

Malheureusement, en adoptant cette ingénieuse combinaison, le bonheur du pair de France reposait toujours sur ce point douteux, l'adhésion de Fernande. Or, il connaissait assez Fernande pour croire qu'elle se prêterait difficilement à cet arrangement, quelque logique et convenable qu'il fût.

L'autre moyen était une de ces ressources qu'on repousse d'abord comme insensées, puis qui se représentent après avoir grandi dans l'éloignement où on les a repoussées, et qui bientôt reviennent grandissant toujours, jusqu'à ce qu'elles vous enveloppent d'une obsession éternelle, perdant chaque fois un peu de la terreur qu'elles vous inspiraient; enfin, après une lutte triomphante, elles vous apparaissent comme une chose redevenue naturelle de monstrueuse qu'elle était auparavant, pareilles à ces masses informes que l'ourse met au jour et dont, à force de les lécher, la mère obstinée parvient à faire des

oursons.

M. de Montgiroux avait si bien tourné et retourné ce projet informe et monstrueux dans sa pensée, qu'il avait fini par en faire une chose qui lui paraissait très arrangeable; maintenant le projet n'était autre que d'épouser Fernande.

- Il y a un fait positif, se disait-il en lui-même, c'est que je ne puis plus être heureux maintenant sans la possession de cette charmante femme, qui est devenue nécessaire à ma vie. Or, j'apaiserai plus facilement Mme de Barthèle que je ne parviendrai à fixer Fernande. Si je dois me marier pour faire un acte de raison ou de folie, que ce soit au moins dans l'intérêt de mon bonheur et pour embellir mes dernières années. Fernande est une fille de bonne maison, d'un noble caractère, d'un esprit cultivé, qui sentira la grandeur du sacrifice que je fais pour elle. Devenue ma femme, elle se croira obligée, pour racheter ses fautes passées, de se conduire d'une manière irréprochable. Alors je ne craindrai plus de rivaux, si jeunes et si séduisans qu'ils soient; Maurice surtout devra respecter la femme de son oncle, que dis-je? la femme de son père. Mme de Barthéle, une fois calmée, comprendra et fera comprendre à tous que j'agis ainsi dans l'unique but de rendre Maurice à Clotilde, et pour briser en lui les dernières espérances d'un fol et coupable amour. Fernande, dira-t-on, avait résisté; cela même fera bien dans le monde, que Fernande ait résisté à Maurice. Cette résistance avait produit un désespoir profond, un désespoir qui pouvait mener Maurice au tombeau. Ces considéra

tions m'auront déterminé, j'aurai même tout l'honneur d'un grand dévouement. Mme de Barthéle elle-même donnera au monde ce bel exemple d'amour maternel et de respect humain. Notre conduite sera interprétée dans le sens le plus convenable si nous savons choisir un de ces momens où la société est bien disposée. Enfin, cette aventure romanesque sera d'autant plus touchante, qu'elle contiendra plus d'invraisemblances. Je connais le monde, il croit tout ce qu'on veut lui faire croire, pourvu que les choses soient incroyables; c'est le meilleur parti, le parti auquel je dois m'arrêter, le parti qui concilie tout, et par conséquent le parti le plus sage. Je m'y arrête donc décidément. Ma vie publique appartient au pays, et Dieu merci! pendant les quarante années que je lui ai données, j'ai fait assez de sacrifices à la patrie; mais ma vie privée est à moi seul, et je puis la diriger comme bon me semble. D'ailleurs, quand je serai heureux, que m'importe ce qu'on dira? et puis, combien de temps dira-t-on quelque chose? Mon mariage fera bruit huit jours avant, huit jours après sa célébration; on en parlera beaucoup pendant six semaines, on s'en occupera encore pendant un mois, par hasard, et quand la conversation tombera là-dessus. J'irai aux eaux avec Fernande; elle y sera charmante et séduira tout le monde. Je parlerai de mes projets de réception pour l'hiver, une fois par semaine, tantôt un bal, tantôt une soirée musicale. Je suis riche, j'aurai chez moi les plus jolies femmes et les meilleurs chanteurs de Paris : au bout de trois mois on se disputera mes invitations, et au moins, de cette façon, j'aurai une maison, un ménage, un foyer domestique, bonheur dont j'ai été constamment privé, moi qui étais né pour les vertus intérieures et la vie intime. Ainsi c'est décidé, je profite des émotions de la journée, qui ont dû mettre ma belle Fernande en disposition de m'entendre. Je connais tous les passages de la maison, un corridor seulement nous sépare; bientôt chacun dormira, et moi je profiterai du sommeil de tout le monde pour lui porter cette bonne nouvelle.

Nous devons ajouter, à l'honneur du pair de France, qu'il ne lui vint pas même à l'idée que Fernande pût refuser une offre aussi honorable et surtout aussi avantageuse que celle qu'il se proposait de lui faire. Dans son impatience, il parcourait la chambre en tous sens, prêtant de temps en temps l'oreille pour écouter, et guettant le moment où il pourrait sans imprudence faire sa visite nocturne. Mme de Barthéle, de son côté, méditait sous l'influence de sentimens pareils. Il y avait de plus en jeu chez elle la vanité féminine, ce mobile si puissant qu'il conserve à la vieillesse elle-même toute

la chaleur et toute l'activité du jeune âge, et qu'il entretient les illusions du cœur à ce point de rendre ridicule chez les uns ce qu'on plaint ou ce qu'on admire chez les autres. D'ailleurs la baronne, ainsi que nous l'avons dit, avait été d'une constance parfaite dans son infidélité; elle avait trahi le mari toute sa vie, c'est vrai, mais jamais l'amant. La confiance naturelle qu'elle avait en elle-même s'augmentait encore de ce respect gardé à la foi jurée, de telle sorte que, soutenue par ses travers dans l'espoir de conserver et par ses qualités dans la crainte de perdre, elle ne doutait pas de son pouvoir, surtout lorsqu'il s'agissait d'imposer sa volonté au comte de Montgiroux, qui jusqu'à ce moment au reste n'avait jamais essayé que timidement de s'y soustraire.

Aussi la lueur qu'avait fait naître dans son ame la préoccupation du pair de France depuis le moment où Mme Ducoudray était arrivée, lueur qu'avait changée en lumière éclatante l'apostrophe maligne de Mme de Neuilly, mettait-elle la baronne dans un état d'exasperation facile à concevoir pour quiconque connaissait ce caractère primesautier, tout plein de mouvemens irréfléchis et d'emportemens mal calculés.

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Ah! l'ingrat, disait-elle, qui eût jamais cru cela de lui? ou plutôt c'est une révélation qui me prouve que mon aveuglement a été bien long et bien stupide. Oser s'occuper d'une autre femme, oser se montrer avec elle en public; car d'après tout ce qu'a dit M. Léon de Vaux, d'après tout ce que je me rappelle maintenant de demi-mots échappés à M. Fabien, il s'est montré avec elle en public, et surtout le vendredi, dans sa loge à l'Opéra. C'est donc cela qu'il avait toujours réunion le vendredi soir, et qu'aujourd'hui même.... Eh bien! mais c'est cela, il voulait absolument retourner à Paris, il en avait fait une condition de son séjour ici. Puis quand elle est arrivée, quand il a su qu'elle restait, il n'a plus parlé de départ. Ainsi Mme de Neuilly ne se trompait pas, ainsi elle sait tout; elle sait que je suis sacrifiée à cette femme, et elle va tout dire. Raison de plus pour que je tienne à mon projet. Notre mariage donnera un démenti solennel à tous les commérages faits ou à faire. Mais comprend-on quelque chose à cela? cette femme qui refuse Maurice, jeune, beau, riche, élégant, pour donner la préférence à un homme de soixante ans! Allons donc, c'est impossible. Impossible, non, si cette femme est ambitieuse. Par exemple, qui dit qu'elle ne voulait pas pour amant un homme dont l'avenir fût libre? TOME XXVI. FÉVRIER.

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qui dit que M. de Montgiroux, riche, titré, possédant une grande position sociale, n'est pas le but qu'elle s'est proposé pour clore sa vie de plaisirs et de fantaisies? Car enfin cette Mine Ducoudray, cette Fernande, cette Me de Mormant, c'est une courtisane; elle Fa dit elle-même. Ah ça, mais il faut que ces messieurs aient été bien hardis d'amener une pareille femme chez moi, et moi bien bonne de l'avoir reçue; car, enfin, je le répète, c'est.... 'Avec cela que la sirène est d'autant plus redoutable qu'elle a de l'esprit, des manières distinguées, une éducation parfaite, qu'elle est charmante enfin, il faut bien que je me l'avoue à moi-même. Le péril est grand, je le sais, mais plus il est grand, plus il est de mon devoir de lutter, de conserver à Maurice la fortune de son oncle. Que dis-je, de son oncle? de son père. D'ailleurs je me dois à moi-même de ne pas laisser une autre femme porter le nom qui m'est dû. Il ne sera pas dit que je n'ai point inspiré au comte un amour éternel et exclusif. Je suis jalouse par convenance, bien entendu. Il ne pourra -se refuser à me donner cette preuve de tendresse quand je le pousserai à bout. Quelle raison alléguerait-il? quel reproche a-t-il à me faire? Non, il m'épousera, et cela le plus promptement possible. Je › ne veux pas même qu'il tarde d'un jour à s'y disposer, et la nuit ne se passera pas sans que j'aie son engagement. Il est onze heures et demie, tout le monde sera bientôt endormi dans la maison, sa chambre est voisine de la mienne, j'irai le trouver.

La chose était d'autant plus facile à exécuter que sa toilette du soir était faite, qu'elle avait renvoyé ses femmes de chambre, qu'elle était seule dans son appartement, et que, bien qu'elle ne fût plus d'âge à expliquer une action aussi simple que celle de sortir de sa chambre, elle pouvait, si elle était rencontrée, alléguer le prétexte naturel de vouloir prendre une fois encore des nouvelles du malade avant de se mettre au lit. Me de Barthèle persista donc dans son projet, et attendit avec une impatience de jeune fille le moment de le mettre à exécution.

Clotilde n'était pas moins agitée que ne l'étaient M. de Montgiroux et Mme de Barthéle. Depuis le matin, bien des choses lui avaient été révélées, et bien des sentimens inconnus jusque-là s'étaient éveillés dans son ame. Cette légère couche de glace qui couvrait son cœur s'était fondue à la flamme de la jalousie, et il s'en fallait de beaucoup qu'elle fût prête maintenant à renoncer à son droit social d'épouse. L'illusion d'un amour coupable avait disparu; l'influence

des impressions secrètement favorables à un autre homme, qui un instant avait failli égarer son cœur et fausser son jugement, s'était évanouie. Avertie au moment du danger, elle avait pu s'armer à temps contre une émotion encore vague. Elle s'était senti la force de lutter contre elle-même, elle l'avait fait; elle avait remporté la victoire, et maintenant, rattachée à ses devoirs, bien affermie dans la résolution de n'y pas manquer, elle comprenait la jalousie, elle en recevait la première atteinte, et le sentiment qu'elle retrouvait dans son cœur à la place de celui qu'avec l'aide de Fernande elle en avait arraché, n'était plus cette affection ingénue et fraternelle que Maurice lui avait inspirée autrefois : c'était un sentiment tout nouveau, presque inconnu encore; et bientôt ce sentiment menaça de s'emparer de toute son ame.

Clotilde avait transporté dans sa jeunesse les habitudes de son enfance; la femme avait presque entièrement gardé la virginale chasteté de la jeune fille, et jamais elle ne s'endormait sans faire à vingt ans la même prière qu'elle faisait à quatre ans; mais pour la première fois, en s'agenouillant, la jeune femme se sentit troublée dans l'accomplissement de cet acte pieux. Le souvenir des évènemens de la journée se présentait seul à son esprit et empêchait le recueillement de la pensée; l'élan de l'ame ne parvenait pas à s'élever audessus des sentimens qui s'étaient tout entiers emparés d'elle. Les images de Fernande et de Maurice passaient et repassaient sous ses yeux enlacées, souriantes, enivrées de voluptés. L'amour commençait à se révéler à elle, vif, ardent, jaloux, l'entraînant vers un mari qu'elle eût pleuré la veille avec chagrin, mais non avec désespoir, et dont en ce moment l'indifférence probable dans l'avenir qui leur était encore réservé à tous deux devenait l'idée et même la menace d'un supplice insupportable.

- Mon Dieu! s'écriait-elle, toujours à genoux et se renversant en arrière, les yeux et les mains au ciel, et avec une épouvante involontaire dans le cœur, mon Dieu! ayez pitié de moi; mon Dieu! rendez-moi la paix de mon ame. Je vous ai demandé la conservation des jours de mon mari, et maintenant que vous me l'avez accordée, dites-moi, mon Dieu! est-ce donc moi qui dois mourir? L'union bénie en votre nom, consacrée par votre ministre, jurée aux pieds de vos autels, sera-t-elle une source de larmes? C'est Maurice que je dois aimer, me dit votre loi sainte, et c'est une femme étrangère qui possède son cœur, qui dispose à son gré de son existence, qui lui ouvre la tombe et la referme d'un mot, par la magie de son

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