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opinion, telles seront les conclusions de cet examen, dans lequel, flatteuse ou non, la vérité a été dite à l'auteur. La louange n'est pas toujours une preuve d'estime.

Quelques jours avant cette représentation, l'Odéon avait offert au public. un petit acte de M. Debelloy, Karel du Jardin. Karel était un peintre hollandais dont les paysages et les scènes champêtres sont estimés. Il mourut à Venise vers la fin du XVIIe siècle. L'auteur suppose qu'amoureux et pauvre, cet artiste quelque peu fou dut sa fortune et son bonheur à une charmante hôtesse nommée Beppa. N'allons pas aux informations. Les vers de ce petit ouvrage sont agréables, et le canevas ingénieux.

Il se fait peu à peu sur les théâtres de vaudevilles une transformation qu'on ne tardera pas à reconnaître. Nous l'attribuerions, quant à nous, aux émigrations des acteurs qui vont transportant à chaque exil nouveau leur masque sérieux ou comique d'une scène à l'autre, si le théâtre du Vaudeville, qui n'a pas eu à souffrir de ces changemens de personnel, ne se transformait tout le premier. On a reproché la pruderie aux héroïnes de Mme Ancelot; on a beaucoup gémi de voir les pièces longues et gourmées succéder aux pièces gourmées et longues; mais depuis l'approche du carnaval, M. et Mme Ancelot se sont décidés à folâtrer place de la Bourse, comme on ne le fait plus depuis quelque temps aux Variétés. M. Laurencin a mis en avant Adrien ou ma Bonne Étoile, folie que M. Auvray n'eût pas pu faire jouer au Gymnase, tant les mots sont pointus et les gestes arrondis. La bonne étoile de M. Adrien, c'est un ange aux yeux bleus, Mme Doche, qui tombe des nues au milieu d'un carnaval perpétuel, que s'est fait à luimême M. Adrien Laferrière, secondé par un démon des plus bruyans nommée Me Judith. Ces deux personnages, ayant fait assaut de vacarme, de folies, de danses excentriques, se trouvent gênés par la présence de la bonne étoile. M. Adrien avait pris l'habitude de renvoyer ses pratiques, il est graveur, avec force mauvais complimens; il dépensait toute la nuit l'argent qu'il ne gagnait pas le jour; tout à coup sa bonne étoile éclaire M. Adrien, qui se remet à graver intrépidement, ne danse plus, et congédie Mlle Judith, pour épouser l'ange aux yeux bleus. Cette Judith, en démon incorrigible, devient la mauvaise étoile d'un certain Hector, héritier des traditions chorégraphiques et bachiques du bel Adrien, passé à l'état d'homme vertueux. Voilà pour le sentiment. C'est Mme Ancelot qui aura reçu cet acte-là. Maintenant nous passons à un vaudeville plus que grivois, l'un de ceux que M. Ancelot aura voulu désigner sans doute dans ces fameuses affiches, où il fait annoncer à la quatrième page des journaux que toutes les pièces du Vaudeville sont empreintes d'un goût parfait, et respirent un parfum de bonne société qui, des faubourgs les plus nobles, attire tout Paris à la place de la Bourse. Les Gamins de Paris, voilà le titre de cet ouvrage littéraire, à l'aide duquel le directeur académicien fera tambouriner qu'il opère la régénération de son théâtre. Les gamins de Paris sont des femmes qui trompent leurs maris, tourmentent les portiers, vexent le guet, dont leurs

maris font partie, et bondissent d'une façon cavalière dans des blouses, des bourgerons, et autres travestissemens. Cris aigus, attitudes prohibées, galops frénétiques, composent l'intrigue de ces saturnales d'un goût peu sévère et peu nouveau. M. Clairville est l'auteur de cette folie reçue par M. Ancelot. Tandis que le Vaudeville cherchait à séduire par ces aimables divertissemens les rieurs que Michel Perrin ne fait plus rire, les Variétés s'empressaient de retenir ces mêmes rieurs et leur servaient un plat tellement épicé, que M. Ancelot a dû en pâlir de jalousie. Les Oppressions de Voyages, calembourg assez plat, sont une pièce insupportable jouée avec une verve diabolique qui en a fait ressortir les inconvenans détails avec la brutalité d'un verre grossissant braqué sur quelque insecte horrible. La pièce a été sifflée de façon à changer la pâleur de M. Ancelot en un vermillon d'hilarité. Les deux hommes d'esprit qui se sont rendus coupables de ce calembourg et de ses conséquences ont été rudement menés par un parterre qui voulait rire, mais rire en s'amusant. Ils ont pris le pseudonyme de Sauvageot pour sauver leur amour-propre, qui a dû souffrir cruellement, mais qui pardonnera bien vite, car l'amour-propre offensé des vaudevillistes pardonne avec une espèce de fureur. Nous en avons eu la preuve dans MM. Duvert et Lauzanne qui, offensés au Palais-Royal, aux Variétés, au Vaudeville, ont été indulgens malgré tant d'outrages, et ont pardonné au public sept à huit fois de suite, notamment dans un vaudeville intitulé la Bonbonnière, dont nous allons nous occuper tout à l'heure. Signalons auparavant le succès d'une divertissante pochade de MM. Siraudin et Moreau, représentée sous ce titre : les Comédiens ambulans. Scarron ne pourrait s'empêcher de sourire, le rusé goutteux, en voyant que les acteurs du Roman comique n'ont guère changé que de chausses et de chapeaux pour désopiler la rate du public.

C'est au Palais-Royal que MM. Duvert et Lauzanne ont voulu opérer leur réconciliation avec les spectateurs; mais comment raconter cette scène sans encourir les reproches que méritent selon nous les deux auteurs? Ces sortes d'intrigues ne s'analysent pas, cette sorte de littérature ne se critique point. MM. Duvert et Lauzanne ont été offensés une neuvième fois par le public, dont l'indulgence n'est pas inépuisable comme celle des vaudevillistes. Cela nous a fait voir que le théâtre du Palais-Royal n'est pas heureux depuis quelque temps, et qu'il a besoin d'un succès pour se maintenir au niveau de sa prospérité habituelle. Mlle Déjazet n'est pas engagée et ne le sera pas. Si M. Dormeuil adopte par malheur les théories paradoxales que le théâtre des Variétés mit en pratique avant l'engagement de Bouffé, à savoir qu'on peut se passer d'acteurs, nous lui prédisons beaucoup de mécomptes. Les bons acteurs ont fait chez lui passer les pièces faibles. Or, les pièces ne sauraient être meilleures, nous n'y voyons pas de raisons, car le vaudeville gai est chose peu variable de sa nature. L'équation sera donc simple; acteurs faibles, plus, pièces mauvaises, seront au public du Palais-Royal ce que la désastreuse année passée a été à la caisse de M. Roqueplan.

Rien de nouveau pour le Gymnase. Les actionnaires dont on parle tant

sont de véritables ombres pour la transparence et l'impuissance. Aucune combinaison ne retirera cet excellent théâtre du gouffre au bord duquel l'a retenu jusqu'à présent la main ferme et intelligente de M. Poirson. On peut prévoir dès aujourd'hui que cette même volonté qui a compromis la prospérité du Gymnase lui rendra sa splendeur et sa fortune. Les haines cèdent au temps, l'amour-propre plie devant l'urgence. En attendant, le théâtre se maintient dans le mouvement général, comme ces rouages bien organisés qui broient les obstacles et fonctionnent incessamment. Le Nouveau Rodolphe, parodie prématurée des Mystères de Paris, a reçu l'accueil favorable que peuvent attendre toutes les contre-parties d'une idée hardie qui a fait sensation. M. Léonard nous montre un faux Rodolphe épris de l'amour du bien; le brave homme étudie la justice humaine dans le livre de M. Eugène Sue, il brise son esprit à l'application des théories sociales de la cour de Gérolstein, il brise son corps à l'exercice ingénieux de la savate, du pugilat, et de la lutte en tous genres. Il en résulte que, lorsqu'il se décide à faire comme don Quichotte sa première sortie contre l'humanité coupable, il essuie dans un tapis-franc une effroyable tempête de coups de pied et de coups de poing; les gens qu'il veut sauver lui font payer des indemnités, les femmes qu'il protége malgré elles se moquent de lui; battu sur tous les points, au physique et au moral, il se résigne à garder au milieu de la société le rôle moins compromettant d'observateur. Il admire de loin les savantes manœuvres du prince de Gérolstein, mais il ne les imite plus qu'en songe. Foin des utopies! Numa joue ce rôle avec un esprit charmant.

Quant au vrai Rodolphe avec son cortége de chourineurs, nous l'avons vu l'autre fois à la clarté des réverbères bleuâtres, dans cette tortueuse rue aux Fèves que nous croyons située près de Notre-Dame, et qui est transportée à la Porte-Saint-Martin. Ce drame monstrueux et splendide est installé définitivement sur la scène. La première représentation a tenu tout Paris en haleine, et l'on entendait frémir au dehors, dans l'attente du lendemain, la foule qui ne pouvait trouver place dans cette salle immense. Il y a peu de ces succès qui soient attendus, prédits, assurés; tout le monde savait que la pièce tirée du roman de M. Eugène Sue ne tomberait pas. On la supposait mauvaise, froide, décousue, mais on n'en doutait pas. Et, chose extraordinaire, tout s'est passé comme on le supposait. La pièce est réellement faible, mais non pas à la manière des pièces faibles, que l'on abandonne; elle est froide comme action suivie, mais palpitante dans chacune de ses parties; tous les rôles en sont tronqués, mais tous intéressent par une réalité saisissante. Cette pièce ne mène à aucun but, mais elle traverse tout. Chacun en dit du mal et brûle d'y retourner pour passer en revue une seconde fois ces tableaux magiques dont plusieurs se sont gravés en traits ineffaçables dans toutes les imaginations.

Rodolphe, l'ame, le sang de ce corps gigantesque créé par M. Eugène Sue, nous apparaît dans la pièce réduit au rôle d'un père qui cherche sa fille perdue. Il la cherche mollement, et la trouve par hasard. Mais c'est bien

Rodolphe, et il n'a pas manqué son effet. Le Maître-d'École, cette vivante image de l'horrible, n'est dans la pièce qu'un instrument; il a perdu l'esprit infernal qui, dans le roman, lui assure une supériorité aussi marquée sur les intelligences que sa force musculaire lui donne d'empire sur les corps. Mais il fait peur et produit son effet. Jacques Ferrand, lui, peut être considéré sous sa double face : l'homme aux furieuses passions semble un vieillard éteint qui voit doucement agir l'humanité au travers de ses lunettes bleues; que son masque tombe, qu'il se redresse, et vous verrez un homme robuste, un tigre affamé bondir çà et là en écrasant du rire et du geste ceux devant qui son front se courbait tout à l'heure. Cette nature de bile et de sang, cette organisation toute puissante pour le mal, a saisi d'étonnement, par sa personnification savante, tous ceux qui s'étaient crus bien servis par leur imagination pour interpréter cette création farouche. La comtesse Sarah est, sans contredit, le rôle le plus complet après celui de Ferrand. Le succès. de ce personnage n'a été contesté par personne. Nous n'en dirons pas autant des autres sur lesquels vont porter quelques-unes de nos observations. M. Eugène Sue a pu se convaincre de la difficulté qu'il y a de transporter au théâtre, c'est-à-dire de rendre palpables, certaines idéalités qui paraissent plus réussies dans le livre à mesure qu'elles deviennent plus invraisemblables. Rigolette et la Goualeuse sont des exemples frappans de cette vérité. Le rôle de Rigolette ne se rattache en rien à l'action, à tel point que l'on eût pu le couper tout entier, sans changer peut-être dix lignes dans l'ouvrage. M. Eugène Sue a compris cette objection, et a dû transporter sur Germain quelque peu de l'animation qui est indispensable à tout personnage mis sur la scène. Or, Germain n'est une création louable dans le roman que par cette inutilité dont les spectateurs lui feraient un crime au théâtre; et qu'est-il arrivé? Germain, en mainte et mainte circonstance, a dû jouer le rôle de providence que dans le plan des Mystères de Paris Rodolphe seul pouvait remplir convenablement. C'est Germain qui, dépité de ne rien faire comme sa compagne Rigolette, s'est mis à sauver la Goualeuse au neuvième tableau, après avoir sauvé les Morel au cinquième.

Il en est de même du Chourineur. Si ce personnage est malheureusement conçu dans le roman, il est encore plus mal placé dans la pièce. Honnête homme, type de vertu dès ce premier tableau, supérieur à tous par sa force, si ce n'est à Rodolphe, le Chourineur est un deuxième sauveur, suppléant du prince de Gérolstein. Celui-là sauve tout le monde, Rodolphe d'abord, puis la Goualeuse une fois, puis Morel, puis Germain, puis enfin Rodolphe, Mme d'Harville, etc. Quoique joué avec talent, ce rôle n'a pas plu. Celui de M. Pipelet n'est pas d'un comique agréable, comme on l'aurait pu supposer; une seule scène, celle du baiser infernal, déposé par Cabrion sur le front du portier, a soulevé des rires de bon aloi. La portière est un hors-d'œuvre fort gênant. En général, tout le petit matériel, si utile pour les lecteurs, les serins de Rigolette, le chapeau tromblon de Pipelet, le rosier de Fleur-deMarie, la partie pittoresque enfin s'est trouvée absorbée à la scène par l'am

pleur des personnages vivans et sortis de leur cadre. Tortillard, ce diablotin effrayant, dont les noirceurs faisaient frémir, s'est transformé en un malicieux gamin de Paris, dont le seul crime est un vol, et quel vol! un larcin de lait fait à la boîte d'une laitière absente. Ce n'est même pas Tortillard qui attache à l'habit de M. Pipelet cette ficelle correspondante à la poèle du marchand de marrons; oh! le Tortillard de la pièce eût mangé les marrons tout au plus!

Mais Jacques Ferrand! sur lui roule et serpente toute la noire intrigue du drame. Ce n'est plus Louise Morel, mais Fleur-de-Marie que cet exécrable bourreau poursuit de son hideux amour. Nous le voyons au premier tableau venir sous un déguisement chercher dans la cité le Maître-d'École auquel il veut payer un crime. Le crime s'accomplit silencieusement, dans une noire allée. Ferrand écoute à la porte, entend ce qu'il voulait entendre et s'en retourne d'un pas lent. Pas un cri, pas un choc n'a retenti; c'est que le Maîtred'École sait son métier d'assassin, et sans doute Ferrand n'aura entendu qu'un soupir. Ce Jacques Ferrand, c'est Frédérick' Lemaître, la plus sauvage, la plus majestueuse horreur qu'on puisse imaginer. L'œil sec, mobile, la main blanche et crispée, il courbe les assassins sous sa volonté de fer. L'œil caressant, la voix douce, il persuade au monde tout ce qu'il veut; les uns lui confient leur or, les autres leurs secrets; lui prend tout, salue, et triomphe sans même remercier Satan, car il ne croit qu'à lui-même en ce monde, et à sa cassette pleine d'or.

Quand on l'a vu se traîner aux pieds de Fleur-de-Marie, et faire parler à son amour effréné la langue la plus suave, la plus passionnée, la plus douloureuse qui ait jamais frappé l'oreille humaine, lorsqu'on l'a vu se relever menaçant et terrible, écraser ses ennemis et les insulter en les torturant, lorsqu'enfin il apparaît pâle, les yeux sanglans, effaré, pantelant, et que sans voix, sans autre artifice que des soupirs et des monosyllabes, désespéré, il traverse tous ces sentimens qui partent de l'enfer pour aboutir au trône de Dieu; alors, après l'avoir entendu râler dans la poussière ces mots : Je me repens! je me repens! on peut se dire qu'on vient d'assister à la plus complète personnification du crime, du désespoir et du remords. Frédérick a contenu durant un quart d'heure une foule dont l'heure avancée et la fatigue d'un spectacle trop long sollicitaient l'impatience; il a captivé, fasciné cet auditoire épuisé d'émotions, par la seule puissance de son geste et de sa muette agonie. C'est le triomphe le plus brillant dont il puisse s'enorgueillir.

Ainsi la pièce tirée de ce roman fameux aura en vain péché contre toutes les règles de l'art, en vain aura-t-elle été incompréhensible pour tous ceux qui n'ont pas lu les neuf volumes des Mystères de Paris: l'avide curiosité des spectateurs supplée à toute obscurité, court au-devant des lenteurs de l'action, saisit le sens des secrets mal expliqués, interprète le costume, le langage des acteurs. Une mise en scène d'une vérité terrible traduit aux yeux ce que l'esprit ne comprend pas. Le grabat des Morel fait frissonner d'horreur. A quoi bon savoir ce que sont les Morel, d'où ils viennent et où

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