Images de page
PDF
ePub

vailler de nuit, en leur promettant un plus fort salaire : Nous préférons la vie à votre haute paie, s'écrièrent ces ouvriers, intimidés à leur tour par la violence du mal, et craignant de construire leur propre char funèbre. Il fallut céder; et l'administration, pressée par les ravages du choléra qui marchait toujours, dut chercher d'autres moyens plus prompts pour transporter les cercueils. L'idée vint d'avoir recours aux fourgons d'artillerie; c'est la première fois que ces voitures belliqueuses se voyaient attelées au service d'un fléau mille fois plus meurtrier encore que la guerre. On les essaya pendant une nuit; mais le bruit de ferrailles particulier à ces sortes de machines, ce bruit si bien connu, et que leur nombre augmentait encore dans les ténèbres, inquiétait le sommeil des habitans déjà troublé par de sourdes alarmes. Un inconvénient qu'on n'avait pas prévu en rendit l'usage impossible. Ces voitures ne sont pas suspendues; les rudes secousses imprimées dans la marche aux cercueils, en déclouaient les planches et en chassaient les corps: dès le lendemain il fallut renoncer à ce véhicule. Cependant l'épidémie ne s'adoucissait pas, et la mort ne retirait pas son bras de dessus la ville; les victimes s'accumulaient dans les maisons, dans les hôpitaux; des cercueils demeuraient exposés des heures, des journées entières devant les portes sans être enlevés. On se décida à faire usage de ces voitures que les tapissiers emploient pour transporter leurs meubles. De mémoire d'homme on n'avait jamais vu déménager de la sorte les cadavres. La vue de ces nouveaux chars funèbres, qui s'avançaient lentement au milieu des rues, retardés dans leur marche par le poids du sombre dépôt dont ils étaient chargés, semait l'épouvante autour d'eux; quand le vent venait à agiter leurs draperies lugubres, et à laisser paraître les cercueils, tous les citoyens, les femmes surtout, croyaient voir dans ces objets funestes une image du triste sort qui les attendait. On fut bientôt obligé de renoncer à ce dernier service heureusement les ouvriers venaient de terminer la commande, et l'entreprise des convois put mettre en activité ces chars ordinaires, dont le passage est si fréquent en toute saison dans les rues de Paris. Les faubourgs qui avoisinent les cimetières, avec un esprit d'à-propos qui n'abandonne jamais le Français dans les plus grandes calamités, nommèrent cette file de voitures noires, qui se succédaient de moment en moment, le Long-Champs de la

mort.

:

Au cimetière, les embarras n'étaient pas moindres; les ouvriers,

effrayés depuis quelques jours du grand nombre de fosses qu'il leur fallait ouvrir, et déjà frappés du bruit qui se répandait dans la ville que la maladie était contagieuse, ne touchaient plus aux cercueils qu'avec répugnance; ils s'en éloignèrent bientôt, croyant voir sortir de ce bois pernicieux la maladie et la mort. Le sentiment de la conservation avait parlé; aucun raisonnement, aucune prière ne put les retenir. La peur est égoïste, elle n'écoute qu'elle-même. Cependant les corps étaient là sur la terre; et les morts du lendemain, et ceux des jours suivans, qu'en faire? Le typhus pouvait naître à chaque instant de ce foyer d'infection; un fléau nouveau menaçait de se joindre à celui dont Paris était frappé. Une journée, une heure, et tout était perdu; cependant les moyens de faire cesser cet état de choses manquaient subitement. L'inspecteur reçoit alors de M. de Bondy l'ordre de remplacer les ouvriers récalcitrans par d'autres qui manquaient d'ouvrage. Il y a toujours dans notre société des hommes auxquels le besoin fait tout entreprendre. Leur arrivée sur le terrain déconcerte leurs camarades, qui ne s'y étaient pas attendus; leur exemple en entraîne plusieurs à leur suite: les plus mutins sont renvoyés. Dès ce moment tout rendra dans l'ordre, si l'on peut nommer ordre le triste état de nos cimetières durant ces jours de douloureuse mémoire; du moins, à dater de ce jour, les secours de la sépulture ne furent plus refusés aux cadavres, et le nombre des ouvriers leur permit d'égaler leur travail à celui de la mort. N'oublions pas que les bras de ces hommes ont eu, dans l'année 1844, 119 cercueils à recouvrir de terre.

La surveillance des cimetières est confiée à l'administration de la ville de Paris, d'où le titre de protecteur des tombeaux de la cité, qui est donné dans un rapport au préfet de la Seine. Une commission vient d'être instituée pour améliorer l'état de ces tristes établissemens; un projet de règlement a été rédigé; la question des sépultures est en ce moment même à l'ordre du jour. On sait que les concessions se divisent en temporaires et en perpétuelles. L'administration commence à s'effrayer de la place qu'envahit la mort autour des murs de notre ville; lorsque l'enclos de Mont-Louis fut livré aux inhumations, on ne prévoyait guère le développement que devaient prendre les sépultures particulières; l'enceinte totale, qui était de dix-huit cents mètres, paraissait suffire pour long-temps aux besoins des décès. Cette sécurité ne dura pas; dès l'année 1821, le conseil municipal délibérait sur les moyens à prendre pour se défendre contre l'empiètement des tombeaux. Afin de limiter la

quantité de terrain occupée par les demeures sépulcrales, on fixa à six années seulement la durée des concessions temporaires. Rien n'arrêta le flot grossissant de la tombe. En 1829, on délibérait de nouveau; les retranchemens avaient été forcés, la mort avançait toujours; pour la contenir, on inventa d'interdire le renouvellement des fosses temporaires, dont la durée fut fixée à cinq ans. Vaine mesure! le nombre sans cesse croissant de ces concessions occupait chaque jour plus de terrain. On ne rencontre pas sans tristesse, dans l'intérieur de nos cimetières, ces tombes temporaires qui limitent à cinq années la mémoire et les regrets des vivans pour ce qui leur fut le plus cher. Si court que soit ce bail, nous devons ajouter qu'il dure le plus souvent au-delà des sentimens qui l'ont fait contracter. Avant l'expiration du terme marqué sur la pierre, les arbustes languissent, les fleurs n'ont plus de mains qui les cultivent, les couronnes ne sont plus renouvelées. On observe néanmoins dans les cimetières qu'en général les tombes appartenant à la classe moyenne sont mieux entretenues, plus souvent visitées, et conservées avec plus de soin dans la mémoire des familles, que celles de la classe riche. Il n'est pas très rare de voir des marchandes veuves, mères de famille, venir après cinq ans solliciter de la ville de Paris une nouvelle concession; l'ont-elles obtenue? elles assistent elles-mêmes, avec leurs enfans vêtus de noir, à la translation des précieux restes qui raniment toute leur douleur.

La reprise des terrains concédés temporairement était une mesure urgente devant laquelle l'administration reculait d'année en année. On comprend ce scrupule lorsqu'il s'agit de toucher à des choses aussi délicates que les reliques des morts et les dépôts sacrés des familles. En 1821, le conseil municipal, effrayé par cette entreprise au-dessus de ses forces, sembla pencher à l'agrandissement des cimetières, mesure dispendieuse et qui n'était pas moins que l'autre entourée d'obstacles. Ce n'est qu'en 1832 que l'administration, pressée par la nécessité, fit enfin taire la crainte des erreurs et des mécontentemens devant l'évidence de son droit. De nombreuses reprises furent opérées dans les trois cimetières de la capitale. Tous les objets qui ne furent pas réclamés par les familles après le délai d'un an et un jour, croix, pierres tumulaires, entourages, couronnes, demeurèrent entre les mains de l'administration. Nous avons vu nous-même ces tristes dépouilles; rien qui donne une idée du néant de nos affections comme ces couronnes de fleurs ou de buis, frêles hommages dont l'existence a plus duré que le souvenir des

vivans. Parmi les pierres à moitié détruites, on lit, non sans douleur, des noms inconnus auxquels l'inscription promet des regrets éternels: A la meilleure des mères, à ma fille chérie, · à celui qui emporte toute notre amitié. Une immense compassion nous vient au cœur pour ces pauvres morts expropriés dont les familles oublieuses n'ont pas même recueilli les signes tumulaires. Le préfet de la Seine, par une délicatesse que l'on comprendra, n'a pas voulu remettre dans le commerce des objets qui avaient reçu une sorte de consécration; il fut statué que les matériaux laissés sur les terrains repris seraient employés seulement au service des cimetières. Il n'en fut pas toujours de même, malheureusement, pour les objets réclamés par les familles : les marbriers, race mercantile et avide, ont été plus d'une fois offrir d'eux-mêmes aux parens du défunt de racheter leur monument; si le marché est accepté, la pierre qui porte le nom du mort et le témoignage des regrets qu'il a laissés retourne à l'ouvrier, afin d'être mise en état de remplir une nouvelle destination. L'ancienne inscription s'efface pour en recevoir une autre, qui doit peut-être à son tour être remplacée. Ainsi va le monde.

Les reprises ne se borneront point, pour ces dernières années, aux concessions temporaires; en 1829, il avait été créé un nouveau genre de concession, dite conditionnelle, en vertu de laquelle la famille du défunt s'obligeait à payer en son nom une somme convenue dans l'espace de dix ans. Il s'en faut de beaucoup que ces engagemens aient été remplis on peut évaluer à la moitié environ le nombre des concessions conditionnelles abandonnées par les familles. Voilà comme on manque de parole aux morts! Ceci n'a rien qui doive nous surprendre; il arrive fréquemment que les familles fassent d'abord l'achat d'un terrain en se proposant d'y élever plus tard un monument; si ce monument ne s'élève pas dans la première année, on peut être presque assuré qu'il ne s'élèvera jamais. Que fera cependant l'administration? Évidemment elle usera de son droit; elle exécutera ces pauvres morts insolvables qui n'ont point achevé de payer leur sépulture. Soit gène ou indifférence de la part des familles, cet abandon n'en a pas moins un caractère douloureux qui serre le cœur. Ces pierres, élevées soi-disant à perpétuité, seront reprises; ces fastueux témoignages d'une douleur qui se prétendait éternelle tomberont par la faute même de ceux qui les ont érigés. Les cyprès, les ifs déjà grands qui végètent autour de ces monumens condamnés, et dont le feuillage toujours vert devait vivre comme le souvenir de ceux qui les ont fait planter; ces arbustes, dis-je, s'ils ne

sont point réclamés par l'avarice des familles, iront réchauffer dans les hospices les membres nus des malades. La ville de Paris a voulu donner cette pieuse destination à des arbustes consacrés par leur séjour au cimetière; ces ifs et ces cyprès, dont l'existence fut courte, ont encore jeté plus de racines dans la terre que la douleur dans le cœur de l'homme.

Ce qui crée surtout des embarras à l'administration et qui excite ses inquiétudes pour l'avenir, ce sont les concessions à perpétuité. Le prix d'un mètre carré, qui avait d'abord été fixé à 100 francs, fut élevé à 250 francs par les règlemens de 1829; on espérait ainsi contenir dans de justes limites la quantité de terrains occupée par ces dernières demeures. Il n'en fut rien, la mort ne laissa pas que de remplir avec rapidité ces places si chèrement vendues. Pour restreindre en même temps l'érection de ces sépultures ambitieuses qui insultent par leur espace à la mesure du cimetière et à l'égalité de notre néant, l'administration fixa dans les cas ordinaires à seize mètres le terrain dont l'homme pouvait jouir après sa mort. Elle éleva en outre le prix des concessions perpétuelles, proportionnellement à la grandeur des terrains occupés, de telle sorte que, si le premier mètre était livré au prix de 250 francs, le dernier coûtât 4,500 francs à son propriétaire. Toutes ces mesures n'ont pas suffi à repousser les envahissemens de la mort. Aujourd'hui, l'administration se propose d'abolir entièrement les concessions perpétuelles; qu'est-ce en effet que cette perpétuité qui survit à la douleur et souvent même aux familles qui l'ont créée? Soit que la fortune endurcisse le cœur, soit qu'elle procure à la tristesse des distractions sans cesse renaissantes dont l'effet est d'en couvrir jusqu'aux dernières traces, presque tous les monumens sur lesquels le ciseau a gravé avec faste des gages d'éternité tombent, après deux ou trois hivers, dans la solitude et dans l'oubli. L'intention de la ville de Paris est de remplacer ces concessions à perpétuité par des concessions pour quarante années, en laissant aux familles la faculté de les renouveler si, à l'expiration de ce terme, elles se ressouviennent encore de leur douleur. Le prix de ces concessions temporaires serait maintenu à la hauteur du tarif qui régit à présent les concessions perpétuelles; on espère de la sorte restreindre le nombre des sépultures particulières, augmenter les revenus de la ville, et faire disparaître de nos cimetières ces vastes tombeaux sous lesquels les riches et les puissans semblent vouloir masquer la honte de leur dissolution. Malgré tout, des travaux d'agrandissement sont devenus nécessaires; les cimetières de Paris

« PrécédentContinuer »