Images de page
PDF
ePub

L'INGÉNIEUX THIBAULT.

Les conteurs du jour ont mille raisons pour ne rien inventer, et la première est qu'ils n'ont pas le temps; sur celle-là, le bon roi Henri m'aurait dispensé des autres. Il faut trop écrire en ce temps-ci pour faire quelque attention à ce qu'on écrit. D'ailleurs, voulût-on créer, on ne le pourrait plus peut-être. Il ne s'agit donc plus que de copier servilement la nature, le moins mal possible, et selon que tel ou tel original précieux tombe sous nos yeux. Encore les originaux deviennentils rares. Molière peignait des caractères, nous ne dessinons plus que des physionomies, comme autrefois Raphaël faisait des tableaux, et nous en sommes réduits aux caricatures; le vrai mot des deux parts serait charges, je crois. Je m'arrête de peur de choquer les gens du progrès. Caricature ou ébauche, ce genre de travail a réussi auprès du public; on ne veut rien de plus. C'est donc un simple portrait que je vais faire; qu'on n'y cherche ni composition, ni arrangement, ni péripéties, ni catastrophe : cette figure a passé devant moi, et j'essaie de la peindre. Je laisserai parler celui de mes amis qui fut en scène.

Mon père m'avait souvent entretenu d'un parent éloigné qui ne jouissait pas, disait-on, de son parfait bon sens. Mon père est d'AiguesMortes, qu'il a quitté depuis vingt ans; il y avait laissé ce parent, ce Thibault, qu'il n'avait donc point vu depuis le même nombre d'années.

Jamais il ne parlait de cet homme sans nous en rappeler quelque bizarrerie d'un comique achevé. Il s'agissait du personnage le plus étrange, le plus inventif, le plus fécond et le plus surprenant dans ses inventions dont j'aie jamais ouï parler. C'était là probablement ce qui avait fait le plus grand tort à la réputation de son jugement. On connaît cette manie sans pudeur des gens du midi pour les surnoms, qui eût fait honte aux hommes du De Viris comme aux écoliers qui l'expliquent. On appelait ouvertement Thibault le fou, et il était regardé comme tel.

Malgré cette opinion bien établie sur son compte, la ville d'AiguesMortes ne fut point peu émue en le voyant sortir un matin avec deux petits entonnoirs sous le nez, l'un et l'autre entonnoir plantés dans chaque narine. Thibault s'était convaincu que la vivacité de l'air atmos→ phérique exerçait, quant à lui, une pernicieuse influence sur le cerveau; ou du moins (car je ne connais pas précisément ses motifs) il voulait que l'air n'y parvînt que plus commodément et dans une dose voulue. Après y avoir mûrement pensé, il se flattait d'avoir résolu la difficulté par ce petit appareil. Les personnes qui lui communiquèrent leurs réflexions à ce sujet n'obtinrent d'autre réponse, sinon que cette: précaution leur était plus indispensable qu'à lui-même, et tout son regret fut de n'avoir pu décider personne à porter ces entonnoirs dans le nez.

Thibault inventa les bretelles, ou pour mieux dire les deux lanières de cuir et d'étoffe qui ont remplacé la bretelle antique. On sait que cette bretelle n'était autrefois qu'un double bouton qui retenait sur la hanche les deux faces de la culotte. Et cela est si vrai que le jeu du bouchon pour lequel on se servait de ce bouton double en a conservé dans le midi ce nom de la bretelle.Thibault, justement choqué de cette: mode qui obligeait un honnête homme à se sangler le ventre outre mesure sous peine d'accidens ridicules, Thibault parut un jour au milieu de ses amis, sans veste pour plus grande démonstration, les épaules. glorieusement barrées des deux lanières en sautoir, et le ventre à l'aise autant que possible. On se moqua de lui, mais trois ans après le peuple français portait des bretelles. Je n'ai jamais pu découvrir si le succès général remontait directement au citoyen d'Aigues-Mortes, ou si quelque autre Thibault honorait la France dans le même temps. Le nôtre fut du moins le premier inventeur pour Aigues-Mortes, toute la ville pourrait l'attester.

Il n'est pas besoin d'énumérer les surprenantes besognes dont il

soulageait son ménage. Il faisait lui-même ses habits, ses chemises, sa chandelle et sa cuisine, le tout avec de notables perfectionnemens de son invention. La découverte d'un vieux volume au fond d'une armoire de famille poussa son esprit inventif à des recherches plus importantes. Ce livre était le Voyage dans les états du soleil, par Cyrano de Bergerac. Dans cet ouvrage, le voyageur, en quête de moyens pour s'élever vers l'astre du jour, finit par s'aviser que le soleil pompe à son lever les rosées répandues sur la terre il emplit un nombre considérable de bouteilles de cette rosée et se les attache autour du corps; après quoi il se met en plaine un beau matin, et le soleil, aspirant les vapeurs, enlève le voyageur avec elles. Cette théorie échauffa la cervelle de Thibault. Trop noble et trop délicat dans son ambition pour s'astreindre à des imitations serviles, il négligea le procédé des bouteilles pour reprendre l'éternelle tentative d'un appareil ailé. Ce n'était pas qu'il voulût renouveler ce voyage au soleil; il ne pouvait croire au succès dont se vantait l'auteur. Son unique désir était de réaliser la chimère d'une progression aérienne à l'usage des hommes. Thibault appartenait au temps présent par ces conceptions prématurées : il était digne de découvrir les bateaux à hélices et les chemins de fer atmosphériques. En huit jours, il eut produit un système d'ailes en manière de cerf-volant, qui n'attendait plus qu'un amateur zélé pour le précipiter dans l'espace du haut du plus grand clocher de la ville. La difficulté de trouver un homme de bonne volonté arrêta l'essor de la machine.

Pour ajouter un dernier trait qui me vient à l'esprit, Thibault, propriétaire d'une maison dans la ville, résolut d'y ajouter à peu de frais les agrémens d'une maison des champs. Ce qu'il raconta là-dessus ne trouva que des moqueurs. Thibault fait dûment carreler le grenier de sa maison; il enlève les châssis des fenêtres; on lui apporte deux tombereaux de terre végétale qu'il verse sur le carreau; il y fait des plantations et y lâche des poules. Quelque temps après, il appelle un voisin qui demeura pantois en trouvant une basse-cour sous les combles.

On peut juger qu'au milieu de ces récits et du rire qu'ils excitaient, nous interrompions souvent mon père pour lui persuader que son parent était fou à lier.

-Non pas, s'écriait-il; hors de là Thibault était l'homme le plus sensé, le plus honnête, le plus délicat en toute manière que j'aie jamais connu; il était fort au-dessus de la jeunesse de la ville à cette époque. Je devrais insister sur le caractère de ce temps que vous n'avez pas

vu. Nous étions en pleine révolution, vers 94 et 95. La fièvre révolutionnaire s'était combinée avec je ne sais quel enthousiasme romanesque qui nous était venu d'Allemagne. On lisait beaucoup de romans dans le goût de Werther. Lamartellière avait fait une détestable copie du mauvais original des Brigands de Schiller. Nous avions même joué entre jeunes gens cette pièce, qui s'appelait Robert, chef de brigands. Ces impressions diverses avaient fortement agi sur l'organisation sensible de Thibault. Cette exaltation vague, cet amour romanesque de la vertu et toutes ces chimères poétiques, il en poussait l'application à sa vie réelle. Nous avons vu quelque chose de pareil chez vos jeunesfrance romantiques. Il y a dans tous les temps une folie de ce genre au service de la jeunesse. Thibault jouait le rôle du héros dans la pièce de Lamartellière, et il était demeuré si frappé de ce rôle qu'il n'en quittait plus le costume, qui était une espèce d'uniforme de houzard. Pour vous aider à comprendre cette singularité, il faut vous dire que le règne de la carmagnole, les levées en masse, l'attitude farouche de la France au dehors et au dedans autorisaient des modes dont vous n'avez plus d'idée. Nous autres, jeunes gens de la ville, nous ne marchions plus que le sabre au côté et deux pistolets à la ceinture: c'était un peu la folie de Thibault qui régnait dans tous les esprits. Avec des têtes chaudes et la poignée d'un sabre sous la main, vous croirez bien qu'on dégaînait souvent. Les duels étaient donc en vigueur. Je me battis un jour avec ce pauvre Thibault et je le blessai; mais un coup de sabre ne faisait alors qu'entretenir l'amitié. S'il m'en souvient pourtant, nous étions brouillés, Thibault et moi, quand lui arriva certain évènement qui me l'attacha pour la vie. Je ne vous donne ces détails que pour vous désabuser sur son compte et vous faire connaître tout ce qu'il y avait de courage et d'élévation dans le caractère de ce pauvre homme. Dans un temps où toute la jeunesse allait aux armées, Thibault s'était soustrait aux réquisitions; des ordres furent dirigés contre lui. Des malveillans rapportent jusqu'à la commune que Thibault s'est vanté de brûler la cervelle au premier qui tentera de l'arrêter. Le lendemain, je rencontre sur la place le capitaine de gendarmerie, mon ami intime et celui de Thibault, qui m'apprend avec émotion qu'on va procéder à l'instant même à l'arrestation de notre camarade.J'oublie nos différends, et je suis les gendarmes, prévoyant quelque extrémité où je pourrai me rendre utile. Thibault parut en effet à sa fenêtre un pistolet dans chaque main. Je m'étais arrêté avec le capitaine de l'autre côté de la rue. Dans nos relations présentes je n'avais mot à dire à Thibault, qui put croire que je venais me régaler de sa mauvaise af

faire. Le capitaine essaya de lui parler, mais Thibault ne l'entendit pas; il nous toisa bravement, les pistolets fermes dans les poings, comme si cette menace s'adressait à nous indistinctement. Cependant les gendarmes s'introduisirent dans la maison par la porte de la rue demeurée sans défense, et parvinrent à se loger dans une pièce contigué à l'appartement où notre ami s'était fortifié.

-Cet animal va se faire tuer, me dit le capitaine en s'élançant après ses hommes.

Les deux fenêtres de Thibault étant ouvertes, et d'un étage assez bas, je voyais fort bien ce qui se passait dans la chambre, monté sur le degré d'une boutique qui s'était trouvé sous mes pieds. J'entendis trois coups de feu qui me firent frémir, puis la chambre se remplit de fumée; je crus mon ami mort. Mais bientôt je le vis reparaître, reculant vers les fenêtres, ses pistolets tendus en avant. La porte s'ouvrit avec fracas. Le capitaine de gendarmerie parut à son tour, affectant le calme et marchant à pas lents vers Thibault, les bras ouverts et les mains tremblantes.

-Thibault! mon ami! tu n'y penses point! Qu'est-ce que cela signifie? Tu exposes ta vie, tu exposes la mienne. Tu me connais, tu sais combien je te suis attaché; je ne voudrais pas te trahir, moi! eh bien! je te conseille, je te supplie de ne pas résister. C'est abominable! tu me forces à employer la violence....

Le capitaine, qui s'était insensiblement rapproché, s'élança tout à coup sur Thibault, lui relevant les bras en le serrant dans les siens. Dans cette étreinte l'un des pistolets partit et logea sa balle dans le plafond. Le capitaine retint l'autre, les gendarmes parurent, et Thibault fut pris. Il est certain que sans notre ami le capitaine on n'en fût point venu à bout si aisément.

On était sorti du régime de la terreur, mais le gouvernement en avait gardé de beaux restes. Je crois même que les événemens de fructidor étaient venus réveiller les fureurs jacobines. Thibault fut traduit devant un conseil de guerre. Il y parut avec sa veste de houzard, il y parla comme Robert lui-même dans le mélodrame de Lamartellière. Mais ma déposition le sauva en jetant tout l'odieux sur les gendarmes, qui avaient tiré les premiers sur l'accusé à travers les portes. Thibault fut profondément touché d'un trait où il voulut voir de la générosité, nous voilà plus liés que jamais. J'allai le voir souvent dans sa prison; enfin il fut acquitté, il le regrettait presque.

-Mon ami, mon plan était fait, s'écriait-il en prenant une pose de théâtre, je t'aurais demandé de m'accompagner au supplice, j'aurais

« PrécédentContinuer »