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Les guerres, il faut l'avouer, tiennent trop de place dans le San-Koué-Tchy; toutefois on peut excuser cette surabondance de batailles, en songeant que la guerre est l'expression de l'anarchie, que les combats sont les pièces du procès quand plusieurs prétendants se disputent la couronne. Et puis, nous savons mieux que jamais aujourd'hui combien ces bravades, ces provocations de matamores, ces étranges injures entre héros sont naturelles aux Chinois. A en juger d'après les récits, les batailles, dans ces temps-là, se bornaient à un duel entre les deux chefs; le vainqueur poursuivait son adversaire jusqu'au milieu des lignes, quand il ne lui coupait point la tête du premier coup, et semait le désordre à travers l'armée ennemie en y faisant de larges trouées. Les ruses de guerre, dont les conseillers gardent la tradition et expliquent l'emploi sous la tente des généraux, nous font assez connaître que les Chinois estiment le succès au-dessus de la gloire. Enfin, pour eux, la guerre a aussi ses traditions immuables; raisonner sur les détails d'une attaque, c'est encore rendre hommage à l'antiquité.

Dans ces longues campagnes, par terre et par eau, il y a une étude assez curieuse à faire de l'art militaire en Chine. Ce que disent Hérodote, Thucydide, Plutarque, de la stratégie des Romains, des Grecs et des Perses, des siéges de villes, des combats en plaine, des batailles navales, peut servir de comparaison, et l'on s'étonne de voir que des peuples placés aux deux extrémités du monde aient inventé à peu près les mêmes moyens de défense et d'attaque. Il y a même certains faits d'armes fameux dans l'histoire ancienne, qui se trouvent accom

plis d'une façon identique dans des circonstances analogues, par des héros chinois; tant il est vrai que la guerre est un jeu dans lequel les mêmes chances reviennent souvent et provoquent les gens de cœur aux mêmes actes de témérité et de courage. Dans les grandes batailles, la disposition des armées est si parfaitement indiquée, les généraux établissent si distinctement leurs divisions, celui-ci sur une montagne, celui-là derrière un bois, cet autre aux bords d'une rivière, les camps sont si exactement décrits que le lecteur s'intéresse aux mouvements de ces masses plus ou moins belliqueuses dont les piques et les cimeterres reluisent au soleil, dont les bannières flottent au sommet des collines, portant les couleurs, le blason particulier de chacun des chefs. On les suit, on les reconnaît, on attend l'issue du combat avec une certaine anxiété; et l'écrivain a gagné sa partie.

En marchant sur les pas des grands capitaines de cette époque, on apprend la topographie de la Chine; on sent que la partie vitale de l'empire, ce sont les plaines, berceau de sa monarchie, qui s'étendent entre les deux fleuves, le Kiang et le Hwang. Et comme rien n'a changé dans ce pays immobile, l'histoire d'une guerre intestine, quelque reculée qu'elle soit, permet de lire bien avant dans le cœur de la nation chinoise. Aujourd'hui que des circonstances nouvelles se préparent, ce qu'il importe le plus de connaître, ce sont le caractère du peuple des provinces intérieures, les ressources du pays, les productions du sol, tout ce réseau de fleuves et de rivières qui, en tombant à la mer par deux bouches, semblent ouvrir deux routes aux navigateurs européens. Le San-Koué-Tchy, sous ce rapport, offre un intérêt

véritable. Les Chinois, qui se cachent si bien chez eux, se trahissent à plaisir dans leurs écrits, et c'est peut-être à cause de cela qu'un édit impérial défend la sortie des livres.

Comme toutes les nations arrivées à un certain raffinement de civilisation, comme celles aussi chez qui le sentiment du passé est plus vif que l'instinct de l'avenir, la nation chinoise a, au plus haut degré, la passion des petites chroniques et de la littérature facile qui lui retracent son histoire sous une forme agréable à saisir. Les peintures répandues à profusion sur les vases, sur les coupes, sur les paravents, sur les éventails, et qui nous semblent tout simplement bizarres ou amusantes, sont, pour ainsi dire, les illustrations des nouvelles, des petits poëmes, des légendes les plus estimés et les plus populaires. Le peuple les comprend et les aime, mieux que chez nous il ne sent les beautés d'un art étranger inutilement exposées sous ses yeux. En Chine, il n'y a donc point entre l'artiste et l'homme de la foule cette barrière (qui n'existait pas non plus chez les Grecs) dont l'effet est d'intercepter les rayons du génie destinés à éclairer le peuple. Pourvu qu'un Chinois connaisse les points principaux de son histoire, soit un peu initié à sa propre littérature, il possède l'intelligence de tout ce que les arts peuvent reproduire autour de lui.

Quant aux ouvrages littéraires, l'imprimerie les a répandus en Chine sous tous les formats; on y trouve des éditions académiques, impériales, revêtues du Dragon à cinq griffes, des éditions vulgaires faites à Kwang-Tong et à Nan-King, jusqu'à des éditions diamants que l'étudiant de mauvaise foi peut glisser dans sa manche aux

jours de concours et d'examen. Le public, la masse des demi-lettrés ne s'élève guère dans ses lectures jusqu'aux textes qui sont le sujet des thèses pour le doctorat; il s'en tient aux nouvelles, aux nombreux romans qui le flattent par des peintures de mœurs, par des récits historiques ou imaginaires. Entre toutes les productions de ce dernier genre, on en compte quatre que la Chine regarde comme ses chefs-d'œuvre littéraires; après, toutefois, les livres classiques auxquels le premier rang est réservé. Or, en tête des quatre romans d'élite, se place le San-Koué-Tchy. Moins concis que les ouvrages anciens, moins diffus que les textes modernes, il représente le style moyen, sévère, soutenu, qui convient à l'histoire. S'il était permis de hasarder une comparaison, on pourrait dire que l'auteur du San-Koué-Tchy ressemble par sa diction aux écrivains français de la première moitié du xvir siècle, en ce sens surtout qu'il incline vers les formes anciennes. Il est nourri de la lecture des vieux maîtres; les lettrés de nos jours l'ont accepté comme un classique. Son œuvre a été lue et relue si souvent, que les éditions vinssent-elles à périr, il vivrait encore dans la mémoire des étudiants et du peuple. A ce sujet on peut citer une aventure touchante.

Un missionnaire français (il serait facile de dire son nom), établi depuis longtemps en Chine, parcourait, sous le costume du pays, l'une des grandes villes de l'Empire. Derrière lui, une voix inconnue fait retentir le nom malsonnant d'étranger!... La foule s'assemble menaçante. Le prêtre est entouré à l'instant; s'il tremble, s'il se trouble, il est perdu !... les supplices l'attendent. Animé d'un de ces instincts subits que fait naître l'im

minence du péril, le missionnaire ose affronter la foule irritée. Tandis que le peuple répète en s'agitant qu'il faut conduire l'étranger devant le mandarin, lui il s'élance sur une table au milieu du marché. Insensés, s'écriet-il avec calme, vous me prenez pour un barbare de l'Ouest! Quelle folie! Un barbare venu de la mer Occidentale réciterait-il comme moi ces belles pages du SanKoué-Tchy? - Et aussitôt, sans s'arrêter, sans se trahir par une prononciation vicieuse ou incertaine, il débite tout un chapitre de ce livre cher au peuple. Bientôt la foule apaisée écoute en silence, les visages où ne se peint plus la colère sont tournés avec extase vers le prêtre qui récite des passages choisis de la chronique. Peu à peu des murmures approbateurs se font entendre et le missionnaire, menacé il y a quelques instants des tortures de la mort, a quelque peine à se dérober aux applaudissements de la populace émue. Apaiserait-on mieux les gondoliers de Venise, en les charmant avec les strophes harmonieuses de la Jérusalem délivrée ?

Tout homme instruit, dit le proverbe chinois, doit avoir lu San-Koué-Tchy au moins une fois. Le fait rapporté plus haut prouverait presque que l'adage a force de loi; au moins démontre-t-il à quel point le goût et la connaissance de la littérature sont répandus en Chine. Mais un ouvrage qui fait les délices du céleste Empire a-t-il quelque chance de succès chez nous? La grande popularité dont il jouit parmi toutes les classes de la société chinoise, à Kwang-Tong comme à Pé-King, n'indique-t-elle pas un genre de beautés approprié au goût local et peu en harmonie avec celui de l'Europe? Cette question est difficile à résoudre; cependant n'a-t-on pas

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