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ordinairement dans ses héros la force, l'adresse ou l'agilité du corps, devraient trouver Salluste bien ridicule, qui loue Pompée « de ce qu'il courait, sautait, et portait un fardeau aussi bien qu'hom«me de son temps'. »

Toutes les fois que les Romains se crurent en danger, ou qu'ils voulurent réparer quelque perte, ce fut une pratique constante chez eux d'affermir la discipline militaire. Ont-ils à faire la guerre aux Latins, peuples aussi aguerris qu'eux-mêmes, Manlius songe à augmenter la force du commandement, et fait mourir son fils, qui avait vaincu sans son ordre. Sont-ils battus à Numance, Scipion Émilien les prive d'abord de tout ce qui les avait amollis 3. Les légions romaines ont-elles passé sous le joug en Numidie, Métellus répare cette honte dès qu'il leur a fait reprendre les institutions anciennes. Marius, pour battre les Cimbres et les Teutons, commence par détourner les fleuves; et Sylla fait si bien travailler les soldats de son armée effrayée de la guerre contre Mithridate, qu'ils lui demandent le combat comme la fin de leurs peines 4.

Publius Nasica, sans besoin, leur fit construire une armée navale. On craignait plus l'oisiveté que les ennemis.

Aulu-Gelle donne d'assez mauvaises raisons de la coutume des Romains de faire saigner les soldats qui avaient commis quelque faute : la vraie est que, la force étant la principale qualité du soldat, c'était le dégrader que de l'affaiblir.

Des hommes si endurcis étaient ordinairement sains. On ne remarque pas, dans les auteurs, que les armées romaines, qui faisaient la guerre en tant de climats, périssent beaucoup par les maladies ; au lieu qu'il arrive presque continuellement aujourd'hui que des armées, sans avoir combattu, se fondent pour

ainsi dire dans une campagne.

Parmi nous, les désertions sont fréquentes, parce que les soldats sont la plus vile partie de chaque nation, et qu'il n'y en a aucune qui ait ou qui croie avoir un certain avantage sur les autres. Chez les Romains, elles étaient plus rares : : des soldats tirés

↑ Cum alacribus saltu, cum velocibus cursu, cum validis verte certabat. Fragment de Salluste rapporté par Végèce, liv. I, chap. IX.

La discipline militaire est la chose qui a paru la première dans leur État, et la dernière qui s'y est perdue; tant elle était attachée a la constitution de leur république. (BossUET, Disc. sur l'Hist. univ. troisième partie, ch. VI. )

3 Il vendit toutes les betes de somme de l'armée, et fit porter à chaque soldat du blé pour trente jours, et sept pieux. (Somm. de Florus, liv. LVII.)

4 FRONTIN, Stratagèmes, liv. I, chap. x1.

5 Liv. X, chap. VIII.

MONTESQUIEU.

du sein d'un peuple si fier, si orgueilleux, si sûr de commander aux autres, ne pouvaient guère penser à s'avilir jusqu'à cesser d'être Romains.

Comme leurs armées n'étaient pas nombreuses, il était aisé de pourvoir à leur subsistance; le chef pouvait mieux les connaître, et voyait plus aisément les fautes et les violations de la discipline.

La force de leurs exercices, les chemins admirables qu'ils avaient construits, les mettaient en état de faire des marches longues et rapides 1. Leur présence inopinée glaçait les esprits : ils se montraient surtout après un mauvais succès, dans le temps que leurs ennemis étaient dans cette négligence que donne la victoire.

Dans nos combats d'aujourd'hui un particulier n'a guère de confiance qu'en la multitude; mais chaque Romain, plus robuste et plus aguerri que son ennemi, comptait toujours sur lui-même : il avait naturellement du courage, c'est-à-dire de cette vertu qui est le sentiment de ses propres forces.

Leurs troupes étant toujours les mieux disciplinées, il était difficile que dans le combat le plus malheureux ils ne se ralliassent quelque part, ou que le désordre ne se mît quelque part chez les ennemis. Aussi les voit-on continuellement dans les histoires, quoique surmontés dans le commencement par le nombre ou par l'ardeur des ennemis, arracher enfin la victoire de leurs mains.

Leur principale attention était d'examiner en quoi leur ennemi pouvait avoir de la supériorité sur eux, et d'abord ils y mettaient ordre. Ils s'accoutumèrent à voir le sang et les blessures dans les spectacles des gladiateurs, qu'ils prirent des Étrusques".

Les épées tranchantes des Gaulois 3, les éléphants de Pyrrhus, ne les surprirent qu'une fois. Ils suppléèrent à la faiblesse de leur cavalerie, d'abord en ôtant les brides des chevaux pour que l'impétuosité n'en pût être arrêtée, ensuite en y mêlant des vélites 5. Quand ils eurent connu l'épée espagnole, ils

1 Voyez surtout la défaite d'Asdrubal, et leur diligence con⚫ tre Viriatus.

2

* Fragment de Nicolas de Damas, livre X, tiré d'Athénée, liv. IV. Avant que les soldats partissent pour l'armée, on leur donnait un combat de gladiateurs. (JULES CAPITOLIN, Vie de Maxime et de Balbin.)

3 Les Romains présentaient leurs javelots, qui recevaient les coups des épées gauloises, et les émoussaient.

4 Elle fut encore meilleure que celle des petits peuples d'Italie. On la formait des principaux citoyens, à qui le public entretenait un cheval. Quand elle mettait pied à terre, il n'y avait point d'infanterie plus redoutable, et très-souvent elle determinait la victoire.

5 C'étaient de jeunes hommes légèrement armés, et les plus agiles de la légion, qui au moindre signal sautaient sur la

quittèrent la leur1. Ils éludèrent la science des pi-vées, les choses revenaient au point où elles sont

lotes par l'invention d'une machine que Polybe nous a décrite. Enfin, comme dit Josèphe, la guerre était pour eux une méditation, la paix un exercice. Si quelque nation tint de la nature ou de son institution quelque avantage particulier, ils en firent d'abord usage: ils n'oublièrent rien pour avoir des chevaux numides, des archers crétois, des frondeurs baléares, des vaisseaux rhodiens.

Enfin jamais nation ne prépara la guerre avec tant de prudence, et ne la fit avec tant d'audace

CHAPITRE III.

Comment les Romains purent s'agrandir.

Comme les peuples de l'Europe ont dans ces tempsci à peu près les mêmes arts, les mêmes armes, la même discipline, et la même manière de faire la guerre, la prodigieuse fortune des Romains nous paraît inconcevable. D'ailleurs il y a aujourd'hui une telle disproportion dans la puissance, qu'il n'est pas possible qu'un petit État sorte par ses propres forces de l'abaissement où la Providence l'a mis.

Ceci demande qu'on y réfléchisse, sans quoi nous verrions des événements sans les comprendre; et ne sentant pas bien la différence des situations, nous croirions, en lisant l'histoire ancienne, voir d'autres hommes que nous.

Une expérience continuelle a pu faire connaître en Europe qu'un prince qui a un million de sujets ne peut, sans se détruire lui-même, entretenir plus de dix mille hommes de troupes : il n'y a donc que les grandes nations qui aient des armées.

Il n'en était pas de même dans les anciennes républiques; car cette proportion des soldats au reste du peuple, qui est aujourd'hui comme d'un à cent, y pouvait être aisément comme d'un à huit.

Les fondateurs des anciennes républiques avaient également partagé les terres : cela seul faisait un peuple puissant, c'est-à-dire une société bien réglée; cela faisait aussi une bonne armée, chacun ayant un égal intérêt, et très-grand, à défendre sa patrie.

à présent parmi nous l'avarice de quelques particuliers, et la prodigalité des autres, faisaient passer les fonds de terre dans peu de mains, et d'abord les arts s'introduisaient pour les besoins mutuels des riches et des pauvres. Cela faisait qu'il n'y avait presque plus de citoyens ni de soldats; car les fonds de terre, destinés auparavant à l'entretien de ces derniers, étaient employés à celui des esclaves et des artisans, instruments du luxe des nouveaux possesseurs : sans quoi l'État, qui, malgré son déréglement doit subsister, aurait péri. Avant la corruption, les revenus primitifs de l'État étaient partagés entre les soldats, c'est-à-dire les laboureurs : lorsque la république était corrompue, ils passaient d'abord à des hommes riches qui les rendaient aux esclaves et aux artisans, d'où on en retirait, par le moyen des tributs, une partie pour l'entretien des soldats.

Or ces sortes de gens n'étaient guère propres à la guerre ils étaient lâches, et déjà corrompus par le luxe des villes, et souvent par leur art même; outre que, comme ils n'avaient point proprement de patrie, et qu'ils jouissaient de leur industrie partout, ils avaient peu à perdre ou à conserver.

Dans un dénombrement de Rome fait quelque temps après l'expulsion des rois, et dans celui que Démétrius de Phalère fit à Athènes 2, il se trouva à peu près le même nombre d'habitants: Rome en avait quatre cent quarante mille, Athènes quatre cent trente et un mille. Mais ce dénombrement de Rome tombe dans un temps où elle était dans la force de son institution, et celui d'Athènes dans un temps où elle était entièrement corrompue. On trouva que le nombre des citoyens pubères faisait à Rome le quart de ses habitants, et qu'il faisait à Athènes un peu moins du vingtième : la puissance de Rome était donc à celle d'Athènes, dans ces divers temps, à peu près comme un quart est à un vingtième, c'està-dire qu'elle était cinq fois plus grande.

Les rois Agis et Cléomènes voyant qu'au lieu de neuf mille citoyens qui étaient à Sparte du temps du Lycurgue3, il n'y en avait plus que sept cents dont à peine cent possédaient des terres 4, et que

C'est le dénombrement dont parle Denys d'Halicarnasse dans le livre IX, art. 25, et qui me parait être le même que ceQuand les lois n'étaient plus rigidement obser- lui qu'il rapporte à la fin de son sixième livre, qui fut fait seize

croupe des chevaux, ou combattaient à pied. (VALÈRE-Maxime, liv. II; TITE-LIVE, liv. XXVI.)

ans après l'expulsion des rois.

2 CTÉSICLES, dans Athénée, liv. VI.

3 C'étaient des citoyens de la ville appelés proprement Spartiates. Lycurgue fit pour eux neuf mille parts; il en donna trente mille aux autres habitants. Voyez Plutarque, Vie de

1 Fragment de Polybe, rapporté par Suidas au mot payaipa. Lycurgue. De Bello judaico lib. III.

4 Voyez Plutarque, Vie d'Agis et de Cléomènes.

tout le reste n'était qu'une populace sans courage, ils entreprirent de rétablir des lois à cet égard1; et Lacedemone reprit sa première puissance, et redevint formidable à tous les Grecs.

Ce fut le partage égal des terres qui rendit Rome capable de sortir d'abord de son abaissement, et cela se sentit bien quand elle fut corrompue.

Elle était une petite république lorsque, les Latins ayant refusé le secours de troupes qu'ils étaient obligés de donner, on leva sur-le-champ dix légions dans la ville. « A peine à présent, dit Tite-Live, • Rome, que le monde entier ne peut contenir, en * pourrait-elle faire autant si un ennemi paraissait « tout à coup devant ses murailles : marque certaine « que nous ne nous sommes point agrandis, et que • nous n'avons fait qu'augmenter le luxe et les richesses qui nous travaillent. »>

Dites-moi, disait Tibérius Gracchus aux no⚫bles 3, qui vaut mieux, un citoyen, ou un esclave • perpétuel; un soldat, ou un homme inutile à la ⚫ guerre? Voulez-vous, pour avoir quelques arpents de terre plus que les autres citoyens, re⚫ noncer à l'espérance de la conquête du reste du « monde, ou vous mettre en danger de vous voir ⚫ enlever par les ennemis ces terres que vous nous ⚫ refusez? »

CHAPITRE IV.

Des Gaulois. - De Pyrrhus. - Parallèle de Carthage et de Rome. Guerre d'Annibal.

Les Romains eurent bien des guerres avec les Gaulois. L'amour de la gloire, le mépris de la mort, Fobstination pour vaincre, étaient les mêmes dans les deux peuples, mais les armes étaient différentes. Le bouclier des Gaulois était petit, et leur épée mauvaise: aussi furent-ils traités à peu près comme dans les derniers siècles les Mexicains l'ont été par les Espagnols. Et ce qu'il y a de surprenant, c'est que ces peuples, que les Romains rencontrèrent dans presque tous les lieux et dans presque tous les temps, se laissèrent détruire les uns après les autres, sans jamais connaître, chercher ni prévenir la cause de leurs malheurs.

Pyrrhus vint faire la guerre aux Romains dans

Voyez Plutarque, Vie d'Agis et de Cléomènes.

TYTE-LIVE, premiere decade, liv. VII. Ce fut quelque temps apres la prise de Rome, sous le consulat de L. Furius Camillus ei de Ap. Claudius Crassus.

3 APPIEN, de la Guerre civile, liv. 1.

le temps qu'ils étaient en état de lui résister et de s'instruire par ses victoires : il leur apprit à se retrancher, à choisir et à disposer un camp; il les accoutuma aux éléphants, et les prépara pour de plus grandes guerres 1.

La grandeur de Pyrrhus ne consistait que dans ses qualités personnelles. Plutarque nous dit qu'il fut obligé de faire la guerre de Macédoine, parce qu'il ne pouvait entretenir huit mille hommes de pied et cinq cents chevaux qu'il avait 3. Ce prince, maître d'un petit État dont on n'a plus entendu parler après lui, était un aventurier qui faisait des entreprises continuelles, parce qu'il ne pouvait subsister qu'en entreprenant.

Tarente, son alliée, avait bien dégénéré de l'institution des Lacédémoniens, ses ancêtres 4. Il aurait pu faire de grandes choses avec les Samnites; mais les Romains les avaient presque détruits.

Carthage, devenue riche plus tôt que Rome, avait aussi été plus tôt corrompue ainsi, pendant qu'à Rome les emplois publics ne s'obtenaient que par la vertu, et ne donnaient d'utilité que l'honneur et une préférence aux fatigues, tout ce que le public peut donner aux particuliers se vendait à Carthage, et tout service rendu par les particuliers y était payé par le public.

La tyrannie d'un prince ne met pas un État plus près de sa ruine que l'indifférence pour le bien commun n'y met une république. L'avantage d'un État libre est que les revenus y sont mieux administrés; mais lorsqu'ils le sont plus mal, l'avantage d'un État libre est qu'il n'y a point de favoris; mais quand cela n'est pas, et qu'au lieu des amis et des parents du prince il faut faire la fortune des amis et des parents de tous ceux qui ont part au gouvernement, tout est perdu; les lois y sont éludées plus dangereusement qu'elles ne sont violées par un prince qui, étant toujours le plus grand citoyen de l'État, a le plus d'intérêt à sa conservation.

Des anciennes mœurs, un certain usage de la

La guerre de Pyrrhus ouvrit l'esprit aux Romains: avec un ennemi qui avait tant d'expérience, ils devinrent plus industrieux et plus éclairés qu'ils n'étaient auparavant. Ils trouverent le moyen de se garantir des éléphants, qui avaient mis le désordre dans les légions, au premier combat; ils évitèrent les plaines, et cherchèrent des lieux avantageux contre une cavalerie qu'ils avaient méprisée mal à propos. Ils apprirent ensuite à former leur camp sur celui de Pyrrhus, après avoir admiré l'ordre et la distinction de ses troupes, tandis que chez eux tout était en confusion. (SAINT-EVREMOND, Réflexions sur les divers génies du peuple romain dans les différents temps de la répu blique, ch. vI.)

2 Voyez un fragment du livre I de Dion, dans l'Extrait des vertus et des vices.

3 ie de Pyrrhus.

4 JUSTIN, liv. XX.

9.

pauvreté, rendaient à Rome les fortunes à peu près égales; mais à Carthage des particuliers avaient les richesses des rois.

De deux factions qui régnaient à Carthage, l'une voulait toujours la paix, et l'autre toujours la guerre; de façon qu'il était impossible d'y jouir de l'une ni d'y bien faire l'autre.

Pendant qu'à Rome la guerre réunissait d'abord tous les intérêts, elle les séparait encore plus à Carthage'.

Dans les États gouvernés par un prince, les divisions s'apaisent aisément, parce qu'il a dans ses mains une puissance coercitive qui ramène les deux partis; mais dans une république elles sont plus durables, parce que le mal attaque ordinairement la puissance même qui pourrait le guérir.

A Rome, gouvernée par les lois, le peuple souffrait que le sénat eût la direction des affaires; à Carthage, gouvernée par des abus, le peuple voulait tout faire par lui-même.

Carthage, qui faisait la guerre avec son opulence contre la pauvreté romaine, avait, par cela même, du désavantage : l'or et l'argent s'épuisent; mais la vertu, la constance, la force et la pauvreté ne s'épuisent jamais.

Les Romains étaient ambitieux par orgueil, et les Carthaginois par avarice; les uns voulaient commander, les autres voulaient acquérir; et ces derniers, calculant sans cesse la recette et la dépense, firent toujours la guerre sans l'aimer.

Des batailles perdues, la diminution du peuple, l'affaiblissement du commerce, l'épuisement du trésor public, le soulèvement des nations voisines, pouvaient faire accepter à Carthage les conditions de paix les plus dures; mais Rome ne se conduisait point par le sentiment des biens et des maux ; elle ne se déterminait que par sa gloire; et comme elle n'imaginait point qu'elle pût être si elle ne commandait pas, il n'y avait point d'espérance, ni de crainte, qui pût l'obliger à faire une paix qu'elle n'aurait point imposée.

Il n'y a rien de si puissant qu'une république où l'on observe les lois, non pas par crainte, non pas par raison, mais par passion, comme furent Rome et Lacédémone; car pour lors il se joint à la sagesse d'un bon gouvernement toute la force que pourrait avoir une faction.

La présence d'Annibal fit cesser parmi les Romains toutes les divisions; mais la présence de Scipion aigrit celles qui étaient déjà parmi les Carthaginois : elle óta au gouvernement tout ce qui lui restait de force; les généraux, le sénat, les grands, devinrent plus suspects au peuple, et le peuple devint plus furieux. Voyez dans Appien toute cette guerre du premier Scipion.

Les Carthaginois se servaient de troupes étrangères, et les Romains employaient les leurs 1. Comme ces derniers n'avaient jamais regardé les vaincus que comme des instruments pour des triomphes futurs, ils rendirent soldats tous les peuples qu'ils avaient soumis; et plus ils eurent de peine à les vaincre, plus ils les jugèrent propres à être incorporés dans leur république. Ainsi nous voyons les Samnites, qui ne furent subjugués qu'après vingtquatre triomphes 2, devenir les auxiliaires des Romains; et, quelque temps avant la seconde guerre punique, ils tirèrent d'eux et de leurs alliés, c'està-dire d'un pays qui n'était guère plus grand que les États du pape et de Naples, sept cent mille hommes de pied, et soixante-dix mille de cheval, pour opposer aux Gaulois 3.

Dans le fort de la seconde guerre punique, Rome eut toujours sur pied de vingt-deux à vingt-quatre légions; cependant il paraît par Tite-Live que le cens n'était pour lors que d'environ cent trente-sept mille citoyens.

Carthage employait plus de forces pour attaquer; Rome, pour se défendre; celle-ci, comme on vient de dire, arma un nombre d'hommes prodigieux contre les Gaulois et Annibal qui l'attaquaient, et elle n'envoya que deux légions contre les plus grands rois : ce qui rendit ses forces éternelles.

L'établissement de Carthage dans son pays était moins solide que celui de Rome dans le sien: cette dernière avait trente colonies autour d'elle, qui en étaient comme les remparts 4. Avant la bataille de Cannes, aucun allié ne l'avait abandonnée : c'est que les Samnites et les autres peuples d'Italie étaient accoutumés à sa domination.

La plupart des villes d'Afrique étant peu fortifiées se rendaient d'abord à quiconque se présentait pour les prendre; aussi tous ceux qui y débarquèrent, Agathocle, Régulus, Scipion, mirent-ils d'abord Carthage au désespoir.

On ne peut guère attribuer qu'à un mauvais

* Carthage étant établie sur le commerce, et Rome fondée sur les armes, la première employait des étrangers pour ses guerres, et les citoyens pour son trafic; l'autre se faisait des citoyens de tout le monde, et de ses citoyens des soldats. (SAINTÉVREMOND.)

2 FLORUS, liv. I.

3 Voyez Polybe. Le Sommaire de Florus dit qu'ils levèrent trois cent mille hommes dans la ville et chez les Latins.

4 TITE LIVE, liv. XXVII. Ces colonies, établies de tous cotés dans l'empire, faisaient deux effets admirables : l'un de dé charger la ville d'un grand nombre de citoyens, et la plupart pauvres; l'autre de garder les postes principaux, et d'accoutumer peu à peu les peuples étrangers aux mœurs romaines. (BOSSUET, Disc. sur l'Hist. univ. troisième partie, ch. vi. )

gouvernement ce qui leur arriva dans toute la guerre que leur fit le premier Scipion : leur ville et leurs armées même étaient affamées, tandis que les Romains étaient dans l'abondance de toutes choses '.

Chez les Carthaginois, les armées qui avaient été battues devenaient plus insolentes; quelquefois elles mettaient en croix leurs généraux, et les punissaient de leur propre lâcheté. Chez les Romains, le consul décimait les troupes qui avaient fui, et les ramenait

contre les ennemis.

Le gouvernement des Carthaginois était très-dur": ils avaient si fort tourmenté les peuples d'Espagne, que, lorsque les Romains y arrivèrent, ils furent regardés comme des libérateurs; et si l'on fait attention aux sommes immenses qu'il leur en coûta pour soutenir une guerre où ils succombèrent, on verra bien que l'injustice est mauvaise ménagère et qu'elle ne remplit pas même ses vues.

La fondation d'Alexandrie avait beaucoup diminué le commerce de Carthage. Dans les premiers temps, la superstition bannissait en quelque façon les étrangers de l'Égypte; et lorsque les Perses l'eurent conquise, ils n'avaient songé qu'à affaiblir leurs nouveaux sujets; mais, sous les rois grecs. l'Égypte fit presque tout le commerce du monde, et celui de Carthage commença à déchoir.

Les puissances établies par le commerce peuvent subsister longtemps dans leur médiocrité; mais leur grandeur est de peu de durée. Elles s'élèvent peu à peu, et sans que personne s'en aperçoive; car elles ne font aucun acte particulier qui fasse du bruit et signale leur puissance; mais, lorsque la chose est venue au point qu'on ne peut plus s'empêcher de la voir, chacun cherche à priver cette nation d'un avantage qu'elle n'a pris, pour ainsi dire, que par surprise.

La cavalerie carthaginoise valait mieux que la romaine, par deux raisons: l'une, que les chevaux numides et espagnols étaient meilleurs que ceux d'Italie; et l'autre, que la cavalerie romaine était mal armée : car ce ne fut que dans les guerres que les Romains firent en Grèce qu'ils changèrent de manière, comme nous l'apprenons de Polybe 3.

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Les anciens n'ayant pas la boussole ne pouvaient guère naviguer que sur les côtes; aussi ils ne se servaient que de bâtiments à rames, petits et plats; presque toutes les rades étaient pour eux des ports; la science des pilotes était très-bornée, et leur manœuvre très-peu de chose aussi Aristote disait-il qu'il était inutile d'avoir un corps de mariniers, et que les laboureurs suffisaient pour cela.

L'art était si imparfait, qu'on ne faisait guère avec mille rames que ce qui se fait aujourd'hui avec cent 3.

Les grands vaisseaux étaient désavantageux, en ce qu'étant difficilement mus par la chiourme, ils ne pouvaient pas faire les évolutions nécessaires. Antoine en fit à Actium une funeste expérience 4 : ses navires ne pouvaient se remuer, pendant que ceux d'Auguste, plus légers, les attaquaient de toutes parts.

Les vaisseaux anciens étant à rames, les plus lébrisaient aisément celles des plus grands, qui gers pour lors n'étaient plus que des machines immobiles, comme sont aujourd'hui nos vaisseaux démâtés.

de manière; on a abandonné les rames 5, on a fui Depuis l'invention de la boussole, on a changé les côtes, on a construit de gros vaisseaux; la machine est devenue plus composée, et les pratiques se sont multipliées.

n'aurait pas soupçonnée : c'est que la force des arL'invention de la poudre a fait une chose qu'on mées navales a plus que jamais consisté dans l'art; car, pour résister à la violence du canon, et ne pas

Dans la première guerre punique, Régulus fut mains, qui dès lors commencèrent à respirer. battu dès que les Carthaginois choisirent les plaines pour faire combattre leur cavalerie; et dans la se

Des corps entiers de Numides passèrent du côté des Ro

1 Voyez Appien, lib. Libyc.

Voyez ce que Poly be dit de leurs exactions, surtout dans le fragment du livre IX. Extrait des vertus et des vices. 3 Láv. VI.

a Politique, liv. VII, chap. VI.

3 Voyez ce que dit Perrault sur les rames des anciens. Essai de physique, tit. 3, Mécanique des animaux.

4 La même chose arriva à la bataille de Salamine. (PLUTARQUE, Vie de Themistocle.) — L'histoire est pleine de faits pareils.

5 En quoi on peut juger de l'imperfection de la marine des anciens, puisque nous avons abandonné une pratique dans laquelle nous avions tant de supériorité sur eux.

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