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Quand vous relevez l'éclat de votre teint par les plus belles couleurs; quand vous vous parfumez tout le corps des essences les plus précieuses; quand vous vous parez de vos plus beaux habits; quand vous cherchez à vous distinguer de vos compagnes par les grâces de la danse et par la douceur de votre chant; que vous combattez gracieusement avec elles de charmes, de douceur et d'enjouement, je ne puis pas m'imaginer que vous ayez d'autre objet que celui de me plaire; et quand je vous vois rougir modestement, que vos regards cherchent les miens, que vous vous insinuez dans mon cœur par des paroles douces et flatteuses, je ne saurais, Roxane, douter de votre amour.

Mais que puis-je penser des femmes d'Europe? L'art de composer leur teint, les ornements dont elles se parent, les soins qu'elles prennent de leur personne, le désir continuel de plaire qui les occupe,

sont autant de taches faites à leur vertu et d'outrages à leurs époux.

LETTRE XXVII.

USBEK A NESSIR.
A Ispahan.

Nous sommes à présent à Paris, cette superbe rivale de la ville du soleil1.

Lorsque je partis de Smyrne, je chargeai mon ami Ibben de te faire tenir une boîte où il y avait quelques présents pour toi : tu recevras cette lettre par la même voie. Quoique éloigné de lui de cinq ou six cents lieues, je lui donne de mes nouvelles, et je reçois des siennes aussi facilement que s'il était à Ispahan, et moi à Com. J'envoie mes lettres à Marseille, d'où il part continuellement des vaisseaux pour Smyrne; de là il envoie celles qui sont pour la Perse par les caravanes d'Arméniens qui partent tous les jours pour Ispahan.

Rica jouit d'une santé parfaite la force de sa constitution, sa jeunesse et sa gaieté naturelle, le mettent au-dessus de toutes les épreuves.

Mais, pour moi, je ne me porte pas bien: mon corps et mon esprit sont abattus; je me livre à des réflexions qui deviennent tous les jours plus tristes; ma santé, qui s'affaiblit, me tourne vers ma patrie, et me rend ce pays-ci plus étranger.

Ce n'est pas, Roxane, que je pense qu'elles poussent l'attentat aussi loin qu'une pareille conduite devrait le faire croire, et qu'elles portent la débauche à cet excès horrible, qui fait frémir, de violer absolument la foi conjugale. Il y a bien peu de femmes assez abandonnées pour porter le crime si loin: elles portent toutes dans leur cœur un certain Mais, cher Nessir, je te conjure, fais en sorte que caractère de vertu qui y est gravé, que la naissance mes femmes ignorent l'état où je suis. Si elles m'aidonne, et que l'éducation affaiblit, mais ne détruitment, je veux épargner leurs larmes; et si elles ne pas. Elles peuvent bien se relâcher des devoirs exté- m'aiment pas, je ne veux point augmenter leur harrieurs que la pudeur exige; mais, quand il s'agit de faire les derniers pas, la nature se révolte. Aussi, quand nous vous enfermons si étroitement, que nous vous faisons garder par tant d'esclaves, que nous génons si fort vos désirs lorsqu'ils volent trop loin, ce n'est pas que nous craignions la dernière infidélité, mais c'est que nous savons que la pureté ne saurait être trop grande, et que la moindre tache peut la corrompre.

Je vous plains, Roxane. Votre chasteté, si longtemps éprouvée, méritait un époux qui ne vous eût jamais quittée, et qui pût lui-même réprimer les désirs que votre seule vertu sait soumettre.

De Paris, le 7 de la lune de Regeb, 1712.

diesse.

Si mes eunuques me croyaient en danger, s'ils pouvaient espérer l'impunité d'une lâche complai

sance, ils cesseraient bientôt d'être sourds à la voix flatteuse de ce sexe qui se fait entendre aux rochers, et remue les choses inanimées.

Adieu, Nessir. J'ai du plaisir à te donner des marques de ma confiance.

De Paris, le 5 de la lune de Chahban, 1712.

LETTRE XXVIII.

RICA A ***

Je vis hier une chose assez singulière, quoiqu'elle se passe tous les jours à Paris.

Tout le peuple s'assemble sur la fin de l'aprèsdinée, et va jouer une espèce de scène que j'ai entendu appeler comédie. Le grand mouvement est sur une estrade qu'on nomme le théâtre. Aux deux côtés ont voit dans de petits réduits qu'on nomme * Ispahan.

loges, des hommes et des femmes qui jouent ensemble des scènes muettes, à peu près comme celles qui sont en usage en notre Perse.

Tantôt c'est une amante affligée qui exprime sa langueur; tantôt une autre, avec des yeux vifs et un air passionné, dévore des yeux son amant, qui la regarde de même toutes les passions sont peintes sur les visages, et exprimées avec une éloquence qui n'en est que plus vive pour être muette. Là les actrices ne paraissent qu'à "demi-corps, et ont ordinairement un manchon, par modestie, pour cacher leurs bras. Il y a en bas une troupe de gens debout qui se moquent de ceux qui sont en haut sur le théâtre, et ces derniers rient à leur tour de ceux qui sont en bas.

Mais ceux qui prennent le plus de peine sont quelques gens qu'on prend pour cet effet dans un âge peu avancé pour soutenir à la fatigue. Ils sont obligés d'être partout; ils passent par des endroits qu'eux seuls connaissent, montent avec une adresse surprenante d'étage en étage; ils sont en haut, en bas, dans toutes les loges; ils plongent pour ainsi dire; on les perd, ils reparaissent; souvent ils quittent le lieu de la scène, et vont jouer dans un autre. On en voit même qui, par un prodige qu'on n'aurait osé espérer de leurs béquilles, marchent et vont comme les autres. Enfin on se rend à des salles', où l'on joue une comédie particulière: on commence par des révérences, on continue par des embrassades. On dit que la connaissance la plus légère met un homme en droit d'en étouffer un autre : il semble que le lieu inspire de la tendresse. En effet, on dit que les princesses qui y règnent ne sont point cruelles; et si on excepte deux ou trois heures par jour, où elles sont assez sauvages, on peut dire que le reste du temps elles sont traitables, et que c'est une ivresse qui les quitte aisément.

Tout ce que je te dis ici se passe à peu près de même dans un autre endroit qu'on nomme l'Opéra : toute la différence est que l'on parle à l'un, et chante à l'autre. Un de mes amis me mena l'autre jour dans la loge où se déshabillait une des principales actrices. Nous fimes si bien connaissance, que le lendemain je reçus d'elle cette lettre :

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loge ou vous me vites hier; comme je m'habillais « en prêtresse de Diane, un jeune abbé vint m'y trou << ver; et sans respect pour mon habit blanc, mon voile et mon bandeau, il me ravit mon innocence. « J'ai beau lui exagérer le sacrifice que je lui ai fait, «< il se met à rire, et me soutient qu'il m'a trouvée a très-profane. Cependant je suis si grosse, que je « n'ose plus me présenter sur le théâtre : car je suis, << sur le chapitre de l'honneur, d'une délicatesse in<< concevable et je soutiens toujours qu'à une fille « bien née il est plus facile de faire perdre la vertu « que la modestie. Avec cette délicatesse, vous jugez « bien que ce jeune abbé n'eût jamais réussi, s'il ne << m'avait promis de se marier avec moi : un motif << si légitime me fit passer sur les petites formalités << ordinaires, et commencer par où j'aurais dû finir. « Mais, puisque son infidélité m'a déshonorée, je ne « veux plus vivre à l'Opéra, où, entre vous et moi, << l'on ne me donne guère de quoi vivre : car, à pré<< sent que j'avance en âge, et que je perds du côté « des charmes, ma pension, qui est toujours la même, << semble diminuer tous les jours. J'ai appris par un << homme de votre suite que l'on faisait un cas infini, << dans votre pays, d'une bonne danseuse, et que, si « j'étais à Ispahan, ma fortune serait aussitôt faite. Si vous vouliez m'accorder votre protection, et << m'emmener avec vous dans ce pays-là, vous auriez

l'avantage de faire du bien à une fille qui, par sa << vertu et sa conduite, ne se rendrait pas indigne « de vos bontés. Je suis.... »

De Paris, le 2 de la lune de Chalval, 1712.

LETTRE XXIX.

RICA A IBBEN.

A Smyrne.

Le pape est le chef des chrétiens. C'est une vieille idole qu'on encense par habitude. Il était autrefois redoutable aux princes mêmes, car il les déposait aussi facilement que nos magnifiques sultans déposent les rois d'Irimette et de Géorgie. Mais on ne les craint plus. Il se dit successeur d'un des premiers chrétiens, qu'on appelle saint Pierre': et c'est certainement une riche succession, car il a des trésors immenses et un grand pays sous sa domination.

Ce langage n'a rien d'étonnant dans la bouche d'un Persan que le contraste de nos mœurs, de nos coutumes, de nos lois avec les lois, les coutumes et les mœurs de son pays, jette à

Les évêques sont des gens de loi qui lui sont su- | bordonnés, et ont sous son autorité deux fonctions bien différentes. Quand ils sont assemblés, ils font, comme lui, des articles de foi ; quand ils sont en particulier, ils n'ont guère d'autre fonction que de dispenser d'accomplir la loi. Car tu sauras que la religion chrétienne est chargée d'une infinité de pratiques très-difficiles; et, comme on a jugé qu'il est moins aisé de remplir ses devoirs que d'avoir des évêques qui en dispensent, on a pris ce dernier parti pour l'utilité publique : de sorte que, si on ne veut pas faire le rahmazan, si on ne veut pas s'assujettir aux formalités des mariages, si on veut rompre ses vœux, si on veut se marier contre les défenses de la loi, quelquefois même si on veut revenir contre son serment, on va à l'évêque ou au pape, qui donne aussitôt la dispense.

Les évêques ne font pas des articles de foi de leur propre mouvement. Il y a un nombre infini de docteurs, la plupart dervis, qui soulèvent entre eux mille questions nouvelles sur la religion: on les laisse disputer longtemps, et la guerre dure jusqu'à ce qu'une décision vienne la terminer.

Aussi puis-je t'assurer qu'il n'y a jamais eu de royaume où il y ait eu tant de guerres civiles que dans celui de Christ.

Ceux qui mettent au jour quelque proposition nouvelle sont d'abord appelés hérétiques. Chaque hérésie a son nom, qui est pour ceux qui y sont engagés, comme le mot de ralliement. Mais n'est hérétique qui ne veut : il n'y a qu'à partager le différent par la moitié, et donner une distinction à ceux qui accusent d'hérésie; et, quelle que soit la distinction, intelligible ou non, elle rend un homme blanc comme de la neige, et il peut se faire appeler orthodoxe.

Ce que je te dis est bon pour la France et l'Allemagne : car j'ai ouï dire qu'en Espagne et en Portugal il y a de certains dervis qui n'entendent point raillerie, et qui font brûler un homme comme de la paille. Quand on tombe entre les mains de ces gens-là, heureux celui qui a toujours prié Dieu avec de petits grains de bois à la main, qui a porté sur lui deux morceaux de drap attachés à deux rubans,

chaque pas dans la surprise et l'étonnement. « En parlant de notre religion, il ne doit pas paraitre plus instruit; et, s'il trouve quelquefois nos dogmes singuliers, cette singularité est toujours marquée au coin de la plus parfaite ignorance des liaisons qu'il y a entre ces dogmes et nos autres vérités. » C'est l'auteur lui-même qui prend la peine de se justifier ici. (Voyez les Reflexions, en forme d'avertissement, qui précedent les Lettres persanes.) (P.)

et qui a été quelquefois dans une province qu'on appelle la Galice! sans cela un pauvre diable est bien embarrassé. Quand il jurerait comme un païen qu'il est orthodoxe, on pourrait bien ne pas demeurer d'accord des qualités, et le brûler comme hérétique : il aurait beau donner sa distinction; point de distinction; il serait en cendres avant que l'on eût seulement pensé à l'écouter.

nocent; ceux-ci le présument toujours coupable. Les autres juges présument qu'un accusé est inDans le doute, ils tiennent pour règle de se déterminer du côté de la rigueur : apparemment parce qu'ils croient les hommes mauvais ; mais, d'un autre côté, ils en ont si bonne opinion, qu'ils ne les jugent jamais capables de mentir; car ils reçoivent le témoignage des ennemis capitaux, des femmes de infâme. Ils font dans leur sentence un petit complimauvaise vie, de ceux qui exercent une profession ment à ceux qui sont revêtus d'une chemise de soufre, et leur disent qu'ils sont bien fâchés de les voir si mal habillés, qu'ils sont doux, et qu'ils abhorrent le sang, et sont au désespoir de les avoir condamnés; mais, pour se consoler, ils confisquent tous les biens de ces malheureux à leur profit.

Heureuse la terre qui est habitée par les enfants des prophètes! Ces tristes spectacles y sont inconnus. La sainte religion que les anges y ont apportée se défend par sa vérité même; elle n'a point besoin de ces moyens violents pour se maintenir.

A Paris, le 4 de la lune de Chalval, 1712.

LETTRE XXX.

RICA AU MÊME.

A Smyrne.

Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi; les femmes même faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait. Si j'étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure: enfin jamais homme n'a tant été vu que moi.

Les Persans sont les plus tolérants de tous les mahométans.

Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. Chose admirable! je trouvais de mes portraits partout; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.

Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge: je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare; et quoique j'aie très-bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une-compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche; mais, si quelqu'un par hasard apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement: Ah! ah! monsieur est Persan! C'est une chose bien extraordinaire! Comment peut-on être Persan?

A Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712.

LETTRE XXXI.

RHÉDI A USBEK.

A Paris.

Je suis à présent à Venise, mon cher Usbek. On peut avoir vu toutes les villes du monde, et être surpris en arrivant à Venise on sera toujours étonné de voir une ville, des tours et des mosquées sortir de dessous l'eau, et de trouver un peuple innombrable dans un endroit où il ne devrait y avoir que des poissons.

Mais cette ville profane manque du trésor le plus précieux qui soit au monde, c'est-à-dire d'eau vive : il est impossible d'y accomplir une seule ablution légale. Elle est en abomination à notre saint prophète, et il ne la regarde jamais du haut du ciel qu'avec colère.

Sans cela, mon cher Usbek, je serais charmé de vivre dans une ville où mon esprit se forme tous les

jours. Je m'instruits des secrets du commerce, des intérêts des princes, de la forme de leur gouvernement; je ne néglige pas même les superstitions européennes; je m'applique à la médecine, à la physique, à l'astronomie; j'étudie les arts; enfin je sors des nuages qui couvraient mes yeux dans le pays de ma naissance.

A Venise, le 16 de la lune de Chalval, 1712.

LETTRE XXXII.

RICA A ***.

J'allai l'autre jour voir une maison où l'on entretient environ trois cents personnes assez pauvrement. J'eus bientôt fait, car l'église ni les bâtiments ne méritent pas d'être regardés. Ceux qui sont dans cette maison étaient assez gais; plusieurs d'entre eux jouaient aux cartes, ou à d'autres jeux que je ne connais point. Comme je sortais, un de ces hommes sortait aussi; et m'ayant entendu demander le chemin du Marais, qui est le quartier le plus éloigné de Paris: J'y vais, me dit-il, et je vous y conduirai; suivez-moi! Il me mena à merveille, me tira de tous les embarras, et me sauva adroitement des carrosses et des voitures. Nous étions près d'arriver, quand la curiosité me prit. Mon bon ami, lui dis-je, ne pourrais-je point savoir qui vous êtes? Je suis aveugle, monsieur, me répondit-il. Comment! lui dis-je, vous êtes aveugle2! Et que ne priiez-vous cet honnête homme qui jouait aux cartes avec vous de nous conduire? Il est aveugle aussi, me répondit-il : il y a quatre cents ans que nous sommes trois cents aveugles dans cette maison où vous m'avez trouvé. Mais il faut que je vous quitte; voilà la rue que vous demandiez; je vais me mettre dans la foule; j'entre dans cette église, où, je vous jure, j'embarrasserai plus les gens qu'ils ne m'embarrasseront. A Paris, le 17 de la lune de Chalval, 1712.

LETTRE XXXIII.

USBEK A RHÉDI.

A Venise.

Le vin est si cher à Paris, par les impôts que l'on y met, qu'il semble qu'on ait entrepris d'y

L'hospice des Quinze-Vingts. (P.)

2 Chardin raconte des choses non moins surprenantes des princes persans, qu'une atroce politique prive de la vue. (Voyage en Perse, tom. II, pag. 89 et suivantes. Amsterdam, 1735, in-4°.) (P.)

faire exécuter les préceptes du divin Alcoran, qui defend d'en boire.

Lorsque je pense aux funestes effets de cette liqueur, je ne puis m'empêcher de la regarder comme le présent le plus redoutable que la nature ait fait aux hommes. Si quelque chose a flétri la vie et la réputation de nos monarques, ç'a été leur intempérance; c'est la source la plus empoisonnée de leurs injustices et de leurs cruautés.

Je le dirai, à la honte des hommes : la loi interdit à nos princes l'usage du vin, et ils en boivent avec un excès qui les dégrade de l'humanité même; cet usage, au contraire, est permis aux princes chrétiens, et on ne remarque pas qu'il leur fasse faire aucune faute. L'esprit humain est la contradiction même. Dans une débauche licencieuse, on se révolte avec fureur contre les préceptes; et la loi faite pour nous rendre plus justes ne sert souvent qu'à nous rendre plus coupables.

Mais quand je désapprouve l'usage de cette liqueur qui fait perdre la raison, je ne condamne pas de même ces boissons qui l'égayent. C'est la sagesse des Orientaux de chercher des remèdes contre la tristesse

avec autant de soin que contre les maladies les plus dangereuses. Lorsqu'il arrive quelque malheur à un Européen, il n'a d'autre ressource que la lecture d'un philosophe qu'on appelle Sénèque; mais les Asiatiques, plus sensés qu'eux et meilleurs physiciens en cela, prennent des breuvages capables de rendre l'homme gai, et de charmer le souvenir de ses peines.

Il n'y a rien de si affligeant que les consolations tirées de la nécessité du mal, de l'inutilité des remedes, de la fatalité du destin, de l'ordre de la Providence, et du malheur de la condition humaine. C'est se moquer de vouloir adoucir un mal par la considération que l'on est né misérable; il vaut bien mieux enlever l'esprit hors de ses réflexions, et traiter l'homme comme sensible, au lieu de le traiter

comme raisonnable.

LETTRE XXXIV.

USBEK A IBBEN.

A Smyrne.

Les femmes de Perse sont plus belles que celles de France; mais celles de France sont plus jolies. Il est difficile de ne point aimer les premières, et de ne se point plaire avec les secondes : les unes sont plus tendres et plus modestes, les autres sont plus gaies et plus enjouées.

Ce qui rend le sang si beau en Perse, c'est la vie réglée que les femmes y mènent : elles ne jouent ni ne veillent, elles ne boivent point de vin, et ne s'exposent presque jamais à l'air. Il faut avouer que le sérail est plutôt fait pour la santé que pour les plaisirs : c'est une vie unie, qui ne pique point; tout s'y ressent de la subordination et du devoir; les plaisirs mêmes y sont graves, et les joies sévères, et on ne les goûte presque jamais que comme des marques d'autorité et de dépendance.

Les hommes mêmes n'ont pas en Perse la même gaieté que les Français on ne leur voit point cette liberté d'esprit et cet air content que je trouve ici dans tous les états et dans toutes les conditions.

C'est bien pis en Turquie, où l'on pourrait trouver des familles où, de père en fils, personne n'a ri depuis la fondation de la monarchie.

Cette gravité des Asiatiques vient du peu de comlorsqu'ils y sont forcés par la cérémonie. L'amitié, merce qu'il y a entre eux : ils ne se voient que de la vie, leur est presque inconnue; ils se retirent ce doux engagement du cœur, qui fait ici la douceur dans leurs maisons, où ils trouvent toujours une compagnie qui les attend; de manière que chaque famille est, pour ainsi dire, isolée des autres.

Un jour que je m'entretenais là-dessus avec un homme de ce pays-ci, il me dit : Ce qui me choque L'âme, unie avec le corps, en est sans cesse le plus de vos mœurs, c'est que vous êtes obligés de tyrannisée. Si le mouvement du sang est trop lent, vivre avec des esclaves dont le cœur et l'esprit se si les esprits ne sont pas assez épurés, s'ils ne sont sentent toujours de la bassesse de leur condition. pas en quantité suffisante, nous tombons dans l'ac-Ces gens lâches affaiblissent en vous les sentiments cablement et dans la tristesse; mais, si nous pre- de la vertu que l'on tient de la nature, et ils les ruinons des breuvages qui puissent changer cette disnent depuis l'enfance qu'ils vous obsèdent. position de notre corps, notre âme redevient capable de recevoir des impressions qui l'égayent, et elle sent un plaisir secret de voir sa machine repren-rable qui fait consister son honneur à garder les dre, pour ainsi dire, son mouvement et sa vie.

A Paris, le 25 de la lune de Zilcadé, 1713.

Car enfin, défaites-vous des préjugés : que peuton attendre de l'éducation qu'on reçoit d'un misé

femmes d'un autre, et s'enorgueillit du plus vil emploi qui soit parmi les humains; qui est méprisable par sa fidélité même, qui est la seule de ses

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