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Arcades, qui habitaient un pays où l'air est triste et froid; que ceux de Cynète, qui négligèrent la musique, surpassèrent en cruauté tous les Grecs, et qu'il n'y a point de ville où l'on ait vu tant de crimes. Platon ne craint point de dire que l'on ne peut faire de changement dans la musique, qui n'en soit un dans la constitution de l'État. Aristote, qui semble n'avoir fait sa Politique que pour opposer ses sentiments à ceux de Platon, est pourtant d'accord avec lui touchant la puissance de la musique sur les mœurs 3. Théophraste, Plutarque 4, Strabon 5, tous les anciens, ont pensé de même. Ce n'est point une opinion jetée sans réflexion; c'est un des principes de leur politique 6. C'est ainsi qu'ils donnaient des lois, c'est ainsi qu'ils voulaient qu'on gouvernât les

cités.

Je crois que je pourrais expliquer ceci. Il faut se mettre dans l'esprit que, dans les villes grecques, surtout celles qui avaient pour principal objet la guerre, tous les travaux et toutes les professions qui pouvaient conduire à gagner de l'argent étaient regardés comme indignes d'un homme libre. « La ⚫ plupart des arts, dit Xénophon 7, corrompent le corps de ceux qui les exercent; ils obligent

L'auteur se fonde sur un passage de Polybe, mais sans le eiter. Il semble assez prouvé que les Grecs entendirent d'abord par ce mot musique tous les beaux-arts. La preuve en est que plus d'une muse présidait à un art qui n'a aucun rapport avec la musique proprement dite: comme Clio à l'histoire, Uranie à la connaissance du ciel, Polymnie à la gesticulation. Elles étaient filles de Mémoire, pour marquer qu'en effet le don de la mémoire est le principe de tout, et que sans elle l'homme serait au-dessous des bétes. Ces notions paraissent avoir été transmises aux Grecs par les Egyptiens. On le voit par le Mercure Trismegiste, traduit de l'égyptien en grec, seul livre qui nous reste de ces immenses bibliothèques de l'Égypte. Il y est parlé a tout moment de l'harmonie de la musique avec laquelle Dieu arrangea les sphères de l'univers. Toute espèce d'arrangement et d'ordre fut donc réputée musique en Grèce; et à la fin ce mot ne fut plus consacré qu'à la théorie et à la pratique des sons de la voix et des instruments. Les lois, les actes publics, étaient annoncés au peuple en musique. On sait que la déclaration de guerre contre Philippe, père d'Alexandre, fut chantée dans la grande place d'Athènes. On sait que Philippe, après sa victoire de Cheronée, insulta aux vaincus en chantant le décret d'AthèDes fait contre lui, et en battant la mesure. C'était donc d'abord cette musique, prise dans le sens le plus étendu, cette musique qui signifie la culture des beaux-arts, laquelle polit les mœurs des Grecs, et surtout celles des Arcades. Soli cantare periti Arcades. (VOLT.)

De Repub. lib. IV. 3 Liv. VIII, ch. v. 4 Vie de Pelopidas. 5 Liv. I.

6 Platon, liv. IV des Lois, dit que les préfectures de la musique et de la gymnastique sont les plus importants emplois de la cité; et, dans sa République, liv. III, « Damon vous dira, * dit il, quels sont les sons capables de faire naitre la bassesse ⚫ de l'ame, l'insolence, et les vertus contraires. »

7 Liv. V, Dits memorables. Voyez les Economiques de Xénophon, ch. IV, § 2 et 3. Montesquieu les cite comme étant le cinquième livre des Dits memorables de Socrate; mais elles forment un ouvrage à part. (P.)

MONTESQUIEU.

<< de s'asseoir à l'ombre, ou près du feu : on n'a « de temps ni pour ses amis ni pour la république. »> Ce ne fut que dans la corruption de quelques démocraties que les artisans parvinrent à être citoyens. C'est ce qu'Aristote1 nous apprend; et il soutient qu'une bonne république ne leur donnera jamais le droit de cité 2.

L'agriculture était encore une profession servile, et ordinairement c'était quelque peuple vaincu qui l'exerçait : les llotes, chez les Lacédémoniens; les Périéciens 3, chez les Crétois; les Pénestes 4, chez les Thessaliens; d'autres peuples esclaves, dans d'autres républiques.

Enfin tout bas commerce était infâme chez les Grecs. Il aurait fallu qu'un citoyen eût rendu des services à un esclave, à un locataire, à un étranger : cette idée choquait l'esprit de la liberté grecque; aussi Platon 7 veut-il, dans ses Lois, qu'on punisse un citoyen qui ferait le commerce.

On était donc fort embarrassé dans les républiques grecques. On ne voulait pas que les citoyens travaillassent au commerce, à l'agriculture ni aux arts; on ne voulait pas non plus qu'ils fussent oisifs 8. Ils trouvaient une occupation dans les exercices qui dépendaient de la gymnastique, et dans ceux qui avaient du raport à la guerre 9. L'institution ne leur en donnait point d'autres. Il faut donc regarder les Grecs comme une société d'athlètes et de combattants. Or, ces exercices, si propres à faire des gens durs et sauvages 10, avaient besoin d'être

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4 Ce mot vient de

voμat, être dans l'indigence, dans la peine. Leur condition était la même que celle des Périéciens. 5 Aussi Platon et Aristote veulent-ils que les esclaves cultivent les terres. Lois, liv. VII; Politiq. liv. VII, chap. x. Il est vrai que l'agriculture n'était pas partout exercée par des esclaves: au contraire, comme dit Aristote, les meilleures républiques étaient celles ou les citoyens s'y attachaient. Mais cela n'arriva que par la corruption des anciens gouvernements, devenus démocratiques; car, dans les premiers temps, les villes de Grèce vivaient dans l'aristocratie.

6 Cauponatio. Le droit romain sanctionnait cet avilissement du commerce. La loi de Constantin confond les femmes qui ont tenu boutique de marchandises, avec les esclaves, les cabaretiers, les femmes de théâtre et les filles de mauvais lieu. (P.)

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tempérés par d'autres qui pussent adoucir les mœurs. La musique, qui tient à l'esprit par les organes du corps, était très-propre à cela. C'est un milieu entre les exercices du corps qui rendent les hommes durs, et les sciences de spéculation qui les rendent sauvages. On ne peut pas dire que la musique inspirât la vertu; cela serait inconcevable; mais elle empêchait l'effet de la férocité de l'institution, et faisait que l'âme avait dans l'éducation une part qu'elle n'y aurait point eue.

Je suppose qu'il y ait parmi nous une société de gens si passionnés pour la chasse qu'ils s'en occupassent uniquement; il est sûr qu'ils en contracteraient une certaine rudesse. Si ces mêmes gens venaient à prendre encore du goût pour la musique, on trouverait bientôt de la différence dans leurs manières et dans leurs mœurs. Enfin les exercices des Grecs n'excitaient en eux qu'un genre de passions, la rudesse, la colère, la cruauté. La musique les excite toutes, et peut faire sentir à l'âme la douceur, la pitié, la tendresse, le doux plaisir. Nos auteurs de morale, qui, parmi nous, proscrivent si fort les théâtres, nous font assez sentir le pouvoir que la musique a sur nos âmes.

Și à la société dont j'ai parlé on ne donnait que des tambours et des airs de trompette, n'est-il pas vrai que l'on parviendrait moins à son but que si l'on donnait une musique tendre? Les anciens avaient donc raison lorsque, dans certaines circonstances, ils préféraient pour les mœurs un mode à

un autre.

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LIVRE CINQUIÈME.

LES LOIS QUE LE LÉGISLATEUR DONNE DOIVENT ÊTRE RELATIVES AU PRINCIPE DU GOUVERNEMENT.

CHAPITRE I.

Idée de ce livre.

Nous venons de voir que les lois de l'éducation doivent être relatives au principe de chaque gouvernement. Celles que le législateur donne à toute la société sont de même. Ce rapport des lois avec ce principe tend tous les ressorts du gouvernement, et ce principe en reçoit à son tour une nouvelle force. C'est ainsi que, dans les mouvements physiques, l'action est toujours suivie d'une réaction.

Nous allons examiner ce rapport dans chaque gouvernement; et nous commencerons par l'État républicain, qui a la vertu pour principe.

CHAPITRE II.

Ce que c'est que la vertu dans l'État politique.

La vertu, dans une république, est une chose trèssimple: c'est l'amour de la république, c'est un sentiment, et non une suite de connaissances; le dernier homme de l'État peut avoir ce sentiment, comme le premier. Quand le peuple a une fois de bonnes maximes, il s'y tient plus longtemps que ce que l'on appelle les honnêtes gens. Il est rare que la corruption commence par lui. Souvent il a tiré de la médiocrité de ses lumières un attachement plus fort pour ce qui est établi.

L'amour de la patrie conduit à la bonté des mœurs, et la bonté des mœurs mène à l'amour de la patrie. Moins nous pouvons satisfaire nos passions particulières, plus nous nous livrons aux générales. Pourquoi les moines aiment-ils tant leur ordre? c'est justement par l'endroit qui fait qu'il leur est insupportable. Leur règle les prive de toutes les choses sur lesquelles les passions ordinaires s'appuient reste donc cette passion pour la règle même qui les afflige. Plus elle est austère, c'est-à-dire plus elle retranche de leurs penchants, plus elle donne de force à ceux qu'elle leur laisse.

CHAPITRE III.

Ce que c'est que l'amour de la république dans la
démocratie.

L'amour de la république, dans une démocratie, est celui de la démocratie; l'amour de la démocratie est celui de l'égalité.

L'amour de la démocratie est encore l'amour de la frugalité. Chacun devant y avoir le même bonbeur et les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs, et former les mêmes espérances; chose qu'on ne peut attendre que de la frugalité générale.

L'amour de l'égalité, dans une démocratie, borne l'ambition au seul désir, au seul bonheur de rendre à sa patrie de plus grands services que les autres citoyens. Ils ne peuvent pas lui rendre tous des services égaux; mais ils doivent tous également lui en rendre. En naissant, on contracte envers elle une dette immense, dont on ne peut jamais s'acquitter.

Ainsi les distinctions y naissent du principe de l'égalité, lors même qu'elle paraît ôtée par des services heureux, ou par des talents supérieurs.

L'amour de la frugalité borne le désir d'avoir à l'attention que demande le nécessaire pour sa famille, et même le superflu pour sa patrie. Les richesses donnent une puissance dont un citoyen ne peut pas user pour lui, car il ne serait pas égal. Elles procurent des délices dont il ne doit pas jouir non plus, parce qu'elles choqueraient l'égalité tout de même.

Aussi les bonnes démocraties, en établissant la frugalité domestique, ont-elles ouvert la porte aux dépenses publiques, comme on fit à Athènes et à Rome. Pour lors, la magnificence et la profusion naissaient du fond de la frugalité même; et, comme la religion demande qu'on ait les mains pures pour faire des offrandes aux dieux, les lois voulaient des mœurs frugales, pour que l'on pût donner à sa patrie.

Le bon sens et le bonheur des particuliers consiste beaucoup dans la médiocrité de leurs talents et de leurs fortunes. Une république où les lois auront formé beaucoup de gens médiocres, composée de gens sages, se gouvernera sagement; composée de gens heureux, elle sera très-heureuse.

CHAPITRE IV.

Comment on inspire l'amour de l'égalité et de la frugalité.

L'amour de l'égalité et celui de la frugalité sont

extrêmement excités par l'égalité et la frugalité mêmes, quand on vit dans une société où les lois ont établi l'une et l'autre.

Dans les monarchies et les États despotiques, personne n'aspire à l'égalité; cela ne vient pas même dans l'idée; chacun y tend à la supériorité. Les gens des conditions les plus basses ne désirent d'en sortir que pour être les maîtres des autres.

Il en est de même de la frugalité pour l'aimer, il faut en jouir. Ce ne seront point ceux qui sont corrompus par les délices qui aimeront la vie frugale; et, si cela avait été naturel et ordinaire, Alcibiade n'aurait pas fait l'admiration de l'univers. Ge ne seront pas non plus ceux qui envient ou qui admirent le luxe des autres qui aimeront la frugalité : des gens qui n'ont devant les yeux que des hommes riches, ou des hommes misérables comme eux, détestent leur misère sans aimer ou connaître ce qui fait le terme de la misère.

C'est donc une maxime très-vraie que, pour que l'on aime l'égalité et la frugalité dans une république, il faut que les lois les y aient établies.

CHAPITRE V.

Comment les lois établissent l'égalité dans la démocratie.

Quelques législateurs anciens, comme Lycurgue et Romulus, partagèrent également les terres. Cela ne pouvait avoir lieu que dans la fondation d'une république nouvelle, ou bien lorsque l'ancienne était si corrompue, et les esprits dans une telle disposition, que les pauvres se croyaient obligés de chercher, et les riches obligés de souffrir un pareil remède.

Je ne prétends point faire des critiques grammaticales à un homme de génie; mais j'aurais souhaité qu'un écrivain si spirituel et si mále se fût servi d'une autre expression que celle de jouir de la frugalité. J'aurais désiré bien davantage qu'il n'eût point dit que Alcibiade fut admiré de l'univers pour s'étre conformé dans Lacédémone à la sobriété des Spartiates. Il ne faut point, à mon avis, prodiguer ainsi les applaudissements de l'univers. Alcibiade était un simple citoyen, riche, ambitieux, vain, débauché, insolent, d'un caractère versatile. Je ne vois rien d'admirable à faire quelque temps mauvaise chère avec les Lacédémoniens, lorsqu'il est condamné dans Athènes par un peuple plus vain, plus insolent et plus léger que lui, sottement superstitieux, jaloux, inconstant, passant chaque jour de la témérité à la consternation, digne enfin de l'opprobre dans lequel il croupit lachement depuis tant de siècles sur les débris de la gloire de quelques grands hommes et de quelques artistes industrieux. Je vois dans Alcibiade un brave étourdi qui ne mérite certainement pas l'admiration de l'univers, pour avoir corrompu la femme d'Agis, son hôte et son protecteur; pour s'être fait chasser de Sparte; pour s'être réduit à mendier un nouvel asile chez un satrape de Perse, et pour y périr entre les bras d'une courtisane. Plutarque et Montesquieu ne m'en imposent point : j'admire trop Caton et Marc-Aurèle pour admirer Alcibiade. (VOLT.)

Si, lorsque le législateur fait un pareil partage, il ne donne pas des lois pour le maintenir, il ne fait qu'une constitution passagère : l'inégalité entrera par le côté que les lois n'auront pas défendu, et la république sera perdue.

Il faut donc que l'on règle, dans cet objet, les dots des femmes, les donations, les successions, les testaments, enfin toutes les manières de contracter. Car, s'il était permis de donner son bien à qui on voudrait, et comme on voudrait, chaque volonté particulière troublerait la disposition de la loi fondamentale.

Solon, qui permettait à Athènes de laisser son bien à qui on voulait par testament, pourvu qu'on n'eût point d'enfants, contredisait les lois anciennes, qui ordonnaient que les biens restassent dans la famille du testateur 2. Il contredisait les siennes propres; car, en supprimant les dettes, il avait cherché l'égalité.

C'était une bonne loi pour la démocratie que celle qui défendait d'avoir deux hérédités 3. Elle prenait son origine du partage égal des terres et des portions données à chaque citoyen. La loi n'avait pas voulu qu'un seul homme eût plusieurs portions.

La loi qui ordonnait que le plus proche parent épousât l'héritière naissait d'une source pareille. Elle est donnée chez les Juifs après un pareil partage. Platon 4, qui fonde ses lois sur ce partage, la donne de même; et c'était une loi athénienne.

Il y avait à Athènes une loi dont je ne sache pas que personne ait connu l'esprit. Il était permis d'épouser sa sœur consanguine, et non pas sa sœur utérine 5. Cet usage tirait son origine des républiques, dont l'esprit était de ne pas mettre sur la même tête deux portions de fonds de terre, et par conséquent deux hérédités. Quand un homme épousait sa sœur du côté du père, il ne pouvait avoir qu'une hérédité, qui était celle de son père; mais, quand il épousait sa sœur utérine, il pouvait arriver que le père de cette sœur, n'ayant pas d'enfants mâles, lui laissât sa succession, et que par conséquent son frère, qui l'avait épousée, en eût deux.

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Qu'on ne m'objecte pas ce que dit Philon', que, quoique à Athènes on épousât sa sœur consanguine, et non pas sa sœur utérine, on pouvait à Lacédémone épouser sa sœur utérine, et non pas sa sœur consanguine. Car je trouve dans Strabon que, quand à Lacédémone une sœur épousait son frère, elle avait, pour sa dot, la moitié de la portion du frère. Il est clair que cette seconde loi était faite pour prévenir les mauvaises suites de la première. Pour empêcher que le bien de la famille de la sœur ne passât dans celle du frère, on donnait en dot à la sœur la moitié du bien du frère.

Sénèque3, parlant de Silanus, qui avait épousé sa sœur 4, dit qu'à Athènes la permission était restreinte, et qu'elle était générale à Alexandrie. Dans le gouvernement d'un seul, il n'était guère question de maintenir le partage des biens.

1 De specialibus legibus quæ pertinent ad præcepta Decalogi. 2 Liv. X.-Strabon, en cet endroit, parle, d'après l'historien

Ephore, des lois de Crète et non de celles de Lacédémone, et

quoiqu'il reconnaisse avec cet historien que ces dernières sont en partie tirées de celles de Minos, il ne s'ensuit pas que Lycur gue eût adopté celles dont il s'agit maintenant. Je dis plus, c'est

qu'il ne pouvait pas, dans son système, décerner pour dot à la sœur la moitié des biens du frère, puisqu'il avait défendu les dots. En supposant même que la loi citée par Strabon fût reçue à Lacédémone, je ne crois pas qu'on doive l'appliquer à Philon. Cet auteur dit qu'à Lacédémone il était permis d'epouser sa sœur utérine et non sa sœur consanguine. Montesquieu l'interprète ainsi : « Pour empêcher que le bien de la famille de la sœur ne passat dans celle du frère, on donnait en dot à la sœur la moitié du bien du frère. »

Cette explication suppose deux choses : 1o qu'il fallait nécessairement constituer une dot à la fille, et cela est contraire aux lois de Lacédémone; 2o que cette sœur renonçait à la succession de son père pour partager celle que son frère avait reçue du sien. Je réponds que si la sœur était fille unique, elle devait

hériter du bien de son père, et ne pouvait pas y renoncer; si elle avait un frère du même lit, c'était à lui d'hériter; et en la mariant avec son frère d'un autre lit, on ne risquait pas d'accumuler deux héritages.

Si la loi rapportée par Philon était fondée sur le partage des biens, on ne serait point embarrassé de l'expliquer en partie : par exemple, une mère qui avait eu d'un premier mari une fille unique, et d'un second plusieurs enfants males, pouvait sans doute marier cette fille avec l'un des puinés du second lit, parce que ce puiné n'avait point de portion. Dans ce sens, un voulu dire Philon, je n'ai pas de peine à l'entendre; mais quand Spartiate pouvait épouser sa sœur utérine. Si c'est là ce qu'a

il ajoute qu'on ne pouvait épouser sa sœur consanguine, je ne l'entends plus, parce que je ne vois aucune raison tirée du partage des biens, qui dùt prohiber ces sortes de mariages. (L'abbé BARTHÉLEMY.)

3 Athenis dimidium licet, Alexandriæ totum. (SÉNÈQUE, de Morte Claudii.)

4 C'est une chose non-seulement contraire au droit naturel, mais inouïe dans les mœurs romaines, que le mariage du frère avec la sœur; et un fait aussi étrange valait bien la peine d'être examiné. Montesquieu l'a puisé dans une pièce badine, une satire ingénieuse, où Séneque cherche bien plus à plaire qu'a ins truire: «Silanus, dit-il, avait une sœur très-belle et très-coquette. Tout le monde l'appelait Vénus; son frère aima mieux l'appeler Junon. » Mais qui ne voit que, pour autoriser cette expression, il suffit d'un commerce incestueux, sans qu'il y ait de mariage? Dans la réalité, il n'y avait ni l'un ni l'autre : « Silanus, dit Tacite, vivait dans une grande amitié avec sa sœur,

Pour maintenir ce partage des terres dans la démocratie, c'était une bonne loi que celle qui voulait qu'un père qui avait plusieurs enfants en choisit un pour succéder à sa portion, et donnât les autres en adoption à quelqu'un qui n'eût point d'enfants, afin que le nombre des citoyens pût toujours se maintenir égal à celui des partages.

Phaléas de Chalcédoine avait imaginé une façon de rendre égales les fortunes dans une république où elles ne l'étaient pas. Il voulait que les riches donnassent des dots aux pauvres, et n'en reçussent pas; et que les pauvres reçussent de l'argent pour leurs filles, et n'en donnassent pas. Mais je ne sache point qu'aucune république se soit accommodée d'un règlement pareil. Il met les citoyens sous des conditions dont les différences sont si frappantes, qu'ils haïraient cette égalité même que l'on chercherait à introduire. Il est bon quelquefois que les lois ne paraissent pas aller si directement au but qu'elles se proposent.

Quoique dans la démocratie l'égalité réelle soit l'âme de l'État, cependant elle est si difficile à établir, qu'une exactitude extrême à cet égard ne conviendrait pas toujours. Il suffit que l'on établisse un cens 3 qui réduise ou fixe les différences à un certain point; après quoi, c'est à des lois particulières à égaliser, pour ainsi dire, les inégalités, par les charges qu'elles imposent aux riches, et le soulagement qu'elles accordent aux pauvres. Il n'y a que les richesses médiocres qui puissent donner ou souffrir ces sortes de compensations; car, pour les fortunes immodérées, tout ce qu'on ne leur accorde pas de puissance et d'honneur, elles le regardent comme une injure.

Toute inégalité dans la démocratie doit être tirée de la nature de la démocratie et du principe même de l'égalité. Par exemple, on y peut craindre que des gens qui auraient besoin d'un travail continuel pour vivre ne fussent trop appauvris par une magistrature, ou qu'ils n'en négligeassent les fonctions; que des artisans ne s'enorgueillissent; que des affranchis trop nombreux ne devinssent plus puissants que les anciens citoyens. Dans ces cas, l'égalité entre les citoyens 4 peut être ôtée dans la

sans crime néanmoins, quoique non sans quelque indiscrétion. (CRÉV.)

Platon fait une pareille loi, liv. XI des Lois. 2 ARISTOTE, Politique, liv. II, chap. vit.

3 Solon fit quatre classes: la premiere, de ceux qui avaient cinq cents mines de revenu, tant en grains qu'en fruits liquides; la seconde, de ceux qui en avaient trois cents, et pouvaient entretenir un cheval; la troisieme, de ceux qui n'en avaient que deux cents; la quatrième, de tous ceux qui vivaient de leurs bras. (PLUTARQUE, Fie de Solon.)

4 Solon exclut des charges tous ceux du quatrième cens.

démocratie pour l'utilité de la démocratie. Mais ce n'est qu'une égalité apparente que l'on ôte : car un homme ruiné par une magistrature serait dans une pire condition que les autres citoyens; et ce même homme, qui serait obligé d'en négliger les fonctions, mettrait les autres citoyens dans une condition pire que la sienne; et ainsi du reste.

CHAPITRE VI.

Comment les lois doivent entretenir la frugalité dans la démocratie.

Il ne suffit pas, dans une bonne démocratie, que les portions de terre soient égales; il faut qu'elles soient petites, comme chez les Romains. «< A Dieu « ne plaise, disait Curius à ses soldats 1, qu'un citoyen estime peu de terre ce qui est suffisant « pour nourrir un homme! »>

Comme l'égalité des fortunes entretient la frugalité, la frugalité maintient l'égalité des fortunes. Ces choses, quoique différentes, sont telles qu'elles ne peuvent subsister l'une sans l'autre; chacune d'elles est la cause et l'effet: si l'une se retire de la démocratie, l'autre la suit toujours.

Il est vrai que, lorsque la démocratie est fondée sur le commerce, il peut fort bien arriver que des particuliers y aient de grandes richesses, et que les mœurs n'y soient pas corrompues. C'est que l'esprit de commerce entraîne avec soi celui de frugalité, d'économie, de modération, de travail, de sagesse, de tranquillité, d'ordre et de règle. Ainsi, tandis que cet esprit subsiste, les richesses qu'il produit n'ont aucun mauvais effet. Le mal arrive lorsque l'excès des richesses détruit cet esprit de commerce: on voit tout à coup naître les désordres de l'inégalité, qui ne s'étaient pas encore fait sentir.

Pour maintenir l'esprit de commerce, il faut que les principaux citoyens le fassent eux-mêmes; que cet esprit règne seul, et ne soit point croisé par un autre; que toutes les lois le favorisent; que ces mêmes lois, par leurs dispositions, divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez grande aisance pour pouvoir travailler comme les autres, et chaque citoyen riche dans une telle médiocrité qu'il ait besoin de son travail pour conserver ou pour acquérir.

Ils demandaient une plus grande portion de la terre conquise. (PLUTARQUE, OEuvres morales, Dits notables des anciens rois et capitaines.)

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