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Tu ne te serais jamais imaginé que je fusse devenu plus métaphysicien que je ne l'étais : cela est pourtant, et tu en seras convaincu quand tu auras essuyé ce débordement de ma philosophie.

Les philosophes les plus sensés qui ont réfléchi sur la nature de Dieu ont dit qu'il était un être souverainement parfait ; mais ils ont extrêmement abusé de cette idée. Ils ont fait une énuniération de toutes les perfections différentes que l'homme est capable d'avoir et d'imaginer, et en ont chargé l'idée de la Divinité, sans songer que souvent ces attributs s'entr'empêchent, et qu'ils ne peuvent subsister dans un même sujet sans se détruire.

Les poëtes d'Occident disent qu'un peintre1 ayant voulu faire le portrait de la déesse de la beauté, assembla les plus belles Grecques, et prit de chacune ce qu'elle avait de plus gracieux, dont il fit un tout pour ressembler à la plus belle de toutes les déesses. Si un homme en avait conclu qu'elle était blonde et brune, qu'elle avait les yeux noirs et bleus, qu'elle était douce et fière, il aurait passé pour ridicule.

J'allai l'autre jour dîner chez un homme de robe qui m'en avait prié plusieurs fois. Après avoir parlé de bien des choses, je lui dis : Monsieur, il me parait que votre métier est bien pénible. Pas tant que vous vous imaginez, répondit-il : de la manière dont nous le faisons, ce n'est qu'un amusement. Mais comment! n'avez-vous pas toujours la tête remplie des affaires d'autrui ? n'êtes-vous pas toujours occupé de choses qui ne sont point intéressantes? Vous avez raison: ces choses ne sont point intéressantes, car nous nous y intéressons si peu que rien; et cela même fait que le métier n'est pas si fatigant que vous dites. Quand je vis qu'il prenait la chose d'une manière si dégagée, je continuai, et lui dis : Monsieur, je n'ai point vu votre cabinet. Je le crois, car je n'en ai point. Quand je pris cette charge, j'eus besoin d'argent pour payer mes provisions; je vendis ma bibliothèque; et le libraire qui la prit, d'un nombre prodigieux de volumes, ne me laissa que mon livre de raison. Ce n'est pas que je les regrette : nous autres juges ne nous enflons point d'une vaine science. Qu'avons-nous à faire de tous ces volumes de lois? Presque tous les cas sont hypothétiques et sortent de la règle générale. Mais ne serait-ce pas, monsieur, lui dis-je, parce que vous les en faites sortir? Car enfin pourquoi chez tous les peuples du monde y aurait-il des lois si elles n'avaient pas leur application, et comment peut-on les appliquer si on ne les sait pas? Si vous connaissiez le Palais, reprit le magistrat, vous ne parleriez pas comme vous faites: nous avons des livres vivants, qui sont les avocats; ils travaillent pour nous, et se chargent de nous instruire. Et ne se chargent-ils pas aussi quelquefois de vous tromper ? lui repartis-je. Vous ne feriez donc pas mal de vous garantir de leurs embûches. Ils ont des armes avec lesquelles ils attaquent votre équité : il serait bon que vous en eussiez aussi pour la dé-sique s'y prête merveilleusement. Selon ses princifendre, et que vous n'allassiez pas vous mettre dans pes, il n'est pas possible que Dieu prévoie les chola mêlée, habillé à la légère, parmi des gens cuirassés jusqu'aux dents.

De Paris, le 13 de la lune de Chahban, 1714.

Souvent Dieu manque d'une perfection qui pourrait lui donner une grande imperfection; mais il n'est jamais limité que par lui-même : il est luimême sa nécessité. Ainsi, quoique Dieu soit toutpuissant, il ne peut pas violer ses promesses, ni tromper les hommes. Souvent même l'impuissance n'est pas dans lui, mais dans les choses relatives; et c'est la raison pourquoi il ne peut pas changer les essences.

Ainsi il n'y a point sujet de s'étonner que quelinfinie de Dieu, sur ce fondement, qu'elle est incomques-uns de nos docteurs aient osé nier la prescience patible avec sa justice.

Quelque hardie que soit cette idée, la métaphy

libres, parce que ce qui n'est point arrivé n'est point, ses qui dépendent de la détermination des causes et par conséquent ne peut être connu; car le rien, qui n'a point de propriétés, ne peut être aperçu Dieu ne peut point lire dans une volonté qui n'est point, et voir dans l'âme une chose qui n'existe point en elle; car, jusqu'à ce qu'elle se soit déterminée, cette action qui la détermine n'est point en elle.

* Zeuxis. Il vivait 400 ans environ avant Jésus-Christ. (P.)

MONTESQUIEU.

Mon cher Rhédi, pourquoi tant de philosophie? Dieu est si haut que nous n'apercevons pas même ses nuages. Nous ne le connaissons bien que dans ses préceptes. Il est immense, spirituel, infini. Que sa grandeur nous ramène à notre faiblesse. S'humilier toujours, c'est l'adorer toujours.

L'âme est l'ouvrière de sa détermination; mais il | peut-il mettre des conditions à ses grâces sans les y a des occasions où elle est tellement indétermi- rendre dérisoires? C'est comme si un homme qui née qu'elle ne sait pas même de quel côté se déter- aurait su la prise de Bagdad avait dit à un autre : Je miner. Souvent même elle ne le fait que pour faire vous donne mille écus' si Bagdad n'est pas pris. Ne usage de sa liberté; de manière que Dieu ne peut ferait-il pas là une bien mauvaise plaisanterie ?? voir cette détermination par avance ni dans l'action de l'âme, ni dans l'action que les objets ont sur elle. Comment Dieu pourrait-il prévoir les choses qui dépendent de la détermination des causes libres? II ne pourrait les voir que de deux manières : par conjecture, ce qui est contradictoire avec la prescience infinie; ou bien il les verrait comme des effets nécessaires qui suivraient infailliblement d'une cause qui les produirait de même, ce qui est encore plus contradictoire: car l'âme serait libre par la supposition; et dans le fait, elle ne le serait pas plus qu'une boule de billard n'est libre de se remuer lorsqu'elle est poussée par une autre.

Ne crois pas pourtant que je veuille borner la science de Dieu. Comme il fait agir les créatures à sa fantaisie, il connaît tout ce qu'il veut connaître. Mais, quoiqu'il puisse voir tout, il ne se sert pas toujours de cette faculté; il laisse ordinairement à la créature la faculté d'agir ou de ne pas agir, pour lui laisser celle de mériter ou de démériter : c'est pour lors qu'il renonce au droit qu'il a d'agir sur elle, et de la déterminer. Mais quand il veut savoir quelque chose, il le sait toujours, parce qu'il n'a qu'à vouloir qu'elle arrive comme il la voit, et déterminer les créatures conformément à sa volonté. C'est ainsi qu'il tire ce qui doit arriver du nombre des choses purement possibles, en fixant par ses décrets les déterminations futures des esprits, et les privant de la puissance qu'il leur a donnée d'agir ou de ne pas agir.

Si l'on peut se servir d'une comparaison dans une chose qui est au-dessus des comparaisons, un monarque ignore ce que son ambassadeur fera dans une affaire importante s'il le veut savoir, il n'a qu'à lui ordonner de se comporter d'une telle manière, et il pourra assurer que la chose arrivera comme il la projette.

L'Alcoran et les livres des Juifs s'élèvent sans cesse contre le dogme de la prescience absolue: Dieu y paraît partout ignorer la détermination future des esprits; et il semble que ce soit la première vérité que Moïse ait enseignée aux hommes.

Dieu met Adam dans le paradis terrestre, à condition qu'il ne mangera pas d'un certain fruit : précepte absurde dans un être qui connaîtrait les déterminations futures des âmes; car enfin un tel être

De Paris, le dernier de la lune de Chahban, 1714.

LETTRE LXX.

ZÉLIS A USBEK.

A Paris.

Soliman, que tu aimes, est désespéré d'un affront qu'il vient de recevoir. Un jeune étourdi, nommé Suphis, recherchait depuis trois mois sa fille en mariage: il paraissait content de la figure de la fille sur le rapport et la peinture que lui en avaient faits les femmes qui l'avaient vue dans son enfance; on était convenu de la dot, et tout s'était passé sans aucun incident. Hier, après les premières cérémonies, la fille sortit à cheval, accompagnée de son eunuque, et couverte, selon la coutume, depuis la tête jusqu'aux pieds. Mais, dès qu'elle fut arrivée devant la maison de son mari prétendu, il lui fit fermer la porte, et il jura qu'il ne la recevrait jamais si on

n'augmentait la dot. Les parents accoururent, de côté et d'autre, pour accommoder l'affaire; et, après bien de la résistance, ils firent convenir Soliman de faire un petit présent à son gendre. Enfin, les cérémonies du mariage accomplies, on conduisit la fille dans le lit avec assez de violence; mais une heure après cet étourdi se leva furieux, lui coupa le visage en plusieurs endroits, soutenant qu'elle n'était pas vierge, et la renvoya à son père. On ne peut pas être plus frappé qu'il l'est de cette injure. Il y a des personnes qui soutiennent que cette fille est innocente. Les pères sont bien malheureux d'être exposés à de tels affronts! Si pareil traitement arri

Tous les éditeurs modernes mettent ici cent tomans. Nous soupçonnons bien le motif de cette correction; mais nous avons préféré conserver le texte de Montesquieu. (P.)

2 Dans les premières éditions, cette lettre se termine ici. Les réflexions qui suivent ne se trouvent que dans le supplement de 1754. (P.)

vait à ma fille je crois que j'en mourrais de douleur. Adieu.

Du sérail de Fatmé, le 9 de la lune de Gemmadi 1, 1714.

tout à l'heure les rues d'Ispahan mieux que moi ! Mon parti fut bientôt pris : je me tus, je le laissai parler, et il décide encore.

A Paris, le 8 de la lune de Zilcadé, 1715.

LETTRE LXXI.

USBEK A ZÉLIS.

Je plains Soliman, d'autant plus que le mal est sans remède, et que son gendre n'a fait que se servir de la liberté de la loi. Je trouve cette loi

bien dure d'exposer ainsi l'honneur d'une famille aux caprices d'un fou. On a beau dire que l'on a des indices certains pour connaître la vérité, c'est une vieille erreur dont on est aujourd'hui revenu parmi nous; et nos médecins donnent des raisons invincibles de l'incertitude de ces preuves. Il n'y a pas jusqu'aux chrétiens qui ne les regardent comme chimériques, quoiqu'elles soient clairement établies par leurs livres sacrés, et que leur ancien législateur en ait fait dépendre l'innocence ou la condamnation de toutes les filles.

J'apprends avec plaisir le soin que tu te donnes de l'éducation de la tienne. Dieu veuille que son mari la trouve aussi belle et aussi pure que Fatima; qu'elle ait dix eunuques pour la garder; qu'elle soit l'honneur et l'ornement du sérail où elle est destinée; qu'elle n'ait sur sa tête que des lambris dorés, et ne marche que sur des tapis superbes! Et, pour comble de souhaits, puissent mes yeux la voir dans toute sa gloire!

A Paris, le 5 de la lune de Chalval, 1714.

LETTRE LXXII.

RICA A USBEK.
A ***.

Je me trouvai l'autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien content de lui. Dans un quart d'heure, il décida trois questions de morale, quatre problèmes historiques, et cinq points de physique. Je n'ai jamais vu un décisionnaire si universel; son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre doute. On laissa les sciences; on parla des nouvelles du temps: il décida sur les nouvelles du temps. Je voulus l'attraper, et je dis en moimême: Il faut que je me mette dans mon fort; je vais me réfugier dans mon pays. Je lui parlai de la Perse; mais à peine lui eus-je dit quatre mots, qu'il me donna deux dementis, fondés sur l'autorité de MM. Tavernier et Chardin. Ah! bon Dieu! disje en moi-même, quel homme est-ce là? Il connaitra

LETTRE LXXIII.

RICA A ***.

J'ai oui parler d'une espèce de tribunal qu'on appelle l'Académie française. Il n'y en a point de moins respecté dans le monde; car on dit qu'aussitôt qu'il a décidé, le peuple casse ses arrêts, et lui impose des lois qu'il est obligé de suivre.

Il y a quelque temps que, pour fixer son autorité, il donna un code de ses jugements. Cet enfant de tant de pères était presque vieux quand il naquit; et, quoiqu'il fût légitime, un bâtard, qui avait déjà paru, l'avait presque étouffé dans

sa naissance.

Ceux qui le composent n'ont d'autre fonction que de jaser sans cesse : l'éloge va se placer comme de lui-même dans leur babil éternel; et sitôt qu'ils sont initiés dans ses mystères, la fureur du panégyrique vient les saisir, et ne les quitte plus.

Ce corps a quarante têtes, toutes remplies de figures, de métaphores et d'antithèses; tant de bouches ne parlent presque que par exclamation; ses oreilles veulent toujours être frappées par la cadence et l'harmonie. Pour les yeux, il n'en est pas question: il semble qu'il soit fait pour parler, et non pas pour voir. Il n'est point ferme sur ses pieds; car le temps, qui est son fléau, l'ébranle à tous les instants, et détruit tout ce qu'il a fait. On a dit autrefois que ses mains étaient avides; je ne t'en dirai rien, et je laisse décider cela à ceux qui le savent mieux que moi 3.

Voilà des bizarreries, ***, que l'on ne voit point dans notre Perse. Nous n'avons point l'esprit porté à ces établissements singuliers et bizarres; nous cherchons toujours la nature dans nos coutumes simples et nos manières naïves.

De Paris, le 27 de la lune de Zilhagé, 1715.

1 Son dictionnaire. (P.)

2 Le dictionnaire de Furetière. L'auteur fut chassé de l'Académie. (P.)

3 S'il est aisé de donner à un homme de mérite un bon ri dicule sans que cela tire à conséquence, à plus forte raison à une compagnie littéraire, ou les titres et les prétentions sont pêle-mêle, sans que personne se croie solidaire pour la compagnie, ou la compagnie pour personne. Ce tribut, qu'il fallait payer à la gaieté française, ne compromettait pas plus l'Académie que Montesquieu, et n'embarrassa ni l'un ni l'autre quand l'auteur des Lettres Persanes vint prendre la place qui lui était due. (L. H.) — Il fut reçu à l'Académie française le 24 janvier 1728.

LETTRE LXXIV.

LETTRE LXXV.

RICA A USBEK. A ***.

Il y a quelques jours qu'un homme de ma connaissance me dit: Je vous ai promis de vous produire dans les bonnes maisons de Paris; je vous mène à présent chez un grand seigneur qui est un des hommes du royaume qui représentent le

mieux.

Que cela veut-il dire, monsieur? est-ce qu'il est plus poli, plus affable qu'un autre? Ce n'est pas cela, me dit-il. Ah! j'entends: il fait sentir à tous les instants la supériorité qu'il a sur tous ceux qui l'approchent; si cela est, je n'ai que faire d'y aller; je prends déjà condamnation, et je la lui passe tout entière.

Il fallut pourtant marcher, et je vis un petit homme si fier, il prit une prise de tabac avec tant de hauteur, il se moucha si impitoyablement, il cracha avec tant de flegme, il caressa ses chiens d'une manière si offensante pour les hommes, que je ne pouvais me lasser de l'admirer: Ah! bon Dieu! dis-je en moi même, si, lorsque j'étais à la cour de Perse, je représentais ainsi, je représentais un grand sot! Il aurait fallu, Usbek, que nous eussions eu un bien mauvais naturel pour aller faire cent petites insultes à des gens qui venaient tous les jours chez nous nous témoigner leur bienveillance. Ils savaient bien que nous étions au-dessus d'eux; et s'ils l'avaient ignoré, nos bienfaits le leur auraient appris chaque jour. N'ayant rien à faire pour nous faire respecter, nous faisions tout pour nous rendre aimables; nous nous communiquions aux plus petits: au milieu des grandeurs, qui endurcissent toujours, ils nous trouvaient sensibles; ils ne voyaient que notre cœur au-dessus d'eux ; nous descendions jusqu'à leurs besoins. Mais lorsqu'il fallait soutenir la majesté du prince dans les cérémonies publiques, lorsqu'il fallait faire respecter la nation aux étrangers, lorsque enfin, dans les occasions périlleuses, il fallait animer les soldats, nous remontions cent fois plus haut que nous n'étions descendus; nous ramenions la fierté sur notre visage, et l'on trouvait quelquefois que nous représentions assez bien.

De Paris, le 15 de la lune de Saphar, 1715.

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USBEK A RHÉDI. A Venise.

Il faut que je te l'avoue, je n'ai point remarqué chez les chrétiens cette persuasion vive de leur religion qui se trouve parmi les musulmans. Il y a bien loin chez eux de la profession à la croyance, de la croyance à la conviction, de la conviction à la pratique. La religion est moins un sujet de sanctification qu'un sujet de disputes qui appartient à tout le monde. Les gens de cour, les gens de guerre, les femmes mêmes, s'élèvent contre les ecclésiastiques, et leur demandent de leur prouver ce qu'ils sont résolus de ne pas croire. Ce n'est pas qu'ils se soient déterminés par raison, et qu'ils aient pris la peine d'examiner la vérité ou la fausseté de cette religion qu'ils rejettent : ce sont des rebelles qui ont senti le joug, et l'ont secoué avant de l'avoir connu. Aussi ne sont-ils pas plus fermes dans leur incrédulité que dans leur foi; ils vivent dans un flux et reflux qui les porte sans cesse de l'un à l'autre. Un d'eux me disait un jour : Je crois l'immortalité de l'âme par semestre; mes opinions dépendent absolument de la constitution de mon corps; selon que j'ai plus ou moins d'esprits animaux, que mon estomac digère bien ou mal, que l'air que je respire est subtil ou grossier, que les viandes dont je me nourris sont légères ou solides, je suis spinosiste, socinien, catholique, impie, ou dévot. Quand le médecin est auprès de mon lit, le confesseur me trouve à son avantage. Je sais bien empêcher la religion de m'affliger quand je me porte bien; mais je lui permets de me consoler quand je suis malade : lorsque je n'ai plus rien à espérer d'un côté, la religion se présente et me gagne par ses promesses; je veux bien m'y livrer, et mourir du côté de l'espérance.

Il y a longtemps que les princes chrétiens affranchirent tous les esclaves de leurs États, parce, disaient-ils, que le christianisme rend tous les hommes égaux. Il est vrai que cet acte de religion leur était très-utile: ils abaissaient par là les seigneurs, de la puissance desquels ils retiraient le bas peuple. Ils ont ensuite fait des conquêtes dans des pays où ils ont vu qu'il leur était avantageux d'avoir des esclaves; ils ont permis d'en acheter et d'en vendre, oubliant ce principe de religion qui les touchait tant. Que veux-tu que je te dise? vérité dans un temps, erreur dans un autre. Que ne faisons-nous comme les chrétiens? Nous sommes bien simples de refuser des établissements et

des conquêtes faciles dans des climats heureux parce que l'eau n'y est pas assez pure pour nous laver selon les principes du saint Alcoran!

Je rends grâces au Dieu tout-puissant, qui a envoyé Hali son grand prophète, de ce que je professe une religion qui se fait préférer à tous les intérêts humains, et qui est pure comme le ciel, dont elle est descendue.

De Paris, le 13 de la lune de Saphar, 1715.

LETTRE LXXVI.

USBEK A SON AMI IBBEN.

A Smyrne.

Les lois sont furieuses en Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes. On les fait mourir, pour ainsi dire, une seconde fois ; ils sont traînés indignement par les rues; on les note d'infamie; on confisque leurs biens.

Il me paraît, Ibben, que ces lois sont bien injustes. Quand je suis accablé de douleur, de misère, de mépris, pourquoi veut-on m'empêcher de mettre fin à mes peines, et me priver cruellement d'un remède qui est en mes mains?

Pourquoi veut-on que je travaille pour une société dont je consens de n'être plus; que je tienne malgré moi une convention qui s'est faite sans moi? La société est fondée sur un avantage mutuel; mais lorsqu'elle me devient onéreuse, qui m'empêche d'y renoncer? La vie m'a été donnée comme une faveur; je puis donc la rendre lorsqu'elle ne l'est plus la cause cesse, l'effet doit donc cesser aussi.

Le prince veut-il que je sois son sujet quand je ne retire point les avantages de la sujétion? Mes concitoyens peuvent-ils demander ce partage inique de leur utilité et de mon désespoir? Dieu, différent de tous les bienfaiteurs, veut-il me condamner à recevoir des grâces qui m'accablent?

Je suis obligé de suivre les lois quand je vis sous les lois; mais quand je n'y vis plus, peuvent-elles me lier encore?

Mais, dira-t-on, vous troublez l'ordre de la Providence. Dieu a uni votre âme avec votre corps, et vous l'en séparez vous vous opposez donc à ses desseins, et vous lui résistez.

Que veut dire cela? troublé-je l'ordre de la Providence lorsque je change les modifications de la

matière, et que je rends carrée une boule que les premières lois du mouvement, c'est-à-dire les lois de la création et de la conservation, avaient faite ronde? Non sans doute : je ne fais qu'user du droit qui m'a été donné; et, en ce sens, je puis troubler a ma fantaisie toute la nature sans que l'on puisse dire que je m'oppose à la Providence.

Lorsque mon âme sera séparée de mon corps, y aura-t-il moins d'ordre et moins d'arrangement dans l'univers? Croyez-vous que cette nouvelle combinaison soit moins parfaite et moins dépendante des lois générales, que le monde y ait perdu quelque chose, et que les ouvrages de Dieu soient moins grands, ou plutôt moins immenses?

Croyez-vous que mon corps, devenu un épi de blé, un ver, un gazon, soit changé en un ouvrage de la nature moins digne d'elle, et que mon âme, dégagée de tout ce qu'elle avait de terrestre, soit devenue moins sublime?

Toutes ces idées, mon cher Ibben, n'ont d'autre source que notre orgueil. Nous ne sentons point notre petitesse; et, malgré qu'on en ait, nous voulons être comptés dans l'univers, y figurer, et y être un objet important. Nous nous imaginons que l'anéantissement d'un être aussi parfait que nous dégraderait toute la nature; et nous ne concevons pas qu'un homme de plus ou de moins dans le monde, que dis-je ? tous les hommes ensemble, cent millions de terres comme la nôtre, ne sont qu'un atome subtil et délié que Dieu n'aperçoit qu'à cause de l'immensité de ses connaissances.

A Paris, le 15 de la lune de Saphar, 1715.

LETTRE LXXVII.

IBBEN A USBEK. A Paris.

Mon cher Usbek, il me semble que, pour un vrai musulman, les malheurs sont moins des châtiments que des menaces. Ce sont des jours bien précieux que ceux qui nous portent à expier les offenses. C'est le temps des prospérités qu'il faudrait abréger. Que servent toutes ces impatiences, qu'à faire voir que nous voudrions être heureux, indépendamment de celui qui donne les félicités, parce qu'il est la félicité même?

Si un être est composé de deux êtres, et que la * Les mahometans ne se soucient point de prendre Venise, nécessité de conserver l'union marque plus la souparce qu'ils n'y trouveraient point d'eau pour leurs purifica-mission aux ordres du Créateur, on en a pu faire tions. Voyez ci-devant la lettre XXXI.

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