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LA POSITION ACTUELLE DE LA QUESTION D'ORIENT avaient fourni des apôtres au Prophète et des compagnons d'armes à ses premiers Califes, subissaient de la part des compagnons d'Osman et de leurs successeurs le même sort et les mêmes conditions que les provinces chrétiennes. Ce n'était pas le fanatisme religieux; non, car satisfaisant aux exigences du maître, les peuples vaincus étaient restés libres de s'administrer suivant leurs lois, coutumes et traditions particulières. L'orgueil et la cupidité ne créent pas un empire dans ces deux siècles de victoires. Du Danube à l'Euphrate, il n'existe désormais qu'une capitale s'enrichissant des dépouilles. des peuples tribut d'enfants, tribut de produits, tribut d'or et d'argent s'en vont affluant vers la Capitale; c'est la loi de la guerre, c'est la condition de la paix, et les peuples conquis, en se conformant à cette loi, en subissant cette condition, n'ont rien à demander en échange; le conquérant les laisse vivre, c'est bien le moins qu'ils lui paient le droit de porter leurs têtes sur les épaules, et « ce qui entre à Stamboul n'en sort plus. » Telle est la règle, la seule règle de gouvernement et d'économie qui ait été en honneur dans la Turquie ottomane.

Qui l'observe durant cette période, n'est pas surpris des revers qui l'attendent. Un premier échec sur le champ de bataille en appelle un autre, en tarissant successivement les sources d'où provenaient hommes et argent, ces éléments nécessaires de toute guerre et indispensables en temps de paix. Mais s'est-on jamais demandé où résident les causes de ces revers? Non, on ne s'est préoccupé que de ne pas en imposer les conséquences à la capitale; on pressurait de plus en plus les provinces en pressurant leurs pachas.

Epoque de transition, qui eût pu conduire la dynastie ottomane vers la possession d'un empire, et qui n'a fait que la mener successivement au point de décadence où nous la trou

vons.

Dans cette époque, pachas et peuples, musulmans et chrétiens, souffrant d'une égale oppression, se révoltent contre la capitale. Les pachas étaient coupables, ayant manqué à leur seule mission, ayant forfait à leur seul devoir, mission et devoir consistant à satisfaire aux besoins de la dynastie et de ses conseillers. On se prémunissait contre le retour de pareilles défections, et l'on ne se préoccupait pas autrement de la prévenir en améliorant le sort des peuples. C'est l'ère des réformes qui commence, par le besoin qu'éprouve le pouvoir

central de vivre tranquille. On supprime les Janissaires, on supprime les feudataires, on enlève aux peuples la horde de tyrans d'en bas qui avaient parfois su les défendre et les protéger contre la tyrannie d'en haut; on supprime les feudataires au lieu de les affranchir des exigences toujours croissantes de la capitale en d'autres termes, on ouvre les frontières à l'ennemi extérieur, et on livre les provinces et leurs habitants à des fonctionnaires qui ne peuvent être moins rapaces ni plus honnêtes que leurs devanciers, parce qu'ils doivent avant tout plaire à la capitale dont ils sont l'émanation, à l'oligarchie dont ils font partie et qui domine le palais en le flattant et le corrompant, les peuples en les livrant en proie à l'exaction de ses agents.

C'est l'ère des réformes; elle commence par les malheurs publics; elle aboutit à donner une consécration nouvelle à l'origine de ces malheurs, à la domination de l'empire par l'oligarchie siégeant dans la capitale, et à l'exploitation des peuples par ses agents répandus dans toutes les provinces. Tout par et pour les Pachas, la Réforme n'introduit pas la notion de l'État, les peuples restent tributaires et « ce qui entre à Stamboul n'en sort plus », reste autant que jamais la maxime gouvernementale.

C'est l'ère des Réformes, c'est aussi l'ère où la diplomatie occidentale commence à faire pour la ruine de cet empire qu'elle prétend sauver et maintenir, plus que les armées du Nord n'avaient pu faire pour le détruire. Celles-ci lui ont arraché des provinces, celle-là lui a appris à se consoler de cette perte, en flattant ses passions, au lieu de lui apprendre à les vaincre.

Déjà le gouvernement ottoman avait pu constater que l'Europe occidentale est plus attachée aux intérêts de la S. Porte qu'à ceux des peuples soumis au sceptre des sultans. D'une levée de la population cherchant dans des actes d'héroïsme sans exemple à s'affranchir de l'oppression, d'une révolte musulmane autant que chrétienne contre la tyrannie, l'Europe avait fait une renaissance classique; l'Angleterre avait livré Parga; l'Autriche avait montré que contre la Turquie il n'y a pas d'Europe; la France et l'Angleterre s'étaient fait pardonner Navarin en abandonnant les Albanais à la vindicte turque, et en créant une Grèce non viable.

Pareille leçon ne tarde pas à être donnée à la Turquie par l'Europe lors de la révolte de Mehmet-Ali; il n'est plus d'Eu

rope, il n'y aura donc pas de Turquie, il n'y aura qu'une S. Porte se vautrant dans la fange de son administration, et trompant l'Europe qui ne demande pas mieux que de se laisser tromper.

Que sera la Réforme désormais ? celle qui plaira à l'Europe. à ses hommes d'état; ceux-ci croient de bonne politique de se laisser tromper et font le nécessaire pour tromper l'opinion publique. Combien le Hatti-Chérif de Gulkhané n'a-t-il pas reçu d'approbations en Occident!

Il ne préconisait cependant que l'impossible, l'absurde, à savoir l'égalité de la loi pour la variété de races, de religions et de mœurs. Mais il préconisait en même temps l'abolition de la confiscation, de la justice sommaire quelle heureuse garantie pour les pachas! c'était tout le résultat de ce Hat impérial. Le cordon de strangulation était aboli et faisait place à celui du Medjidieh; mais pour les peuples, pour les chrétiens spécialement protégés par l'Europe chrétienne, pour l'amélioration de la justice et de l'administration dans toutes ses branches, pour la liberté de conscience, rien n'avait été obtenu en dehors de la lettre du Hat; à tel point que quatre années plus tard, il fallait l'intervention de la France, de l'Angleterre et de la Prusse, pour obtenir, quoi? après de longues hésitations et tergiversations, une déclaration, à laquelle il fallait une grande complaisance d'interprétation pour pouvoir être accueillie comme une satisfaction, comme la sanction du principe de la liberté de conscience. Mais sans hésitation aucune, et à l'applaudissement de l'Europe, la Porte édifiait sa fortune, en enlevant à ses provinces le peu d'autonomie locale que les conquérants leur avaient laissée. Les pachas faisaient de la « centralisation » : quelle magnifique expression pour mécontenter la Bosnie, l'Albanie, la Thessalie, la Syrie, aux applaudissements de la diplomatie, qui voulait ignorer ce que «< centraliser » signifie sur de telles lèvres et en de telles mains!

Les provinces avaient eu leur industrie; d'aucunes avaient prospéré, et porté au loin les produits de leurs ateliers; la guerre et les exactions n'avaient pu tout détruire. Ce que la guerre était impuissante à leur enlever, ce que la féodalité leur avait laissé par calcul plus que par sentiment, la centralisation le déracine comme par un effet de magie. Plus d'industrie locale ni provinciale; la Syrie et la Mésopotamie ferment leurs ateliers; la Thessalie, ses comptoirs, toutes périssent d'inanition. Le pays se dépeuple, le sol reste en

friche; et cette Turquie, dont chaque province pourrait suffire à la consommation et à l'industrie de l'Europe, est réduite à être pour sa subsistance la cliente de l'étranger, et la famine y devient endémique. Effet funeste de la réforme par centralisation, elle ne vise qu'à faire entrer de l'or au Trésor et elle calcule comme perte le bénéfice des individus! Effet funeste de la diplomatie, qui, dans ce vaste empire, ne voit, ne veut voir que la capitale, et ferme les yeux sur le reste!

Que dirons-nous du Hatti-Houmaïoun de 1856 qui ne soit présent à tous les esprits et à toutes les mémoires, que nous n'ayons nous-même itérativement dit et redit, en racontant comment les pachas ont mis plus d'intelligence à l'éluder qu'il ne leur en eût fallu pour le mettre en pratique? L'Europe, l'Europe diplomatique au moins, celle qui avait assisté à sa conception, ne pouvait en ignorer la valeur. Pendant que les armées de France, d'Angleterre et de Sardaigne défendaient l'existence de l'empire. la déclaration de 1844 dont nous venons de parler et le HattiChérif de 1839 subissaient des atteintes publiques et réitérées, et cependant le Hatti-Houmaïoun recevait l'acclamation de la diplomatie, depuis le Congrès de Paris jusques et y compris celui de Berlin.

Cette expérience de l'histoire pèse sur les destinées de l'empire ottoman. Depuis Sultan Selim, l'initiateur de la Réforme jusqu'au Sultan actuel, qui croyait la couronner en promulguant une constitution, ils n'ont tous travaillé qu'à établir l'autorité des pachas, et la diplomatie, si avide de protections religieuses qui divisent, n'a jamais montré le même zèle à protéger la religion du droit, commun à tous les états et nécessaire à tous les peuples: le droit pour l'état de lever des impôts, le droit du peuple d'obtenir que ses contributions soient destinées au service public. Ces deux droits corrélatifs sont restés inconnus du Sultan; il faudrait les lui enseigner et lui prouver qu'ils sont désormais son meilleur et unique appui contre les dangers que les pratiques antérieures ont accumulés autour de son trône et de sa dynastie.

(A suivre.)

LA DIPLOMATIE GRECQUE PENDANT

LA GUERRE

Nous avons, dans les livraisons précédentes, exposé l'historique des négociations relatives à la rectification des frontières de la Grèce; dès le début de ce récit, nous avons observé et fait observer à nos lecteurs que pour la période immédiatement antérieure aux documents contenus dans les Livres Jaunes français, c'est-à-dire pour l'année 1877 et le commencement de l'année 1878, nous aurons à recourir aux Livres Bleus anglais, et nous avons promis d'en faire une analyse à part.

Nous venons dégager notre promesse.

La Turquie est en guerre avec la Russie; les provinces limitrophes de la Grèce sont en effervescence; on y signale des excitations étrangères; des bandes armées y pénètrent. En Grèce même, l'opinion publique est surexcitée; le ministère Delyannis est tombé sous la réprobation de la chambre; le ministère Tricoupi le remplace, la conduite du royaume de Grèce en ces conjonctures a une grande importance pour la Turquie, et M. Layard entretient à ce sujet M. Stuart, ministre de la reine à Athènes.

Telles sont les circonstances dans lesquelles, à partir du 9 juin 1877, nous avons à analyser les documents anglais. Nous l'allons faire et employer la forme dont se sert habituellement le Foreign-Office, quand il éprouve le besoin de résumer ses correspondances pour les soumettre au Conseil ou pour soulager sa mémoire.

Le 9 juin, M. Stuart informe Lord Derby d'un télégramme envoyé par lui le même jour à M. Layard le nouveau ministère, y est-il dit, est assez fort pour prévenir toute expédition d'irréguliers, et il n'a aucune intention d'envahir la Turquie actuellement; de fait, les troupes lui manquent pour une pareille entreprise. Le pays, il est vrai, demande qu'il soit fait des préparatifs militaires, afin d'être prêt pour le cas de besoin; mais à moins d'un évènement imprévu survenant dans les provinces helléniques de la Turquie, la S. Porte n'a pas à craindre une violation du droit des gens de la part de la Grèce.

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