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Nous venons d'exposer le programme de notre publication naissante; elle ne pourra vivre et prospérer que par la satisfaction plus qu'ordinaire de nos lecteurs, de tous ceux qui, par vocation, par état, par profession, ou par goût, y trouveront leur enseignement, leur intérêt, leur agrément : nous nous efforcerons de satisfaire leur attente. Nos écrits antérieurs sur des questions de cette nature n'ont pas manqué de trouver bon accueil auprès du public spécial qu'ils concernaient. Fort de cet antécédent, et au moment de nous adresser à un public plus étendu, nous osons espérer que le Portefeuille diplomatique, consulaire et financier, créé dans une vue d'utilité générale, sera bien accueilli par tous.

LA POSITION ACTUELLE DE LA QUESTION

D'ORIENT

I

Il y a deux ans, à pareille époque, le Gouvernement allemand proposa aux Puissances signataires des Traités de 1856 et de 1871 de se réunir à Berlin, pour y discuter les stipulations du Traité préliminaire de San-Stéfano.

L'invitation étendait la discussion du Congrès à tout le contenu du Traité de San-Stéfano; le Cabinet français, dans ses réserves adoptées par les autres Gouvernements, la limitait aux seules questions qui ont été l'origine ou la suite immédiate de la lutte dont le Traité de San-Stéfano a marqué le

terme.

Le Congrès se réunissait donc le 13 Juin 1878, et après 19 séances à Protocole, après un nombre inconnu de réunions « non enregistrables >> comme les a appelées dès l'abord M. le Comte Andrassy, les premiers hommes d'État des grandes puissances européennes apposaient leurs sceaux au Traité du 13 juillet.

Il faudrait connaître l'échange d'idées et de paroles qui eut lieu dans les réunions dépourvues de procès-verbal pour se rendre compte des considérations diverses et contraires entre elles qui se sont fait jour dans les Protocoles, et que le Traité a consacrées, en deçà de l'étendue tracée par le Chancelier allemand et au delà des limites posées par le Président du Conseil français.

C'est peut-être le seul acte international de si haute origine et de si grande portée, qui n'est complet qu'à condition d'être escorté de son Protocole, qui s'interprète suivant la variété des mobiles secrets. En Juillet 1878, nous l'avons qualifié d'instrument d'opportunisme appliqué à des rivalités hostiles dans l'intérêt de la paix européenne, et nous avons fait tout effort pour l'abriter contre la critique tant frondeuse qu'élogieuse. « La machine grince, écrivions-nous alors, elle empêchera le mécanicien de s'endormir, tant mieux il veillera, car il y va de ses jours. >>

Le Traité a donc vécu grâce à son Protocole, il a exercé son action sur tous les points où le Protocole est resté en harmonie avec les transactions conclues en comité secret; il n'a jamais eu force de vie sur les points où les textes étaient appelés à masquer des fautes, sur les points où le Protocole avait étouffé le Traité avant même que de le laisser naître.

On a pu procéder à la délimitation en Asie, en Bulgarie, en Serbie, en Roumélie; on a été moins à son aise pour exécuter les stipulations concernant la Bosnie et l'Herzégovine; on n'a jamais été dans le cas d'obtenir satisfaction au Protocole concernant la Grèce, aux articles du Traité sur la nouvelle délimitation du Monténégro; on a été éconduit, quand aux tripotages nouveaux, on opposait les dettes anciennes et le Protocole qui s'y intéresse si vertueusement. De la sorte, et la diplomatie aidant parfois la S. Porte et le Sultan à tout oublier et à ne rien apprendre, le Traité cessait d'être un contrat obligatoire pour le gouvernement turc, pour devenir une nouvelle édition du Hatti-Houmaioun, une nouvelle manifestation des intentions généreuses de Sa Hautesse, des promesses enfin dont la valeur était appréciable depuis bien du temps, et dont le Protocole avait à l'avance reconnu l'inanité en montrant comment a été repoussée la motion de Garantie soulevée en Congrès par le Prince Gortchakoff. Pour les provinces d'Europe, la S. Porte commence par mettre de côté la forme convenue en Congrès et enregistrée au Traité : moyen commode de ne pas refuser, et propre à aboutir, si cela devenait nécessaire, à un résultat moins désagréable aux administrateurs qu'aux administrés. Pour les provinces d'Asie, pour les contrées cultivées par les Arméniens et dévastées par les Kurdes et les Circassiens, le Traité était formel; mais après l'avoir signé et ratifié, le gouvernement turc avait besoin d'être édifié; il envoyait donc des commissaires et mettait dans leurs bagages le modèle du rapport qu'ils auraient à lui adresser et qu'ils ne manquaient pas de copier docilement, ou encore il les munissait de pouvoirs suffisants pour bien faire, et les réduisait successivement à l'impuissance après leur départ. Sir Layard le dit, et les consuls de la Reine le confirment. Quand on parlait de réformes au Sultan Hamid, ses réponses étaient pleines de déférence pour son interlocuteur, souvent aussi inondées de larmes amères que lui faisait verser son impuissance réformatrice causée par son impuissance financière. Larmes sincères, hélas! il faut le reconnaître, et l'on y pourrait

compatir, si, pour les sécher, le premier ministre n'avait, comme autant de réformes, soumis à la signature de son Maître une série de décrets assimilant les résidents étrangers aux rayahs, devant le fisc turc, devant la justice turque. Voilà le maximum de tentative de réforme qui avait été obtenu du Traité de Berlin étayé de son Protocole, jusqu'au jour et jusqu'au point où celui-ci, succombant sous le poids de ses origines mystérieuses, entraîna tout l'édifice, et montra l'anarchie à la porte, la misère dans la maison.

Telle était la situation quand l'avènement d'un ministère libéral en Angleterre est venu anéantir les espérances qui tentaient de se cramponner au clair-obscur des conciliabules de 1878. Il ne reste plus trace de ces chuchotements à deux ou à trois, qui avaient continué à animer le Protocole, et à faire dévier le Traité. Combinaisons plantées sur des malentendus, greffées sur des sous-entendus, entées sur des arrière-pensées, tout a disparu avec le Cabinet Beaconsfield; et quand Lord Granville adressa sa circulaire aux puissances, il arracha du Protocole la page la plus brillante qu'y avait introduite la politique de non-intervention, synonyme de non-garantie, il rétablit le Traité dans son autorité naturelle : tout Traité fait loi pour ses signataires.

On ne saurait assez admirer l'art d'autant plus ingénieux, qu'il est moins traditionnel, avec lequel Lord Granville a dégagé le point important de sa première entreprise sur la lourde succession que lui a léguée son prédécesseur.

Il s'adresse aux Puissances au nom d'un Traité qui est leur œuvre; il les convie à se concerter sur les mesures à prendre pour en obtenir ou pour en imposer l'exécution: La question d'Orient n'est pas ouverte, leur dit-il, nous allons nous accorder pour la résoudre.

Que faut-il espérer, que faut-il redouter de cette position prise dans la question d'Orient par le gouvernement anglais ? Le parti le plus prudent à prendre devant cet horizon qui s'ouvre à nos yeux c'est, à notre avis, de s'abstenir de tout enthousiasme, de se prémunir contre toute illusion. Le ministère Gladstone a fait ce qu'il a pu en sacrifiant la politique romanesque du ministère précédent; M. Gladstone lui-même a fait plus qu'on n'eût osé attendre même de sa part, en déclarant publiquement que le Sultan se trompe s'il croit que l'Angleterre est intéressée à sa conservation et à sa domination." Mais sait-on si tous les signataires du Traité de Berlin sont

également résolus à abandonner les projets qu'ils y ont enfouis et qu'ils y tiennent cachés? Sait-on si le Sultan et ses conseillers se laissent détromper par la déclaration de M. Gladstone?

Du côté de l'Europe, l'initiative de lord Granville nous prépare ou bien la restauration du Traité avec tous ses péchés originels, ou bien l'avènement du Mémorandum de Berlin, et l'entente des puissances sur la manière de préparer la solution de la question d'Orient.

Du côté de la Turquie, l'initiative de lord Granville n'est pas nouvelle; elle nous rappelle la position tenue à l'égard du Sultan et de la S. Porte par les Redcliffe, les Russell et les Bulwer dans les dates néfastes où les massacres de Djeddah et de Deïr-el-Kamar, et les promenades des derviches d'un bout à l'autre de l'Empire menaçaient le monde d'une catastrophe, et l'Angleterre d'une occupation de la Syrie par la France. La S. Porte faisait la sourde oreille à toutes les menaces, à toutes les objurgations; elle se moquait de ces prophètes de malheur et leur demandait de l'argent. Or, il s'est trouvé qu'elle seule avait raison contre tous. Désormais, plus de menaces, mais de l'argent par millions; plus d'exigences ni même de conseils de réforme, mais le sacro-saint article X et la sainte indépendance du Sultan dans l'administration intérieure de son empire, jusque dans la banqueroute, jusque dans les massacres de Bulgarie.

Or, il en était toujours ainsi; la Turquie a toujours réussi depuis un demi-siècle et davantage à traîner à sa remorque ses amis aussi bien que ses ennemis. C'est devenu, pour elle et non moins pour maint politicien de l'Occident, un vrai axiome que le Sultan est nécessaire à l'Angleterre pour défendre le chemin des Indes, que l'Angleterre ne peut laisser écraser la domination du Calife sans compromettre son propre prestige auprès de ses quarante millions de sujets musulmans. Co dogme, M. Gladstone veut le déraciner par sa déclaration du haut de la tribune des Communes; il y réussira peut-être en Europe, mais le gouvernement turc l'abandonnera-t-il

à la hache du démolisseur ? Croira-t-il seulement à la réalité de cette déclaration? La redoutera-t-il plus qu'il n'a redouté tant d'autres qui l'ont conduit au point que l'on sait et où, malgré tout, lord Beaconsfield a apparu comme un sauveur, presque comme un vengeur? Bulwer-Jérémie étant subitement devenu Bulwer-Messie, la S. Porte ne s'attend-elle

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