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Un poète persan blâme le Créateur de lui avoir imposé la faculté de s'avouer sa honte en rougissant, et de ne pas l'avoir doté de la faculté de s'embrasser lui-même. Cette pensée, passablement humoristique, nous revient à l'esprit au moment où nous entreprenons le Bulletin des affaires de Turquie.

Nous cherchons à découvrir quels sont les hommes d'État qui ont lieu de s'associer aux murmures du poète persan, de partager son regret d'être privés de la faculté de se donner à eux-mêmes le baiser de satisfaction. Ces hommes se trouvent en Turquie; cherchant hors de Turquie, nous les voyons sans difficulté dans les rangs de ceux qui vivent du fonds des reptiles. Hors de Turquie et de l'autre marécage qui, comme le premier, répand glorieusement ses infections, nous aurons à procéder par voie d'analyse: procédé toujours sûr pour qui désire éviter une appréciation hasardeuse.

En Turquie donc, les Pachas sont d'autant plus satisfaits que leurs collègues d'Europe n'ont qu'à se couvrir la face. Le Traité de Berlin était signé, il faisait loi pour tous les signataires; c'était d'ailleurs une loi dépourvue de sanction légale. Que, devant l'inexécution d'une ou de plusieurs dispositions, les signataires gardent un silence prudent, on le comprend; qu'ils demandent l'exécution de telle ou telle stipulation en souffrance, on le comprend encore, et il n'y a pas honte à le faire. Mais qu'après avoir fait son choix, on ne s'arrête pas aux termes et conditions du Traité, mais qu'on procède par troc et échange, et qu'à l'article 28 du Traité solennel on substitue une Convention particulière, c'est là que commencent la légitime satisfaction de la S. Porte et la honte des autres cabinets. Ne soyons cependant trop absolus, car il y a des circonstances atténuant considérablement la satisfaction des pachas d'Orient et la honte des pachas d'Occident. Les uns et les autres ont opéré contrairement aux principes de parfaite loyauté, mais leur opération frappait un Traité dépourvu de principe et ne visant qu'un but, l'écrasement des Préliminaires de San-Stéfano pour le maintien de la paix européenne. Nous n'avons pas besoin de démontrer ce fait, qui est évident à la simple lecture du texte où sont les principes de droit qui ont présidé à la confection de ce Traité qui néglige de dé

clarer la paix rétablie entre les belligérants, de rien stipuler clairement sur la position créée ou laissée à l'Empire ottoman dans le concert des puissances, et qui embrouille la question des Détroits sans rime ni raison?

Sans autre base que le maintien de la paix, tel étant le Traité de Berlin, les ambassadeurs européens respectaient cette base en portant leur première et principale attention sur les articles susceptibles de renverser cette base; pourvu que la paix soit maintenue par les parties satisfaites, la Convention. substituée au Traité, le troc n'a rien de trop glorieux pour la S. Porte, ni rien de proprement honteux pour les cabinets. C'est tout au plus si ce petit incident a suffi pour éclairer la S. Porte sur l'étendue de son pouvoir d'inertie, et qu'il n'a servi de rien pour éclairer l'Europe, une fois qu'elle aura été affranchie du joug de Lord Beaconsfield.

Avec l'entrée en scène du cabinet Gladstone et de la dépêche circulaire de Lord Granville aux représentants de la Reine à l'étranger, le Traité de Berlin reçoit une valeur plus sérieuse, et les responsabilités s'accentuent davantage. Commençons par le cabinet anglais, promoteur de la nouvelle politique.

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Lord Granville a attribué au Traité de Berlin une importance qui n'est pas à dédaigner: il lui a conservé sa base fondamentale du maintien de la paix, et il y a introduit le droit d'intervention des puissances pour en réclamer l'exécution. Ce principe, inconnu ou pour le moins fort contestable jusqu'alors, Lord Granville a eu le succès de le faire consacrer par l'ensemble des puissances. Mais il en a fait le même usage qu'on avait fait des seules considérations de paix qui avaient influé sur la diplomatie.

Nous pouvons lui pardonner d'avoir respecté une situation qu'il n'a pas créée, et d'avoir réclamé, non pas l'article 28 tel quel, mais la Convention qui y avait été substituée. Mais ce qui dépasse toutes les bornes, c'est qu'il ait continué les mêmes errements et substituéà la Convention-Corti restée inexécutée, non pas l'article 28 pur et simple, mais un nouveau troc, celui de Dulcigno et d'une rive de la Boyana; ce qui a fait la satisfaction des Turcs, c'est de voir la nouvelle politique enfourcher le même dada que la précédente, le maintien de la paix par la satisfaction donnée aux héritiers impatients, et elle exiger

la même condition préalable, l'entente des puissances. Nul, même pas le prince Metternich de 1825, n'eût pu placer la question sur un terrain plus favorable à la diplomatie turque.

Vous demandez au Sultan des abandons volontaires de territoire aux infidèles, il ne peut céder à aucun sentiment d'humanité, il est esclave de la loi: il ne cédera que devant la force; vos protocoles, vos notes identiques ou même collectives ne sont, ne peuvent être d'aucun poids sur sa conscience, et nous attendons tranquillement que le concert européen nous ait, non pas menacés, mais frappés. Dieu est grand! et nous nous soumettrons à sa volonté, mais non à vos désirs.

Il aurait fallu, et nous croyons l'avoir dit dès l'abord, laisser dormir la question des frontières, où la religion musulmane est debout comme un obstacle, et mettre à profit le concert européen et la Conférence d'ambassadeurs, pour préparer une note collective qui, au lieu d'agrandir la Grèce et de fortifier la mauvaise foi ottomane de l'irritation des bons musulmans, eût rallié à elle, outre les principes religieux et les exemples des plus illustres califes, toutes les races, toutes les nationalités, tous les cultes et toutes les sectes, pour en forcer l'acceptation par le Sultan. Cette note collective embrassant l'ensemble des réformes nécessaires, non seulement aux Arméniens, mais aussi à tous les non-musulmans, mais encore et surtout à tous les musulmans, eût apporté la véritable solution pacifique des difficultés orientales. En l'état où la diplomatie européenne sous l'égide de Lord Granville les a placées, la S. Porte seule est heureuse, la péninsule des Balkans en perpétuelle agitation, l'Europe entière en continuelle angoisse, et Lord Granville pourra se glorifier d'avoir créé pour un jour le concert européen; s'il n'a pas poussé jusqu'au bout son programme, la faute en sera aux autres puissances, mais le cabinet libéral aura payé les dettes des députés de l'opposition. C'est remplacer le Traité de Berlin par la réponse de Lord Derby, sous-secrétaire d'État aux affaires étrangères en 1864, sous le nom de Lord Stanley : « Nous connaissons les Turcs et leurs vices, c'est peine perdue de vouloir les réformer, c'est dangereux pour les sujets chrétiens et les résidents étrangers que d'exciter le fanatisme et ses vengeances: qu'on les laisse tranquilles, c'est le parti le plus sûr, et l'on peut calculer mathématiquement le jour où leur race aura disparu de l'Europe. » C'est répondre au fanatisme turc par le fatalisme digne de l'Orient.

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La politique de notre gouvernement était fort hésitante; on en a pu juger à l'agitation fébrile de ses amis, qui, ne pouvant recevoir de direction, s'impatientaient de voir les autres, plus amis, mettre les pieds dans le plat comme s'ils dévoilaient des résolutions prises et arrêtées, ou mettre les coudes dans les reins du ministre comme pour le pousser. La poussée plus générale de l'opinion publique a eu jusqu'à un certain point le dessus; la mission française chargée de réorganiser l'armée hellénique ne comprend pas soixante officiers, comme des gens mal informés en ont répandu le bruit; une voix officieuse assure qu'elle ne sera que de six officiers, le général Thomassin y compris; quelques heures plus tard, la même voix officieuse ou une autre, nous n'avons pas fait attention à ce détail, a informé le public que M. Thomassin et les cinq officiers attachés à sa mission ont reçu l'ordre d'ajourner leur départ jusqu'après l'aplanissement des difficultés actuelles. Mais c'est là toute la concession que le cabinet se soit senti en état de faire à l'opinion publique. Le concert européen existe, il ne convient pas à la France de le rompre par son refus isolé; la situation s'est faite telle que nous l'avons pressentie dans notre dernier Bulletin: il a été promis à chacun que, la démonstration navale ne suffisant pas pour atteindre le but désiré, le concert cessera et chacun recouvrira sa pleine liberté. Si omnes consentiunt ego non dissentio, aura répondu l'honorable président du conseil sans mettre la virgule à la place critique, et voilà quelques-uns de nos navires de guerre appelés à promener notre pavillon dans la mer Adriatique et la mer Egée. Que craindre d'ailleurs? les puissances ou plus exactement les autorités compétentes, ont déterminé à l'avance la limite exacte du rôle assigné à chaque navire de guerre dans cette expédition, qui sera d'une nature purement pacifique; il était en effet de la plus haute importance de fixer les instructions à donner à l'homme de guerre, appelé à diriger une escadre pacifique internationale, afin de maintenir l'union dans chaque membre de la flotte placée sous ses ordres, contenir chacun dans la limite tracée par le concert européen, et prévenir toute action isolée ou précipitée qui mettrait en péril l'entente des puissances et la paix européenne.

Si ces instructions ne sont pas encore parties, ou s'il en est

temps encore, nous prenons sur nous d'en suggérer une, supplémentaire et dictée par les coutumes locales. Chez les Grecs comme chez les Turcs, chez les Albanais comme chez les Bulgares, entre civils et militaires, entre soldats et agents de police, il existe un truc de prendre l'un le costume de l'autre avant de faire un mauvais coup. Ce déguisement assure l'impunité dans les cas ordinaires; il est surtout pratiqué quand une classe veut compromettre l'autre. Consignez vos hommes, et garde à vos pièces! tirez sur tout ce qui approche du bord à une certaine distance. L'ami est dangereux, l'ennemi se montre sous les habits de l'ami, et l'habileté turque, grecque, levantine en un mot, est féconde de ce truc et d'autres. Si quelqu'un a intérêt à brouiller les cartes et l'entente des navires de l'escadre, il n'y a pas trop de minutie à observer, et soyez certain que les tentatives se multiplieront et réussiront; c'est pourquoi, le parti étant pris, nous voudrions qu'en tête des instructions à donner au commandant de l'escadre française, en tête du carnet de chaque officier, lieutenant et hommes d'équipage, sur les murs des salons, du pont, de l'entrepont, le ministre de la marine fit inscrire cette phrase, calquée sur une autre phrase déjà historique : «En se rendant dans la mer Méditerranée l'escadre française se rappellera qu'il n'y a pas que des Grecs dans ces parages, et que l'intérêt français prime tous les autres. >>

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M. le baron Haymerlé n'a de Metternich que la facilité de varier ses actions, de modifier ses résolutions; il a encore cette différence entre lui et le comte Andrassy, que celui-ci savait au jour le jour ce qu'il faisait et savait l'interpréter à l'égale satisfaction des Cisleithans et des Transleithans. M. le baron de Haymerlé agit d'inspiration, laissant aux journaux le soin d'interpréter et de louer ses actes. Les jours peuvent se suivre sans se ressembler, cela n'égare nullement ses commentateurs. Il lui est, nous assure-t-on, arrivé le désagrément de trouver dans ses journaux une expression de satisfaction pour une action qu'il n'avait pas faite. Il n'est donc pas nécessaire que nous suivions dans les oscillations de la presse viennoise les raisons d'être de la politique autrichienne en Turquie. Nous mettons à leur place notre opinion plus stable : l'Autriche suit une politique d'intérêts, elle la suit instinctivement, ses jour

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