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Avec la satisfaction que nous donne le résultat des élections du 1 août, nous eprouvons celle de voir la France délivrée du cauchemar oriental. Tout s'est disposé dans la diplomatie de la question d'Orient de façon à fournir au gouvernement la facilité de s'en dégager sans y sacrifier un brin de sa dignité, de façon à lui enlever la possibilité de s'y engager à nouveau sans laisser dans l'engrenage sa dignité tout entière. Or, saiton à qui la France doit ce signalé service? à elle-même tout d'abord, nous dira-t-on, à elle-même, qui a assez clairement manifesté sa volonté de rester en paix et de concentrer ses efforts aux travaux qui restaurent sa position dans le monde, de même qu'ils ont rétabli sa puissance financière; à elle-même et à son gouvernement, pourra-t-on ajouter, à la sagesse de son gouvernement, qui ne peut rester sourd à la voix nationale. Nous applaudissons à la toute-puissance de la volonté nationale et nous croyons à la sagesse du gouvernement. Mais il est deux choses que nous ne pouvons perdre de vue: l'une, que la volonté nationale a, elle-même et par ses seuls représentants autorisés, applaudi aux déclarations faites par M. Waddington, président du conseil, avant son départ pour le Congrès de Berlin; l'autre, qu'en temps de vacances parlementaires, la volonté nationale n'a pour se manifester que la voix des journaux. Nous voyons la politique extérieure engagée depuis deux ans et deux mois, nous la voyons suivre la même direction jusqu'à la veille des vacances, sans que la volonté nationale se soit fait entendre à la chambre pour en imposer une autre plus conforme aux intérêts nationaux; un gouvernement, sage entre les sages, pourrait se croire lié par de tels précédents; de même un gouvernement tant soit peu enclin aux aventures découvrirait dans les organes de l'opinion publique assez d'amis pour l'y encourager, assez d'ennemis pour l'y pousser. De fait, le cabinet Freycinet a itérativement subi un double courant d'influences, agissant en sens contraire, celui de la politique philhellène du cabinet précédent qui avait eu l'approbation unanime des deux chambres, et celui de l'intérêt national attaché au maintien de la paix pour la France et pour l'Europe. Ce double courant d'influences également respectables a pu l'entraîner à des hésitations et à des résolutions PORTEFEUILLE, T. I.

N° 10.

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également compromettantes; nous avons fait de notre mieux pour l'éclairer sur les dangers de cette politique, pour lui montrer, sans prétention aucune de notre part, les écueils à éviter. Nous ne pouvons donc que nous féliciter de le voir affranchi de toute hésitation comme de toute action durant la vacance des chambres; ce service, ce bienfait, nous le devons à la Turquie. Elle a repoussé formellement la note collective concernant les frontières grecques, et dans des termes où la démonstration navale pacifique serait ridicule et non moins grosse de dangers.

Tant que des esprits tentateurs pouvaient invoquer l'initiative de la France au Congrès, son succès (fort contestable, selon nous) à la Conférence de Berlin, il pouvait subsister toute espèce d'arguments capables d'entraîner le cabinet au nom de la dignité nationale.

Dans les conditions où la réponse turque a placé la question grecque pour laquelle naguère encore on réclamait la préférence ou du moins la simultanéité avec la question monténégrine, il ne peut plus être mis en avant aucun argument engageant la France plus que les autres puissances. Donc, plus d'entente unanime; aussi ne croyons-nous pas à l'existence d'un ultimatum collectif concernant le Monténégro. Plus d'entente; la politique chome, mettons les vacances parlementaires à profit pour nous éclairer de plus en plus sur la direction à donner à la politique orientale de la France, dont les intérêts ne diffèrent pas autant qu'on le croit des intérêts bien entendus des autres puissances européennes.

Le cabinet français est d'ailleurs secondé dans la politique effacée ou, si mieux l'on aime, dans la politique d'expectative dans laquelle il se cantonne actuellement, par le malheur qui vient de frapper l'Angleterre en Afghanistan, et par la maladie qui prive le cabinet de son président. La déroute essuyée par le général Burrows imposera à l'Angleterre le désir de sortir avec honneur de la politique impériale de Lord Beaconsfield avant de continuer la politique humanitaire mais non moins aventureuse de M. Gladstone en Turquie.

Le cabinet anglais se trouve d'ailleurs aux prises avec des embarras très sérieux pour l'Irlande. Le bill qui ordonne l'indemnisation par le propriétaire du sol en faveur du fermier insolvable, et que les Communes ont voté avec plus de résignation que de bon vouloir, a été définitivement rejeté en deuxième

lecture par la chambre des Lords; or, la loi de sûreté publique est déjà abolie en Irlande: on peut se demander si les Lords, les conservateurs de l'une et de l'autre chambre, ne se repentiront pas à bref délai d'avoir refusé de considérer la réalité des choses. Le bill-Foster malgré les amendements, viole les principes, mais il est temporaire et limité; maintenant il n'existe plus en Irlande que beaucoup de mécontentement, et des agitateurs prêts à en profiter. Pour toutes ces raisons, les affaires de politique étrangère sont reléguées au deuxième plan, si elles ne sont pas destinées à chômer complètement.

L'Allemagne et l'Autriche ont également leurs difficultés intérieures qui ne se trouvent pas mal de ce délai de chòmage imposé aux affaires orientales. L'Allemagne lutte avec les crises budgétaires; ses ministres de finances se trouvent réunis à Cobourg; une indiscrétion a déjà appris aux peuples de l'empire que leurs ministres sont occupés à rechercher les nouvelles combinaisons fiscales qui soient suffisantes pour combler le déficit laissé par les tarifs votés l'an dernier, et que la National Zeitung accusait déjà antérieurement d'avoir amené un renchérissement sensible de toutes les denrées alimentaires. Plus récemment, le même organe fournit de nouveaux détails et les accompagne de nouvelles critiques. Il voit, dans la réunion des ministres des finances à Cobourg, succédant à une précédente réunion des mêmes ministres à Heidelberg, la manifestation d'une tendance du gouvernement impérial à faire de ces conférences une institution permanente, et il critique vivement ce qu'il appelle une dérogation au principe, sur lequel il a été tant insisté à propos de la question de Hambourg: que les affaires de l'Empire ne doivent être traitées que par les organes constitutionnellement compétents, c'est-à-dire, par le Conseil fédéral et par les commissions régulières de ce Conseil, qui ont seuls, dit-il, qualité pour traiter et élaborer les lois de finances et d'impôts.

On croit que les ministres s'accorderont à proposer une taxe sur toutes les opérations de bourse et à augmenter les droits sur la bière et les spiritueux. La question du monopole du tabac ne serait pas pour le moment discutée; mais les mesures prises dans ces derniers temps par la direction de la manufacture de tabac de Strasbourg en vue de donner une plus grande extension à son exploitation industrielle et com

merciale prouvent que le gouvernement n'a pas renoncé à ses projets à cet égard; il réserverait seulement ceux-ci comme une dernière ressource, pour le cas où les projets d'impôts indirects qui seront soumis au parlement dans sa prochaine session seraient impuissants à mettre l'empire à même de conjurer la détresse financière dont sont menacés les états confédérés.

L'Autriche-Hongrie n'a pas réussi à sortir encore de sa crise ministérielle; la rivalité des langues est un obstacle à l'union des partis, et la rivalité du dualisme arrête le développement de la prospérité de la monarchie. Ainsi, pour ne citer que cet exemple, l'Autriche-Hongrie a un intérêt politique de premier ordre à entraîner dans le giron de ses relations commerciales la principauté de Serbie avec laquelle elle est limitrophe; la Cisleithanie, principalement industrielle, arriverait aisément à conclure une Convention avec la Serbie, pays agricole; les concessions mutuelles seraient aisées à tracer dans ces conditions; mais la Transleithanie, la Hongrie, pour la nommer par son nom, pays également producteur, veut empêcher la Serbie de lui faire concurrence et réclame des tarifs protecteurs. Crises financières, crises ministérielles, cela n'empêche pas les empereurs François-Joseph et Guillaume de se fêter mutuellement dans une prochaine entrevue à Ischl.

Quant à la Russie, la reprise des négociations avec la Chine exige tous les soins de sa diplomatie pour conserver la paix et l'établir sur des bases solides; elle doit d'ailleurs éprouver une certaine satisfaction quand les puissances occidentales sont obligées de reconnaître qu'il est besoin d'un mode à part pour traiter avec la Sublime Porte.

P. S. Le cabinet français s'est associé à la nouvelle action diplomatique relative au Monténégro seul; il a donc fait un pas en arrière; nous le regrettons pour lui, et nous souhaitons que ce soit la dernière démarche de cette politique, car nous n'osons prévoir que la Sublime Porte s'y associe purement et simplement.

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