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gouvernement ottoman n'a pas le courage de contenir et de réprimer, à supposer qu'il n'en soit pas lui-même le complice dans une certaine mesure. Ce courage, il faut le lui donner en lui faisant craindre d'encourir le sérieux mécontentement des puissances dont l'appui bienveillant lui est si nécessaire.

« Je vais charger M. de Bourqueney de faire, à cet effet, une démarche énergique auprès de la Porte, et je ne doute pas que Lord Aberdeen ne donne à Sir Stratford Canning des instructions analogues. Le gouvernement britannique croira certainement aussi devoir se joindre à nous pour demander le concours des autres grandes puissances. >>

Lord Aberdeen, par sa dépêche du 16 janvier 1844, donna la plus complète approbation à la prompte initiative que Sir Stratford avait prise en cette occurrence; il l'invita de ne cesser ses démarches auprès de la Porte.

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« Vous représenterez, Monsieur l'ambassadeur, au gouvernement turc que, s'il a quelque égard pour l'amitié de l'Angleterre, s'il a quelque espoir d'obtenir désormais son secours qui l'a plus d'une fois sauvé de la ruine, il faut qu'il renonce absolument et sans équivoques à ces barbares pratiques; vous demanderez une prompte réponse, et vous direz au Pacha que si sa réponse n'est pas complètement conforme à l'attente du gouvernement de la Reine, vous avez l'ordre de demander une audience au Sultan, et de lui expliquer dans les termes les plus formels les sentiments du gouvernement anglais, et les conséquences funestes pour la Turquie, s'il n'en était pas tenu compte. »

Le 9 février, Sir Stratford remit à Rifaat Pacha une copietraduction de ces instructions de Lord Aberdeen.

« Le Pacha les lut en ma présence d'un bout à l'autre, écrit l'ambassadeur; quand il eu fini sa lecture, il se leva de son fauteuil par un mouvement brusque, et, sans prononcer un mot, il sortit du salon pour quelques minutes. A son retour, il me dit que le sujet est trop important pour qu'il puisse me répondre sans en référer au conseil des ministres; que si je suis disposé à l'entendre, il me ferait part immédiatement des quelques réflexions qui se présentent à son esprit. Sur ma réponse que je suis disposé à accueillir avec considération tout ce qu'iljugerait convenable de me dire, il se mit à tracer

une forte ligne de séparation entre la coutume et la loi divine, me disant qu'une pratique dérivée de la première source peut être abandonnée pour complaire à l'Europe, ou même à la Grande-Bretagne seule; mais qu'une loi prescrite par Dieu lui-même ne peut être mise de côté par aucune puissance humaine, et le Sultan qui le tenterait s'exposerait à une grave et même dangereuse responsabilité.

« Puis, Rifaat Pacha chercha à apprendre de moi si le gouvernement de la Reine était bien au courant de tout cela en m'envoyant ses instructions. Parlant ainsi, il avait pour but de me préparer à une réponse non satisfaisante, et d'obtenir de moi un aveu qui lui procure un avantage pour formuler la décision du conseil.

« Je m'étais déjà auparavant efforcé de lui montrer à quel degré le bien-être de la Turquie exige que des pratiques et des principes qui sont une espèce de barrière morale entre elle et la chrétienté, disparaissent une fois pour toutes et soient entièrement abandonnés. J'ai, lui dis-je, toute raison de croire que S. S. a pleine connaissance de la question sous tous les rapports et avec toutes les conséquences éventuelles, que la marche adoptée par le gouvernement de la Reine, après avoir été communiquée aux grandes puissances, n'est pas de nature à être abandonnée ; que tout essai de compromis sur une question aussi vitale ne pourrait qu'encourager la résistance et mettre en danger les plus sérieux intérêts. En somme, je n'ai laissé à Rifaat Pacha aucune raison d'espérer qu'une assurance évasive serait acceptée comme satisfaisante par le gouvernement de S. M. »>>

Le 20 février, c'est-à-dire dix jours après cette conférence entre Sir Stratford et Rifaat Pacha, M. Pisani, drogman anglais, apporta à son chef le message suivant de la part du ministre des affaires étrangères de la S. Porte.

« Nous connaissons toute l'importance de la question dont il s'agit. Mais il faut considérer que cette question n'est ni politique ni administrative, et qu'elle regarde la religion. Il faut donc que nous consultions préalablement les docteurs de la loi, et la mission d'examiner cette affaire leur a été donnée de la part du conseil; cette affaire reviendra ensuite au divan.

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J'accomplis ma mission, qui est celle de porter exactement

à la connaissance des ministres de la S. P. tout ce que les deux représentants me disent, et je ne manquerai pas de leur faire savoir la réponse du conseil. Ainsi, non seulement je ne suis pas à mème de répondre aujourd'hui, mais il m'est encore impossible de vous dire avec précision quel jour je pourrais vous la donner. Je ferai savoir au conseil le message dont vous vous êtes acquitté aujourd'hui. »>

Là-dessus, les ambassadeurs de France et d'Angleterre perdirent patience, ou craignirent de voir l'affaire traîner en longueur. Le 22, ils envoyèrent à la Porte leurs drogmans, chargés d'instructions démontrant l'urgence d'une solution.

Voici la réponse dont les chargea à son tour Rifaat Pacha:

« Aucune nouvelle démarche n'était nécessaire pour nous faire sentir l'importance de cette question, importance dont nous sommes profondément pénétrés. Nous la traitons avec tout le sérieux et tous les soins que sa gravité exige. Oui, ce que vos chefs respectifs disent est vrai; cette question a son côté politique aussi bien que son côté religieux. Il faut en effet que nous nous séparions de la nation, ou bien des puissances chrétiennes; ce sont là deux grands maux également à éviter. Le sultan a ordonné que cette question soit discutée dans un conseil d'Oulémas qui s'ouvrira samedi chez le Scheïk-ul-Islam, auquel seront appelés le Cazi-Asker et d'autres notabilités parmi les hommes de loi; après quoi, le conseil des ministres s'en occupera de nouveau. Ne croyez pas au reste que nous nous soyons bornés à appeler leur attention purement et simplement sur la question sous le rapport religieux; nous leur avons remis aussi les protocoles des conférences, les dépêches des deux gouvernements, et même des extraits des journaux qui ont agité cette question, et nous leur communiquerons également les instructions que vous venez de me remettre, et qui, bien que superflues pour la Porte, peuvent encore ajouter à l'impression produite par les autres pièces qui sont entre leurs mains. Comme nous ne devons pas douter des bonnes intentions des puissances, nous espérons que MM. les représentants d'Angleterre et de France, dans leur haute sagesse et avec l'esprit d'équité qui les anime, ne refuseront pas de prendre en considération les graves difficultés qui existent, et qu'ils se prêteront à amener une solution qui nous sauve

rait des deux maux que je vous ai signalés. C'est là le but que nous devons nous efforcer d'atteindre.

« C'était pour vous informer de la marche de cette affaire que je vous ai priés ce matin de passer chez moi. »

Le 5 mars suivant, eut lieu une conférence intime entre les deux ambassadeurs et Rifaat Pacha; la seule personne admise fut Fuad Effendi, à qui les trois interlocuteurs confièrent le soin de traduire les paroles de chacun. Nous savons ce qui s'est passé dans cette conférence par le rapport qu'en fit Sir Stratford à son gouvernement.

« La première position occupée par le Pacha était celle-ci : si nous refusons, nous perdons l'amitié de l'Europe; si nous consentons, nous livrons au hasard la paix de l'Empire; vous venez en amis, nous nous adressons à vous, aidez-nous à découvrir le moyen de vous contenter sans nous ruiner nousmêmes.

« En réponse, nous avons confirmé sa conviction sur nos intentions amicales; puis nous avons ajouté que notre conduite nous est dictée par nos instructions, que nous ne pouvons pas admettre la supposition que nos gouvernements aient agi sans prendre en considération les conséquences de leurs actes; que sans être chargés de demander l'abrogation formelle et explicite de la loi qualifiée de religieuse, nous devons, pour le moins, réclamer une déclaration officielle que des mesures efficaces seront prises pour prévenir le renouvellement des exécutions pour cause d'apostasie, et un désaveu de toute idée impliquant en elle une insulte au Christianisme, ou la persécution de ses adhérents pour cause de leur foi.

« Cette explication parut produire un bon effet sur l'esprit du pacha, et j'éprouvai un plaisir tout particulier quand il nous dit qu'il lui paraissait que le Cheïkh-ul-Islam avait émis à la Porte, comme étant son opinion personnelle, une distinction désirable à faire entre le texte strict de la loi et son interprétation motivée par la raison d'État. »

On se sépara, réciproquement satisfaits l'un de l'autre. Cependant Lord Stratford ajouta à son rapport la crainte où il est qu'après toute difficulté vaincue, il ne reste celle de recevoir une formule de déclaration assez complète pour que les deux ambassadeurs puissent l'accepter sans en référer à Londres et à Paris.

PORTEFEUILLE, T. I.

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N° 10

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Sir Stratford et M. de Bourqueney avaient bien prévu: ils ont dû repousser comme absolument insuffisante une première formule, et plusieurs autres consécutives. Les discussions n'offrent plus d'intérêt; on s'accorda enfin sur une formule qui parut acceptable par la Porte et par les ambassadeurs, et que le sultan lui-même daigna consacrer et amplifier de son auguste parole.

Il ne nous reste donc qu'à reproduire les documents qui ont mis un terme à cette négociation, laborieuse pour tous les intéressés :

I. — DÉCLARATION OFFICIELLE DE LA S. PORTE, ABANDONNANT LA PRATIQUE DES EXÉCUTIONS POUR CAUSE D'APOSTASIE, EN DATE DU 21 MARS 1844.

« C'est l'intention spéciale et constante de Sa Hautesse que «ses cordiales relations avec les grandes puissances soient préservées, et qu'une parfaite amitié réciproque soit main<< tenue et développée.

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«La S. Porte s'engage à prendre des mesures efficaces << dans le but de prévenir à dater d'aujourd'hui l'exécution «et la mise à mort d'un chrétien qui est apostat.

II.

DÉCLARATION DE S. M. LE SULTAN A SIR STRATFORD
CANNING, A SON AUDIENCE DU 23 MARS 1844.

«A partir de ce jour, le Christianisme ne sera pas insulté « dans mes États, et les Chrétiens ne seront poursuivis d'au<< cune manière pour leur religion. >>

(A suivre.)

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