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nous sera-t-il permis d'espérer qu'elle s'exercera désormais partout où besoin sera, et que chaque ambassadeur ou consul l'accordera éventuellement aux religieux, pèlerins ou résidents qui appartiennent à sa nationalité, sans faire de distinction entre les divers cultes? Nous voudrions espérer que, les droits promis aux chrétiens sujets du sultan, par la première partie du même article 62, seront considérés par les puissances comme des droits collectifs; nous voudrions espérer que cette stipulation, figurant enfin comme une obligation internationale, fera cesser l'habitude de répartir entre les différentes ambassades le monopole de la protection des chrétiens selon leur culte. Cette habitude d'attribuer à la France la protection du catholicisme, à la Russie celle de l'orthodoxie et à l'Angleterre celle du protestantisme, a toujours été aussi pernicieuse au point de vue politique qu'au point de vue religieux; désormais, si elle était conservée plus longtemps, elle deviendrait l'oubli d'un Traité que les plénipotentiaires ont signé, non pas au nom de leur foi, mais comme représentants de leur pays. >>

Que ces lignes, écrites il y a près de deux ans, nous servent aujourd'hui de conclusion. Nous aurons d'ailleurs à revenir sur ce sujet si intéressant à divers titres, et notamment sous le rapport des intérêts commerciaux qui ont été invoqués à l'appui d'une coutume aussi illégale en droit qu'elle a été funeste en tout temps et sous tous les rapports.

Voici le texte de la réponse de la Porte à la dernière note collective des puissances relative à la question monténégrine: <«<Le soussigné, ministre des affaires étrangères de S. M. I. le sultan, a l'honneur d'accuser réception de la note que LL. EE. MM. les ambassadeurs d'Allemagne, de France, de Grande-Bretagne, d'Italie, de Russie, et M. le chargé d'affaires d'Autriche-Hongrie, ont bien voulu lui écrire, en date du 3 août, en réponse à celle qu'il leur avait adressée, le 15 juillet dernier, relativement à la question monténégrine.

« La S. Porte, voulant donner une preuve manifeste de sa déférence au vœu des puissances et de son désir d'arriver à une solution prompte et satisfaisante de cette question, consent en principe à la cession de Dulcigno au gouvernement du Monténégro. Toutefois, du côté de Podgoritza jusqu'au lac de Scutari, la ligne de démarcation sera celle qui résultera de l'application sur le terrain des points indiqués dans le Traité de Berlin. La S. Porte est prête à conclure une Convention à cet effet.

«En s'imposant le sacrifice d'une position aussi importante que Dulcigno, chef-lieu d'un pays fertile, le gouvernement impérial n'a en vue que d'écarter tout nouveau conflit et toute éventualité de complication.

« Pour que cette cession puisse avoir lieu sans secousse ni difficulté, il faudrait naturellement une prolongation de quelques semaines du délai, réellement insuffisant, de vingt et un jours.

«Le soussigné déclare en même temps que la S. Porte, en adhérant à l'abandon de Dulcigno, est pénétrée du devoir absolu de sauvegarder avant tout ses droits de souveraineté et d'écarter de la sorte tout projet d'intervention étrangère.

« Si donc les puissances signataires, contre toute attente, n'acceptaient pas la proposition qui précède et croyaient devoir adopter certaines mesures tendant à aider le Monténégro à occuper de force la cité de Dulcigno, le gouvernement impérial se verrait dans l'impossibilité de s'associer, sous quelque forme que ce fût, à ces mesures qui seraient prises en dehors de son consentement.

«Le soussigné saisit, etc. »>

La note ci-dessus est-elle authentique ou apocryphe? Nous serions en peine de le dire. L'absence de date et divers manquements à la rédaction ordinaire de ces sortes de pièces, justifient notre doute, mais ne suffisent pas à la faire qualifier de fausse; d'un autre côté, la publicité qu'elle a reçue partout sur la foi d'une dépêche de Berlin, suffit d'autant moins à la faire présenter ici comme authentique, que nous l'avons trouvée sous différentes formes dans différents journaux. Quoi qu'il en soit, on a grand tort de l'accueillir comme plus sérieuse que les trois ou quatre autres qui ont suivi la remise de la note-ultimatum du 3 août, et qui ont été retirées aussitôt par leur auteur; fût-elle même authentique, nous nous refuserions à la considérer comme propre à modifier en mieux la situation des difficultés monténégrines, et à rapprocher d'autant la solution des difficultés helléniques.

Pour nous pouvoir expliquer sur ce point, nous avons vaincu toute hésitation et publié le texte tel que nous l'avons trouvé dans les journaux de Paris, qui l'ont accueilli comme un indice des dispositions conciliantes de la S. Porte.

Selon notre jugement, cette note n'est que la répétition, sous une nouvelle forme, de la comédie qui s'est jouée à Constantinople entre le corps diplomatique et le gouvernement turc, du 15 juillet au 3 août; à cette dernière date, la comédie s'est dénouée au gré d'Abeddin Pacha, par un délai de 21 jours. On ne connaît pas assez l'historique de ce petit espace de temps qui termine par un ultimatum enveloppé de velours; en voici la genèse :

La Porte et le Palais, c'est-à-dire les pachas et leur sultan, se faisaient des reproches mutuels; la réponse qui avait été donnée à la note identique du 26 juin avait été reconnue après coup comme ayant été dilatoire à un degré excessif pour un premier pas; on était inquiet des conséquences, et l'on se renvoyait la responsabilité de Yldiz kiosque à Stamboul et vice versa. Abeddine, éditeur-responsable, allait payer pour tous et calmer la mauvaise humeur du maître quand, payant d'audace, il se faisait fort d'obtenir un délai d'au moins trois semaines de l'initiative spontanée des ambassadeurs. Il restait donc à son poste; mais le bruit de sa disgrace avait couru en ville, il était même arrivé aux oreilles des ambassadeurs, avec le nom de celui qui hériterait de son portefeuille, et ce nom ne pouvait que leur être très désagréable. Le 19 juillet, ils furent d'autant plus empressés à se rendre à la résidence

du ministre des affaires étrangères, pour le féliciter d'avoir survécu à l'intrigue qui le menaçait, et aussi pour lui parler de sa réponse nullement satisfaisante concernant la question du Monténégro.

Abeddine pacha leur répondait, à chacun individuellement, que l'Europe a tort de se plaindre; suivant lui, le plus grand délai nécessaire pour mener à terme les pourparlers qu'il a déjà entamés avec les chefs de la ligue albanaise serait de trois à quatre semaines, au bout desquelles il se ferait fort de remettre Dulcigno aux Monténégrins; que, d'ailleurs, le bruit de sa disgrâce était vrai, parce que le Sultan lui reprochait d'avoir rédigé sa note sans indiquer une date approximative, et S. M. veut éviter de déplaire, même par les apparences, aux signataires du Traité de Berlin.

Cette demande d'un délai de trois à quatre semaines, comparée avec le résultat considérable de la remise de Dulcigno, était ainsi exposée devant chaque chef de mission, sans rencontrer chez aucun une opposition déclarée ni une méfiance ouverte. Abeddine Pacha avait cause gagnée, et le soir il disait à un de ses collègues qu'il aurait dû engager un pari,ses anciennes fonctions de commissaire de la Bourse de Galata ayant laissé une trace profonde dans son esprit.

Son pari cependant aurait encore eu des chances à courir. En effet, les chefs de mission, s'entretenant mutuellement de la conversation du jour, étaient d'avis qu'on pourrait bien accorder à la S. P. les trois semaines qu'elle demandait, mais il restait à informer Abeddine Pacha, que sa demande est prise en considération, pourvu qu'il la formule en une note, avec l'engagement officiel de livrer Dulcigno au bout de 21 jours.

Les drogmans étaient chargés de lui transmettre cette décision des chefs de mission. « Vingt et un jours, soit, disait-il, j'aurais préféré un mois pour être plus sûr de mon fait ; j'accepte vingt et un jours et je délivrerai Dulcigno au prince Nicolas après ce delai; j'activerai mes négociations dans ce but. »>

Avait-il mal compris ou volontairement négligé de rien dire quant à la note officielle réclamée par les ambassadeurs? on l'a su quand, sur l'observation qui lui en était faite par un drogman, il répondait que cette exigence de la part des ambassadeurs suffirait pour le précipiter dans la disgrâce et pour mettre à sa place Saïd Pacha; qu'il n'y aurait qu'un moyen de tout concilier, ce serait que les ambassadeurs prissent l'initiative de lui offrir ce délai comme délai maximum.

Les ambassadeurs croyaient de plus en plus qu'Abeddine Pacha était de leur côté, travaillait dans leur intérêt, et que pour cela, il voulait avoir la main forcée sans pouvoir l'avouer. Ils se disposaient à lui envoyer leur ultimatum, lorsque subitement il arrivait un message d'Abeddine Pacha qui, paraît-il, avait été mis au courant de tout; le message portait aux chefs de mission l'information que la forme d'ultimatum le forcera de donner sa démission. On changeait la forme, on arrondissait les angles, et Abeddine Pacha pouvait glorieusement présenter au sultan la note collective du 3 août, le délai est accordé!

Il est donc resté ministre, et nous restons narrateur de la suite qu'eut cette comédie.

Abeddine Pacha menait de front trois rôles à la fois d'un côté, il envoyait en Albanie des hommes à lui, de ses parents, de ses serviteurs; il leur donnait ses instructions. D'un autre côté, illes accompagnait au palais où ses hommes recevaient les instructions du sultan. D'un troisième côté, et pendant que le Séraskérat concentrait des troupes à Scutari d'Albanie et y expédiait toute sorte de provisions d'armes et de bouche, il prouvait aux ambassades que la Porte travaille sérieusement à la solution de la question monténégrine, et dans ce but il leur envoyait successivement des notes verbales portant différentes propositions nouvelles qu'il retirait aussitôt pour les remplacer par d'autres quelques jours après.

L'expiration du délai est arrivée; faut-il croire que la note est celle de la fin, ou qu'elle est le commencement d'un nouvel ajournement? Le texte que le télégraphe a expédié de Berlin aux différentes agences, le demande explicitement. D'ailleurs, même avec le nouveau délai, le gouvernement turc n'offre au Monténégro que la ville de Dulcigno en principe, et, avec cela, il dit s'imposer un grand sacrifice en exécutant de cette façon un mélange du Traité de Berlin, de la Convention-Corti et de la proposition Goschen. C'est donc en ne contentant personne ni le Monténégro, que la note actuelle espérerait aboutir avec le plus de certitude à une nouvelle prorogation de l'échéance. C'est donc un nouvel acte de la même comédie que cette note annonce; or, s'il en est ainsi, tout fait prévoir que la S. P. est fondée dans ses espérances, et que son ministre des affaires étrangères remportera encore tout le succès de la pièce.

PORTEFEUILLE, T.I.

N° 13.

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