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il est l'objet, qu'il faut avoir égard pour reconnaître si l'immunité de juridiction, dont les souverains et chefs d'État sont les bénéficiaires, doit recevoir son application. On fait donc une distinction:

Le souverain ou le chef d'État étranger est-il actionné hors de son pays à raison d'un acte de souveraineté, de gouvernement ou d'administration, qu'il a accompli en vertu et au titre de sa fonction, le tribunal devant lequel il est assigné doit se déclarer incompétent, parce qu'il serait contraire à l'indépendance respective des États, qui est le fondement même du droit des gens, que les actes accomplis jure imperii, par les représentants de ces États, dans la sphère de leurs hautes attributions, soient déférés au contrôle, souvent dénué de bienveillance, d'un pouvoir étranger. Et il est indifférent, à ce point de vue, que ces actes litigieux aient causé un préjudice, plus ou moins considérable, à tel ou tel des ressortissants de ce pouvoir. La Cour d'appel de Paris a eu, à plusieurs reprises, l'occasion de se prononcer en ce sens. C'est ainsi que, par son arrêt du 23 août 1870, elle a affirmé son incompétence pour connaître d'une action intentée par un Français contre l'empereur de Russie, en réparation du préjudice que lui avait causé, d'après lui, un acte arbitraire du gouvernement impérial, Moins de deux ans après, le 15 mars 1872, la même Cour opposait la même fin de non-recevoir à une demande formée par un joaillier de Paris contre l'empereur d'Autriche, en payement de décorations commandées par l'infortuné Maximilien, empereur du Mexique, dont il était l'héritier. La raison de cette décision est que la commande non payée était par son objet d'ordre gouvernemental, puisque les décorations étaient destinées à récompenser des services publics rendus au Mexique et à son souverain2.

Au contraire, les poursuites intentées en France contre un souverain ou un chef d'État étranger ont-elles un caractère exclusivement privé; est-ce en tant que personne privée et dans un intérêt privé que ce souverain ou ce chef d'État a contracté une obligation et qu'il plaide, rien n'empêche le tribunal saisi de retenir la connaissance de l'affaire, de juger et de condamner. Je rappellerai seulement que le tribunal civil de la Seine, par un jugement du 19 mars 1872, et la Cour de Paris, par un arrêt confirmatif du 3 juin de la même année, ont fait droit à une action dirigée contre la reine Isabelle d'Espagne, alors détrônée, en payement de diamants et de bijoux qu'elle avait achetés à Paris, pendant son règne, pour son usage personnel3.

Parmi les dernières décisions françaises rendues dans le sens de mon opinion, je citerai notamment un arrêt de la Cour de Bor

1. Cet arrêt a été publié dans S. 71. 2. 6. et dans D. P. 71. 2. 9. 2. L'arrêt est rapporté dans S. 72. 2. 68. et dans D. P. 73, 2, 24. 3. S. 72. 2. 293; D. P. 72. 2. 123.

deaux, en date du 22 janvier 19141 et un jugement plus récent encore du tribunal civil de la Seine du 25 juillet 19162. Dans ce jugement, je relève l'affirmation suivante : « Si le principe de l'indépendance réciproque des États exclut la juridiction des tribunaux français à l'égard des souverains étrangers, malgré la généralité des termes de l'article 14 du Code civil, cette exception doit être restreinte au cas où le souverain est assigné à raison d'engagements contractés en qualité de chef de gouvernement, les motifs qui la justifient n'existant pas en dehors de ce cas, mais elle ne peut être étendue à ceux où le souverain a agi comme personne privée et dans un intérêt personnel. »

Enfin la Cour de cassation de Rome a adopté le même point de vue dans son arrêt du 11 mars 19213. Il s'agissait d'une obligation d'un caractère privé, contractée en Italie par l'archiduc d'Autriche, monté, en cours d'instance, sur le trône des Habsbourg, sous le nom de Charles Ier; et voici en quels termes la Cour écarte le pourvoi d'incompétence formé au nom de ce malheureux prince : « On prétend, dit-elle, que par suite de son avènement au trône, survenu au cours de l'instance, l'archiduc Charles-François-Joseph, devenu l'empereur Charles Ier, jouissait tant en vertu des lois autrichiennes que des principes du droit international, de l'immunité de juridiction qui devait faire obstacle à l'introduction ou à la continuation de toute instance contre le souverain. Mais, quels que puissent être les privilèges et les immunités dont l'auteur du pourvoi était investi au moment où la décision entreprise a été rendue, il serait inadmissible qu'il pût les invoquer utilement dans un État tel

que l'Italie, où le souverain national est soumis à la compétence des juridictions de droit commun pour ses obligations d'un caractère patrimonial, alors que le débat porte non pas sur des actes accomplis par le souverain comme chef d'État, mais sur des engagements ayant leur source dans des contrats et dans des faits qui se sont produits en Italie. >>

Vainement objec terait-on à cette jurisprudence, et à la distinction qu'elle établit entre les litiges d'intérêt privé et les différends d'intérêt public, auxquels un chef d'État peut se trouver mêlé, les uns rentrant dans la compétence des tribunaux étrangers auxquels ils sont déférés, les autres échappant à leur juridiction, les difficultés pratiques, souvent inextricables, dont elles seront la source. Il ne sera certes pas toujours facile de déterminer, à première vue, le caractère de la contestation portée devant la justice, de savoir si c'est l'intérêt privé ou l'intérêt public qui y domine. Regardera-t-on, ainsi que l'enseigne M. Pradier-Fodéré, au tome III

1. Revue de droit international pr., 1919, p. 494 et suiv. 2. Journal du droit international privé, 1917, p. 1465.

3. Giurispr. ital., 1921., p. 472.

1923

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de son excellent Traité de Droit international1, et ainsi que paraît le sous-entendre l'arrêt de la Cour de Paris du 15 mars 1872 signalé plus haut, à la destination de l'acte générateur d'obligations, c'està-dire au but qu'il poursuit? Ou bien tiendra-t-on compte uniquement de la nature de cet acte, c'est-à-dire de son apparence, de la catégorie juridique à laquelle il se rattache? La question est évidemment délicate; son intérêt pratique est considérable, nous la retrouverons sous un aspect un peu différent lorsque nous nous occuperons, dans la suite, de la compétence des tribunaux nationaux au regard des États étrangers, considérés en eux-mêmes, en tant que personnes morales, et abstraction faite de la qualité de ceux qui les représentent. Cette difficulté ne peut infirmer l'exactitude de la thèse générale que nous nous sommes proposé d'admettre. En effet elle est loin d'être spéciale aux rapports internationaux. Les tribunaux civils et administratifs de tous les pays connaissent des difficultés de ce genre, et ont chaque jour à y pourvoir, lorsque des conflits de compétence ratione materiae sont soulevés devant eux, et que le principe de la séparation des pouvoirs est invoqué par les parties.

Enfin, il ne faut pas négliger une dernière objection. La sentence prononcée ici ou là contre un chef d'État étranger sera presque toujours une lettre morte, un chiffon de papier sans valeur, puisque ceux qui l'auront obtenue n'auront aucun moyen matériel de coercition et de contrainte contre leur puissant adversaire, dont les biens seront presque toujours en dehors de leurs atteintes. Est-ce bien la peine, pour arriver à un pareil résultat, de mobiliser tout l'appareil judiciaire et de jeter le trouble dans les relations internationales? Mieux vaut mille fois ne rien faire, et laisser tranquilles les magistrats, les avocats et les procureurs, que de souligner l'impuissance de la justice au regard de certains plaideurs. Nous répondrons tout simplement que les obstacles matériels, que rencontrera peutêtre, que rencontrera souvent l'exécution du jugement rendu contre un souverain étranger, ne détruisent en aucune manière la valeur juridique et morale qui s'attache à ce jugement. Le souverain condamné peut en effet posséder des biens ou des capitaux sur le territoire où le jugement a été prononcé; et il n'est pas dit que ces biens et ces capitaux seront toujours à l'abri de la mainmise du demandeur, dont le droit a été proclamé par la justice. Et toute saisie fûtelle impossible en fait, on imagine difficilement qu'un chef d'État, jaloux de son honneur et désireux de conserver le respect de son peuple, se refuse à exécuter dans son pays une sentence qui a été régulièrement rendue, qui est sans doute conforme au droit et à l'équité, sous le prétexte qu'elle émane de magistrats étrangers et qu'elle n'a pas à son service les agents de la force publique. Par un

1. No 1584.

tel procédé il déchaînerait contre lui, et très justement, la conscience universelle. Qu'il soit permis de rappeler que les sentences arbitrales qui, elles aussi, paraissent désarmées, qui, elles aussi, manquent de sanctions effectives, ont presque toujours jusqu'ici été religieusement observées par les États dont elles condamnaient les prétentions. L'objection que l'on nous oppose est dès lors purement théorique; elle ne résiste pas à l'épreuve des faits.

Il n'y a donc aucun motif véritable pour qu'un chef d'État puisse se soustraire à la juridiction des tribunaux d'un autre pays, dans les cas où un de ses nationaux ressortirait lui-même à cette juridiction: à une condition toutefois, c'est qu'il ait accompli à titre de personne privée l'acte générateur d'obligation qui a donné naissance au litige. Le tribunal saisi ne pourra se déclarer incompétent que si cet acte est un acte gouvernemental, un acte public, fait au nom et pour le compte de l'État à la tête duquel le défendeur se trouve placé. Et en pareil cas l'incompétence du tribunal, ayant pour point de départ et pour fondement l'indépendance de cet État, est absolue et d'ordre public; le juge a le devoir de la suppléer d'office au besoin; elle peut-être invoquée en tout état de cause, et aucune renonciation ne saurait la faire disparaître.

Ceci nous amène tout naturellement à une seconde question plus générale, celle de savoir si l'incompétence de la justice nationale ne s'étend pas à toutes les hypothèses où un État étranger — il ne s'agit plus d'un chef d'État étranger, viendrait à être poursuivi devant elle, à raison d'obligations qu'il aurait contractées. L'État, envisagé comme un être juridique, susceptible d'avoir des droits et des obligations, est-il justiciable, en la personne de ses représentants constitutionnels, quels qu'ils soient, des tribunaux des autres pays? La seconde partie aura pour objet de répondre à cette question.

II

ous avons étudié, dans un premier chapitre, les règles qui

N semblent gouverner la compétence des tribunaux au regard

des souverains et des chefs d'État étrangers. Nous avons vu qu'en droit et en équité cette compétence ne peut être déclinée lorsque l'obligation qui a donné naissance au litige procède d'un fait ou d'un acte accompli par le défendeur, à titre purement privé, en tant que personne privée; et qu'elle disparaît au contraire lorsque l'engagement, dont l'exécution est demandée, a été pris par le chef d'État assigné, dans l'exercice et pour les besoins de l'autorité publique dont il est investi.

Faisons un pas de plus. Nous avons à rechercher maintenant si l'incompétence qui, dans ce dernier cas, protège le représentant le plus élevé de l'État étranger, appelé en justice loin de son pays, et qui lui permet de refuser de répondre aux poursuites dirigées contre lui, ne peut pas être également invoquée par l'État étranger lui-même, lorsque c'est cet État, et non pas le chef placé à sa tête, qui a contracté l'obligation litigieuse. Et c'est là une question singulièrement importante, singulièrement pratique, singulièrement actuelle en un temps où l'État, sous la pression des nécessités économiques et financières, se fait volontiers et de plus en plus commerçant, industriel, entrepreneur de transports, exploitant de mines.

Cette question, assurément, est très étroitement liée à celle qui a fait l'objet de notre première partie. Mais elle est un peu plus délicate. Et voici pourquoi. Dans le premier cas, tout d'abord envisagé, le demandeur trouve en face de lui un homme, un homme que l'hérédité ou le choix de ses concitoyens a porté au rang suprême, mais qui n'a pas pour cela renoncé à son individualité, à son humanité, qui conserve intacts ses droits de famille et ses droits patrimoniaux, et qui ne saurait, sans abus, faire servir les prérogatives attachées à sa dignité, pour se soustraire à ses obligations et à ses responsabilités personnelles. Dans l'hypothèse où nous allons maintenant nous placer, c'est un État, c'est une personne morale, une personne souveraine du droit international qui est poursuivie, au delà de ses frontières, par un particulier qui se prétend son créancier, et il s'agit de savoir si cet État bénéficie d'un privilège de juridiction, s'il puise, dans sa nature même, le droit et le moyen d'échapper

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