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guéri de son mal, je n'aurais pas sauvé sa caisse, je n'aurais fait que doubler sa dépense sans lui pouvoir être bon à rien. Voilà comment alors je voyais la chose: je la vois autrement aujourd'hui. Ce n'est pas quand une vilaine action vient d'être faite qu'elle nous tourmente, c'est quand long-temps après on se la rappelle; car le souvenir ne s'en éteint point.

Le seul parti que j'avais à prendre pour avoir des nouvelles de maman était d'en attendre; car où l'aller chercher à Paris? et avec quoi faire le voyage? Il n'y avait point de lieu plus sûr qu'Annecy pour savoir tôt ou tard où elle était. J'y restai donc; mais je me conduisis assez mal. Je n'allai point voir l'évêque qui m'avait protégé et qui me pouvait protéger encore: je n'avais plus ma patrone auprès de lui, et je craignais les réprimandes sur notre évasion. J'allai encore moins au séminaire : M. Gros n'y était plus. Je ne vis personne de ma connaissance ; j'aurais pourtant bien voulu aller voir madame l'inten

dante, mais je n'osai jamais. Je fis plus mal que tout cela je retrouvai M. Venture, auquel, malgré mon enthousiasme, je n'avais pas même pensé depuis mon départ. Je le retrouvai brillant et fêté dans tout Annecy; les dames se l'arrachaient. Ce succès acheva de me tourner la tête : je ne vis plus rien que M. Venture, et il me fit presque oublier madame de Warens. Pour profiter de ses leçons plus à mon aise, je lui proposai de partager avec moi son gîte; il y consentit. Il était logé chez un cordonnier, plaisant et bouffon personnage, qui, dans son patois, n'appelait pas sa femme autrement que salopière; nom qu'elle méritait assez. Il avait avec elle des prises que Venture avait soin de faire durer en paraissant vouloir faire le contraire. Il leur disait d'un ton froid et dans son accent provençal des mots qui faisaient le plus grand effet ; c'étaient des scènes à pâmer de rire. Les matinées se passaient ainsi sans qu'on y songeât: à deux ou trois heures nous mangions un mor

ceau; Venture s'en allait dans ses socié tés où il soupait ; et moi j'allais me promener seul, méditant sur son grand mérite, admirant, convoitant ses rares talens, et maudissant ma maussade étoile qui ne m'appelait point à cette heureuse vie. Eh! que je m'y connaissais mal! la mienne eût été cent fois plus charmante si j'avais été moins bête et si j'en avais su mieux jouir.

Madame de Warens n'avait emmené qu'Anetavecelle; elle avait laissé Merceret, sa femme de chambre dont j'ai parlé. Je la trouvai occupant encore l'appartement de sa maîtresse. Mademoiselle Merceret était un peu plus âgée que moi, non pas jolie, mais assez agréable; une bonne Fribourgeoise sans malice, et à qui je n'ai connu d'autre défaut que d'être quelquefois un peu

mutine avec sa maîtresse. Je l'allais voir assez souvent: c'était une ancienne connaissance, et sa vue m'en rappelait une plus chère qui me la faisait aimer. Elle. avait plusieurs amies, entre autres une mademoiselle Giraud, Genevoise qui,

pour mes péchés, s'avisa de prendre du goût pour moi. Elle pressait toujours Merceret de m'amener chez elle: je m'y laissais mener parce que j'aimais assez Merceret, et qu'il y avait là d'autres jeunes personnes que je voyais volontiers. Pour mademoiselle Giraud, qui me faisait toutes sortes d'agaceries, on ne peut rien ajouter à l'aversion que j'avais pour elle. Quand elle approchait de mon visage son museau sec et noir, barbouillé de tabac d'Espagne, j'avais peine à m'abstenir d'y cracher. Mais je prenais patience à cela près, je me plaisais fort au milieu de toutes ces filles; et, soit pour faire leur cour à mademoiselle Giraud, soit pour moimême, toutes me fêtaient à l'envi. Je ne voyais à tout cela que de l'amitié. J'ai pensé depuisqu'il n'eût tenu qu'à moi d'y voir davantage; mais je ne m'en avisais pas, je n'y pensais pas.

D'ailleurs des couturières, des filles de chambre, de petites marchandes ne me tentaient guère : il me fallait des demoiselles. Chacun a sa fantaisie; ç'a

toujours été la mienne, et je ne pense pas comme Horace sur ce point-là. Ce n'est pourtant pas du tout la vanité de l'état et du rang, c'est la volupté qui m'attire; c'est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une parure plus gracieuse, un air de délicatesse et de propreté sur toute la personne, plus de goût dans la manière de se mettre et de s'exprimer, une robe plus fine et mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je préférerais toujours la moins jolie ayant plus de tout cela. Je trouve moi-même cette préférence très-ridicule; mais mon cœur la donne malgré moi.

Hé bien, cet avantage se présentait encore, et il ne tint encore qu'à moi d'en profiter. Que j'aime à tomber de temps en temps sur les momens agréables de ma jeunesse ! Ils m'étaient si doux ; ils ont été si courts, si rares, et je les ai goûtés à si bon marché ! Ah! leur seul souvenir rend encore à mon cœur une volupté pure dont j'ai besoin pour rani

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