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DES

ÉCONOMISTES

AVANT-PROPOS

1870, 1871.

L'année 1870 s'annonçait sous les plus heureux auspices pour la France et, nous pouvons le dire, pour l'Europe entière solidaire à tant d'égards avec notre pays aussi bien au point de vue politique qu'au point de vue économique.

Tout portait à penser que, par suite du réveil moral nettement formulé par les élections générales, le pouvoir impérial allait enfin sortir du régime malsain et humiliant du gouvernement personnel subi depuis décembre 1851, pour entrer dans une phase régénératrice de gouvernement représentatif. L'opinion publique espérait que cette transformation, au moyen d'une révolution pacifique, mettrait fin aux « pillages et malfaçons (1) » administratifs et financiers, qu'elle neutraliserait les agissements d'une politique astucieuse et déloyale relativement aux affaires internationales, qu'elle faciliterait la solution des questions intérieures d'organisation politique et d'intérêt économique. Paix, liberté et réformes sans révolution, tel était le desideratum général de toute la France, et de l'Europe attentive.

On faisait au Ministère du 2 janvier l'honneur de croire qu'il avait le sentiment de ce programme et les qualités intellectuelles et morales pour l'accomplir, au besoin pour en réclamer la virile application, avec ou sans l'agrément de celui qui avait eu jusque-là la dictature en main. Mais l'opinion publique a été complé

(1) Paroles de Vauban.

tement déçue, et, six mois après, la France s'est vue subitement lancée, malgré elle, dans une entreprise détestable, avec une imprévoyance dont on ne saurait dire si elle a été plus insensée que coupable.

D'effroyables désastres militaires ont suivi cette aventure criminelle, et la France, après avoir rompu avec ce triste gouvernement, a inspiré à un pouvoir provisoire, qui s'est justement appelé « le Gouvernement de la défense nationale, » des propositions de paix dans lesquelles l'opinion générale sous-entendait des dommages à payer à la Prusse attaquée.

Mais les hommes dirigeant les affaires de ce dernier pays, étroits d'esprit, inintelligents des intérêts de la civilisation et des intérêts propres de leur nation, aussi dépourvus d'ailleurs de moralité que ceux qui les avaient provoqués, ont été complétement affolés par le succès. Ils se sont dits, eux aussi, les instruments de la Providence; ils ont rêvé de Charlemagne et de l'Empire romain, et partant de cet aphorisme abominable que « la force prime le droit, »> ils ont continué à faire se ruer les cohortes allemandes sur les populations désarmées de la France, poursuivant tout haut l'anéantissement politique de notre nation pillée et saccagée, comptant tout bas arriver à la domination de l'Europe et à celle du monde par la race germanique.

Toutefois Paris, leur objectif, comme disent les docteurs de ces barbares, résiste depuis quatre mois à quatre ou cinq cent mille assiégeants; la France entière a réorganisé des forces redoutables, et nous sommes à ce moment suprême où des centaines de milliers d'hommes affrontent la mort et les souffrances pour l'indépendance de la patrie,

L'année 1871 a commencé avec cette lamentable situation et avec le bombardement de Paris par l'artillerie prussienne. Le canon retentit à l'horizon au moment où nous écrivons ces lignes...

Quoi qu'il advienne des événements militaires, la France et sa littérature continueront à tenir un des premiers rôles dans le travail de la civilisation. Les sciences morales et politiques, l'économie politique en particulier, profiteront de ces événements, s'instruisant par ces fautes et ces désastres. Et quand les armes seront tombées tant des mains de ceux qui attaquent que des mains de ceux qui défendent leur propre sol, nous nous retrouverons en présence des mêmes problèmes sociaux, politiques, économiques et financiers qui préoccupaient l'opinion publique, il y a six mois, et auxquels viendront s'ajouter les complications et les difficultés résultant de ces fautes et de ces désastres..

Les études et les recherches économiques sont au premier rang des conditions nécessaires pour la solution de ces problèmes, de ces complications, de ces diffiultés. Le Journal des Economistes qui s'y est spécialement consacré et dont ce numéro inaugure la TRENTIÈME année, continuera, avec l'aide de ses fidèles coopérateurs de tous les pays, à fournir sa part d'efforts dans cette voie d'apaisement et deréparation.

Le Rédacteur en chef:
JOSEPH GARNIER.

LES SUBSISTANCES

LE CHAUFFAGE, ET LES LOYERS A PARIS
PENDANT LE SIÉGE.

THÉORIES ET PRATIQUE.

I

Il y aura bientôt quatre mois que Paris est complétement investi par l'armée allemande, sans qu'il ait été possible, soit du dehors, soit du dedans, de briser le cercle de fer de ce blocus hermétique. Personne ne croyait, au début, qu'une armée, dont l'effectif ne dépassait pas 300,000 hommes, pût séparer aussi radicalement Paris du reste du monde; mais, d'un autre côté, on se serait encore moins imaginé que Paris, abandonné à lui-même, aurait la force morale et les ressources matérielles nécessaires pour résister à ce cruel. isolement et pour alimenter, pendant quatre longs mois, une population de plus de deux millions d'âmes, sans compter la garde mobile et l'armée, c'est-à-dire une population presque égale à celle de la Suisse. Au simple point de vue économique où nous nous plaçons, n'est-ce pas un phénomène d'un haut intérêt? Dans un précédent article (n° d'octobre 1870), nous avons donné, d'après le Bulletin administratif de la municipalité, un aperçu des approvisionnements extraordinaires en farines, grains et bétail qui avaient été faits par le gouvernement précédent en vue d'un siége. On assignait alors pour limite extrême à la durée de ces provisions le milieu du mois de décembre, et on était généralement persuadé que Paris ne pourrait en tout cas prolonger sa résistance au-delà des fêtes de Noël.

Mais on avait compté d'une part sans l'appoint des céréales de la banlieue, appoint plus considérable qu'on ne l'avait cru, d'une autre part, sans « la plus noble conquête de l'homme » pour rappeler l'élégante périphrase de M. de Buffon, autrement dit sans la viande de cheval; on avait compté enfin sans cette variété infinie de provisions de toute sorte que le commerce apporte et accumule incessamment, soit pour la consommation urbaine, soit pour la demande de la province ou de l'étranger dans une ville qui n'est pas seulement la capitale politique d'une nation de près de 40 millions d'âmes, mais qui en est encore le principal foyer industriel et commercial. Quoique les approvisionnements d'hiver n'eussent pas été faits, il s'est trouvé qu'on possédait des quantités énormes de riz, de chocolats, de conserves alimentaires, des fonds d'épiceries presque inépuisables, et qu'en se résignant à vivre mal on pouvait vivre fort au delà du terme qui avait été presque officiellement marqué à la durée du siége. On s'est résigné et on a vécu.

Cependant il ne suffisait pas d'avoir un stock alimentaire capable de nourrir pendant des mois une population de plus de deux millions d'âmes, il fallait encore conserver ce précieux approvisionnement et le ménager, de manière à le faire durer le plus longtemps possible. Sous ce double rapport, le gouvernement avait à éviter l'écueil redoutable des «moyens révolutionnaires, » qui avaient si malheureusement réussi à affamer la population de 1792 à 1795 et qui n'auraient pas manqué de refaire la même besogne, avec un succès encore plus décisif en 1870. Dès le début du siége, on lui conseillait, que disons-nous? on le sommait, dans les clubs de s'emparer de toutes les provisions, non-seulement chez les marchands, mais encore chez les particuliers et de les réunir dans des « magasins publics pour les repartir ensuite «également,» sans distinction de fortune, entre tous les consommateurs. C'est ce qu'on a appelé depuis le système de rationnement général, gratuit et obligatoire. Quelques amendements ont été, à la vérité, apportés ensuite à ce système. D'après une proposition émanée du club Favié, à Belleville, on aurait établi une exception au principe de la gratuité, en ce qui concerne les riches. Ceux-ci auraient payé leur ration à un prix fixé de manière à faire peser sur eux une bonne part, sinon la totalité des frais du système. D'après une autre proposition, issue de la Société de l'Union républicaine, et signée par MM. Dupont de Bussac, président, Considérant et Goudchaud, secrétaires, on aurait simplement constitué les propriétaires expropriés des denrées alimentaires gardiens de ces denrées.

Tous les approvisionnements du commerce en matières premières

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