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ESSAIS SUR BALZAC

CHAPITRE PREMIER

LE STYLE DE BALZAC

§ 1er. PROBLÈMES DE STYLE.

Leur importance.

Confusion et distinction de la forme et du fond. Réalistes et Nominalistes modernes : Gustave Flaubert, le plus intransigeant des nominalistes. Séduction esthétique de la doctrine nominaliste : comment elle favorise l'effort littéraire. Elle trouve argument dans l'impossibilité d'une synonymic satisfaisante. Arguments scientifiques produits en sa faveur : Le mot substitut de l'image : théorie de Taine.

La Doctrine Réaliste : le style, moyen d'expression. — Caractère essentiel du fait émotif. L'intelligence se confondant avec la sensibilité. Rôle des tendances maîtresses : leur influence sur le style. — Théorie des Types: auditifs, visuels

et moteurs.

L'importance de la question du style est telle dans l'étude d'un esprit comme celui de Balzac que nul ne s'étonnera, pensons-nous, de la voir figurer au début de la seconde partie de ces

:

Essais. L'intérêt qu'elle présente apparaît double en effet d'ordre général d'abord, puisque, à quelque écrivain que l'on s'adresse, la solution qu'on lui donne touche aux plus curieux problèmes d'Esthétique et de Psychologie; d'ordre particulier enfin, car, si nous nous en tenons au seul Balzac, dans la plupart des jugements qui furent portés sur son effort d'artiste, nous trouvons des condamnations ou des éloges, mais nulle part une tentative d'explication vraiment philosophique. Est-ce à dire que cette question, envisagée en son ensemble et indépendamment des personnalités immédiates, n'ait pas été examinée? Un de nos plus délicats écrivains, dont le mérite précellent fut de s'inquiéter sans cesse des problèmes d'art véritablement modernes, a tenté de la reprendre en lui donnant une solution conforme à ses vues. Son seul tort fut peut-être de le faire en s'appuyant sur les exemples et les théories de maîtres pour lesquels il ressentait une admiration trop passionnée. Prenant en effet comme point de départ les œuvres et les idées de Gustave Flaubert, M. Paul Bourget ne pouvait manquer d'en subir le contre-coup, et les enthousiasmes de l'artiste allaient nécessairement, chez lui, borner les vues de l'analyste. En examinant la théorie de la Confusion et de la Dis

tinction de la forme et du fond, dont on a bien le droit de dire qu'elle est vieille comme le temps, puisqu'elle se rattache à celles des Nominalistes et des Réalistes du moyen âge, mais dont on peut dire aussi qu'elle est éternellement jeune, puisqu'elle n'a pas encore reçu de solution, l'auteur des « Essais de psychologie » s'arrête aux doctrines esthétiques de son maître en l'art d'écrire, G. Flaubert, d'autant mieux qu'elles s'accordent merveilleusement avec les théories scientifiques de son maître en l'art de penser, H. Taine.

Il paraît inutile de la reprendre ici, dans ses détails, cette doctrine du plus intransigeant des nominalistes modernes. Tous les écrivains soucieux de la forme sont familiers avec elle pour en avoir suivi la défense dans les livres et les confidences rapportées de cet artiste convaincu et passionné. M. Paul Bourget, qui s'est contenté de poser la question en ses grandes lignes, eut du moins ce mérite de la résumer nettement (1). Il part de la phrase célèbre de Buffon : « Toutes les beautés intellectuelles qui se trouvent en un beau style sont autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses

(1) Voir, dans les « Essais de psychologie », », les études consacrées à Gustave Flaubert et aux frères Goncourt.

pour l'esprit public que celles qui peuvent faire le fond du sujet. » De là à confondre l'idée avec le mot, en proclamant qu'ils ne font qu'un, la distance n'était pas grande; de même qu'en raisonnant suivant un ordre rigoureusement logique, et passant de la théorie à son application, l'œuvre d'art, il n'avait qu'un pas à faire pour conclure qu'il existe des relations si étroites entre l'idée exprimée et la forme correspondante. qu'elles peuvent procurer à l'artiste « une plénitude de bonheur intellectuel analogue à celle l'évidence que procure au mathématicien » . C'était là exprimer une idée de derrière la tête de Gustave Flaubert, et nous n'en voulons pour preuve que ce très curieux passage d'une lettre écrite en 1876 à George Sand : « Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l'harmonie de l'ensemble, il s'agit d'une composition littéraire,

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n'y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d'éternel comme un principe (je parle en platonicien)? Ainsi pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical? Pourquoi arrive-t-on toujours à faire un vers quand on resserre trop sa pensée? La loi des nombres gouverne donc les sentiments et les images, et

ce qui paraît être l'extérieur est tout bonnement le dedans (1)!

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Jamais artiste littéraire n'affirma plus hautement une conviction chère à son cœur; aussi bien ne pouvait-elle être ainsi proclamée que par un écrivain de la qualité et de la nature de Gustave Flaubert. Si l'on s'arrête en effet à son caractère de séduction, il faut convenir qu'elle était d'un ordre rare, bien faite pour captiver un artiste amoureux avant tout de perfection. Rien d'étonnant, en conséquence, qu'elle se soit développée en un tel cerveau au point de lui apparaître avec une totale évidence et de le rendre indifférent aux points de vue contradictoires d'une doctrine opposée. Il n'en saurait exister de plus artistique, de plus ingénieuse, de plus séduisante au premier abord, surtout de plus favorable à cet effort littéraire qui était toute sa religion et auquel il avait voué un culte exclusif. Ajoutons qu'un fait d'expérience quotidienne, qu'il devait, lui mieux qu'aucun autre, connaître, communiquait une autorité singulière à la théorie déjà chère : nous voulons parler de l'argument des synonymes, de l'extrême difficulté, voire même de l'impossibilité de rencontrer deux

(1) Voir le tome IV de la Correspondance.

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