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souffrante! Plus heureuse que les autres, une de ses pièces, Mercadet, demeure au répertoire de la Comédie-Française; mais il ne nous plaît pas d'y trop penser, car elle ne donne qu'une faible idée de son génie! Dans le péristyle de cette solennelle maison, de ce conservatoire un peu démodé de nos gloires dramatiques, son buste est là, lui aussi; mais ce n'est point sa place! Aussi bien l'étranger qui, voulant le connaître, irait le chercher en cet endroit, risquerait fort d'être déçu et pourrait justement se dire Est-ce donc là ce grand Balzac dont la nation pensante est si fière, et qu'elle propose à nos admirations?

CHAPITRE V

PHILOSOPHIE ET IDÉES GÉNÉRALES DE BALZAC

Point culminant dans l'œuvre de Balzac : les concepts généraux. Son originalité : il n'est pas un partisan de la doctrine de l'art pur. Assise philosophique de son œuvre. Caractère intégral et complet de son génie. Ensemble coordonné de vues générales. Identité foncière de sa nature

Nous voici arrivés aux parties hautes du génie de Balzac, aux sommets de son œuvre, à ces cimes, sauvages sans doute et quelquefois abruptes, tentantes néanmoins par leurs difficultés méme, aussi bien que par l'étendue et la variété des points de vue qu'elles découvrent aux regards. N'est-ce pas là encore, parmi ces rochers et ces glaces, que prennent naissance les sources d'où découlent les ruisseaux innombrables qui formeront les fleuves, fécondant et entretenant la vie tout autour d'eux? S'il convient d'apporter une attention particulière à l'examen des idées maîtresses qui dirigèrent la philosophie du grand romancier, c'est qu'elles représentent le trésor commun, jamais épuisé,

où il trouva l'inspiration de ses œuvres. Et voici que du même coup nous touchons à sa suprême originalité, en le différenciant de la classe des artistes qui dissimulent sous d'abstraites théories leur mépris pour tout ce qui n'est pas l'art pur, et souvent ainsi découvrent une indigence foncière d'Idées générales. Sans nous arrêter aux plus intransigeantes d'entre ces doctrines, il semble bien qu'elles aient vécu maintenant ; que, pareilles à toutes les réactions violentes, et par cette seule raison qu'elles manifestaient une réaction de cet ordre, elles aient atteint le terme de leur durée, en même temps que l'expression la plus outrée de leur esthétique, après avoir, sous leur influence salutaire et momentanée, rappelé l'art littéraire au culte de la beauté pure (1). De leurs efforts une trace subsiste, et des œuvres sont nées qui marqueront un moment glorieux de l'Histoire des lettres; mais l'évolution n'en a pas moins repris sa route au point où elle l'avait quittée, et les grandes créations de l'avenir, pareilles à celles du passé, s'élèveront, selon toute vraisemblance, sur la forte assise philosophique qui en paraît l'obligatoire soutien. L'œuvre du grand écrivain au

(1) Les doctrines esthétiques de Th. Gautier et Th. de Banville ont bien mis en lumière ce culte de la beauté pure.

quel nous nous sommes attaché peut servir de démonstration, ou mieux, d'illustration à cette idée. Chez Balzac, en effet, il existait un fonds inépuisable de pensées, fruit d'une méditation intense, d'un perpétuel repliement sur soi-même, qui faisait que, lorsqu'il avait à exprimer une part de son âme, la création intellectuelle avait sa place nécessaire, marquée d'avance, à côté de la création esthétique. Avoir un cerveau que le spectacle de l'Univers fait fonctionner par pure avidité de connaître, non pas seulement à l'occasion d'une œuvre, n'est-ce pas le trait commun à tous les génies de race, à tous les génies de tradition, tels que Balzac les aimait, étant un d'entre eux? Et n'aurait-il pas déclaré lui-même que celui-là n'écrira jamais une œuvre, qui n'est pas né philosophe? Dans un de ses premiers livres, Renan notait qu'à notre époque il existait peu de philosophes proprement dits, que les esprits à tendances philosophiques se faisaient historiens, naturalistes, érudits, bref cherchaient toujours une application pratique et positive à leur besoin de généralisation. On peut dire dans le même sens, à propos de Balzac, qu'il fut un philosophe artiste, un philosophe romancier, et que dans ses œuvres imaginées, outre l'intense plaisir de présenter des forces en action, il goùta

celui d'exposer, comme en des traités spéciaux, ses vues sur la science sociale et la métaphysique, c'est-à-dire sur la vie présente et sur l'au delà!

Ici encore, c'est donc une occasion nouvelle qui s'offre à nous, de constater, comme déjà nous l'avons fait au cours de ces études, que la supériorité de Balzac ne tient pas seulement à la puissance et à la fougue de son génie créateur, mais encore et surtout au caractère intégral et complet de ce génie. A côté de l'artiste, amoureux des drames de passion et des infinies complexités du sentiment auxquelles ils donnent naissance, il faut placer le penseur, impérieusement conduit à rechercher les lois supérieures qui dominent la vie. Du fonctionnement incessant de ce puissant esprit, de l'enquête ininterrompue qu'il dirigea à travers le champ d'innombrables expériences, est résulté un ensemble coordonné de vues qu'il importe de résumer en les étudiant à la fin de ces Essais, parce qu'elles représentent les foyers lumineux dont les reflets, plus ou moins rayonnants, plus ou moins affaiblis, éclairèrent chacune des œuvres où ils se réfractent ainsi qu'en des miroirs. Cette partie de notre effort démontrera l'exactitude de ce que nous avancions aux premières pages, non comme

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