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blement tranché de visuel, emprunte ses métaphores à des phénomènes visuels, de même que Stendhal, qui est un sentimental, les emprunte à des phénomènes affectifs tout internes, de même Balzac, qui est à la fois un sentimental et un intellectuel, emploie des expressions et toute une structure de phrase décelant la prédominance de l'apport sensible et intellectuel. Les images qui le plus fréquemment ressuscitaient dans son cerveau, étaient les images de pensées et les réminiscences de sentiments: à ces deux foyers principaux s'alimentaient les foyers accessoires. Ce qui ne veut pas dire que ces foyers accessoires soient dans son œuvre chose négligeable : il est clair, par exemple, que dans mainte description physique Balzac a fait preuve d'une puissance de vision, d'un sens des reliefs et des couleurs, d'un don d'évocation si intense, qu'on pourrait être à certaines heures tenté de le ranger dans la classe des visuels. Et pourtant ce serait méconnaitre sa véritable maîtrise, celle dans le domaine de laquelle il n'offre jamais la plus petite défaillance, car si Balzac s'est trouvé quelquefois impuissant à rendre une image externe, un relief, il est un point où il a toujours excellé : la renaissance des états d'âme.

A cette admirable faculté de vision intérieure

il doit, nous l'avons vu, ses plus belles créations de poète, comme au don correspondant d'expression, d'analyse des états d'âme, il est redevable de ses pages les plus émouvantes. Il nous suffit de rappeler ici les types de femmes qui nous ont servi à étudier sa conception de l'éternel féminin, pour évoquer aux yeux de l'âme le souvenir d'études dans lesquelles la perfection de la forme ne le cède en rien à la délicatesse des sentiments exprimés. La « Femme abandonnée », la « Femme de trente ans », la « Cousine Bette », le « Curé de village », surtout le « Lys dans la vallée », autant d'œuvres qui marquent sa souveraine maîtrise! La plupart des épisodes du « Lys », depuis la première rencontre de Félix de Vandenesse avec Mme de Mortsauf jusqu'à la mort et au testament d'amour d'Henriette, sont d'admirables et progressives études d'âme que l'on ne saurait d'ailleurs détacher, car elles sont intimement unies, et qui donnent à la lecture l'impression d'une vision purement intérieure. Dans Balzac, les descriptions physiques des personnages sont toujours subordonnées à leur peinture morale, et les traits physionomiques saillants ont leur pendant dans un trait d'âme corrélatif. L'analyse des émotions, sur laquelle nous insisterons en étudiant le sens

de la Féminéité (1) chez Balzac, demeure toujours son plus décisif triomphe. Telle, par exemple, au début du « Curé de village », la page où Balzac décrit la première initiation de la vierge au sentiment d'amour, en contant l'épisode de la lecture de « Paul et Virginie » par Véronique Sauviat, la future Mme Graslin — « L'enfant passa la nuit à lire ce roman, l'un des plus touchants livres de la langue française. La peinture de ce mutuel amour, à demi biblique et digne des premiers âges du monde, ravagea le cœur de Véronique. Une main, doiton dire divine ou diabolique, enleva le voile qui jusqu'alors lui avait couvert la nature. La petite vierge enfouie dans la belle fille trouva le lendemain ses fleurs plus belles qu'elles ne l'étaient la veille, elle entendit leur langage symbolique, elle examina l'azur du ciel avec une fixité pleine d'exaltation; et les larmes roulèrent alors sans cause dans ses yeux. Dans la vie de toutes les femmes, il est un moment où elles comprennent leur destinée, où leur organisation, jusque-là muette, parle avec autorité; ce n'est pas toujours un homme choisi par quelque regard involontaire et furtif qui

(1) Voir plus loin la conclusion de « Balzac féminin » .

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réveille leur sixième sens endormi, mais plus souvent peut-être un spectacle imprévu, l'aspect d'un site, une lecture, le coup d'œil d'une pompe religieuse, un concert de parfums naturels, une délicieuse matinée voilée de ses fines vapeurs, une divine musique aux notes caressantes, enfin quelque mouvement inattendu dans l'âme ou dans le corps! Je ne sache pas, pour rendre une fine émotion d'âme, adaptation plus complète d'une forme exquise avec un sentiment également exquis. Troublant comme l'émotion qu'il exprime et immatériel à la fois en sa contexture, le style du romancier confine ici à celui du poète. Dans les litanies d'amour d'Henriette de Mortsauf, ce sera le style même du poète (1).

C'est que précisément cette renaissance des états internes, et la faculté d'expression verbale qui l'accompagne, voilà la souveraine maîtrise du romancier et du poète, de tout créateur d'âmes, pour parler d'une façon plus générale. Par elle, et uniquement à la faveur de son intervention, le don puissant d'évocation ou d'imagination sympathique se fait jour dans le cerveau de l'écrivain, pour aboutir non plus à une con

(1) Voir, à ce propos, le chapitre des « Femmes malheureuses » où se trouve un fragment de ces litanies d'amour.

ception froide et dépourvue de vie, mais à une création ardente et passionnée, à ce quelque chose de véritablement « ineffable et divin », comme disait Carlyle, qui est la vie même, fait trembler la plume dans la main de l'artiste et communique à son œuvre cette puissance contagieuse d'émotion, dont les âmes réellement sœurs de la sienne connaissent la captivante douceur. Balzac la posséda au plus haut point, cette puissance. Et d'ailleurs, quoi de plus révélateur que ses propres confidences? On connaît le début de << Facino Cane », cette page qui, fùt-elle la seule à retenir du roman, suffirait à lui assigner une place capitale comme document personnel dans l'œuvre du maître, celle où il se décrit lui-même poursuivant à travers le dédale des rues de la grande cité parisienne les mystères pressentis d'une destinée bizarre, s'identifiant avec l'existence de tel ou tel, la pénétrant, se faisant elle pour ainsi dire, et donnant ainsi le plus complet exemple d'imagination sympathique que jamais artiste ait laissé!

Balzac nous en indique aussi les délices, cet oubli total de ce qui n'est point l'œuvre caressée, de ce qui ne se rattache pas par une parenté quelconque à ces enfants du rêve qui sont l'âme de l'artiste et qui tiennent à son cœur par des

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