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termes d'une signification identique pour exprimer une même idée. Chaque fois qu'on s'applique à cette tâche ingrate, mais indispensable au regard de tout écrivain artiste, qui consiste à poursuivre les mots répétés à de courts intervalles dans un morceau littéraire, on a vite fait de constater l'excessive difficulté qu'il y a à trouver une synonymie satisfaisante. Presque toujours l'expression substituée, par obligation de ne pas répéter, ne contente pas l'esprit autant que la première, et l'on est obligé de reconnaître qu'en modifiant la forme, c'est l'idée qui se trouve altérée. On comprend que certains écrivains, soucieux avant tout de l'intégrité de leur pensée, aient été rebelles à des corrections de ce genre. Stendhal offre un exemple de ce parti pris raisonné: les répétitions de mots à petites distances abondent dans ses ouvrages, et sa conception du style cadre parfaitement avec cette doctrine.

Mais il est d'autres arguments, purement scientifiques ceux-là, en faveur de la théorie nominaliste, exposés tout au long dans le livre de l'Intelligence de Taine et qui contribuèrent sans doute à lui valoir l'admiration de Flaubert (1), car ils venaient appuyer de leur autorité précise ce qui

(1) Voir les lettres de Flaubert, au moment où parut le livre de l'Intelligence.

n'était jusqu'alors chez lui qu'un pure intuition d'artiste. Si l'on tente de résumer les observations présentées par Taine, voici à peu près à quoi l'on aboutit. Prenons l'esprit de l'homme; qu'y trouvons-nous? Des sensations, des images et des concepts. Que se passe-t-il en lui à chacun de ces stades? Lorsqu'il y a sensation visuelle, par exemple, il se produit une tache au fond de l'œil, et dans la cervelle un ébranlement; à la réviviscence de l'image succède le mot, caractéristique du phénomène chez l'homme. Il existe donc deux choses d'abord la résurrection de l'image, ensuite l'intervention du mot. Quand nous avons une idée, l'idée de couleur par exemple, ou, pour prendre quelque chose d'abstrait, l'idée de cause, qu'advient-il? Taine soutient que dans le cerveau le mot seul subsiste il est devenu le substitut de l'image. Ainsi vous parcourez une galerie de peinture; vous y avez visité les salles qui contiennent les toiles d'une école : l'école vénitienne; puis vous êtes passé à une autre; chacune se classe dans le cerveau avec son signe caractéristique la différenciant. S'il s'agit de Vénitiens, vous retiendrez ceci, ou quelque chose d'analogue magnificence harmonieuse et décorative. Dès lors le substitut de l'idée sera le mot qui fera renaître la sensation. Telle est la théorie

dont M. Bourget s'est inspiré dans l'examen des questions de style, et il a conclu à peu près ainsi :

Puisque je n'ai dans l'esprit que le Mot, substitut de l'Idée, n'est-il pas évident qu'il y a corrélation étroite entre l'idée et son expression; disons mieux que la forme et le fond sont identiques?

:

Quelle que soit la séduction de cette doctrine, une analyse plus fouillée en démontre l'insuffisance. Sans nous arrêter à la réfutation proprement scientifique, le meilleur moyen de la combattre est de développer une vue d'ensemble de cette question. Qu'est-ce que le style, pour un penseur moderne? C'est un des moyens d'expression de l'âme humaine, au même titre que les lignes et les couleurs d'une part, les sons et leurs combinaisons infinies de l'autre. On peut dire que c'est le plus puissant de tous, à notre phase de civilisation. Mais il ne faut pas se laisser abuser par sa prééminence grandissante, et il convient de le rapprocher des autres, parce qu'il est soumis à des lois identiques. Or, ce que l'on appelle moyen d'expression des mouvements de l'âme n'est pas, au regard du penseur averti, un phénomène distinct et séparé de ces mouvements eux-mêmes. Un phénomène d'expression est un fragment d'un ensemble: c'est une partie

de ce tout qu'on appelle un état de conscience et qui englobe l'être humain dans chacun de ses éléments. Le phénomène du langage n'est que l'élément externe et visible, mais qui, essentiellement, ne diffère en rien de l'élément interne et caché. De ce point de vue on aperçoit que dans le langage, comme dans tout autre moyen d'expression, la part essentielle est la part d'émo

tion.

Sans appuyer outre mesure sur ces considérations positives, nous pouvons retenir que le penseur moderne est conduit à envisager le style, ainsi que le sentirent toujours par intuition les grands artistes de lettres, avant et par-dessus tout, comme un fait d'émotion.

La Doctrine Réaliste qui distingue la forme et le fond ne saurait invoquer de meilleur argument que celui-là. Dans le substantif le plus concret l'origine du langage le prouve surabondamment un phénomène émotif double le phénomène intellectuel, et lorsqu'on s'élève jusqu'aux concepts généraux, lorsque l'image concrète a disparu, il reste, outre le mot, ce phénomène émotif qui, loin d'avoir disparu comme l'image, est allé croissant d'intensité. Elle peut encore invoquer, cette doctrine, répondant à l'argument de la corrélation entre la forme et le

fond, que pour le commun des hommes il n'en va pas ainsi, que même pour l'artiste, aux heures où il ne fait pas œuvre d'art, les rapports entre les idées et leur expression ne présentent pas une telle rigueur. Enfin, si la forme se confondait avec le fond, si l'idée était ainsi figée dans son moule, comment pourrait-elle être comprise par ceux qui ne l'ont point eue? C'est qu'en dernière analyse, à côté de la forme ou expression, il paraît bien indiscutable qu'il existe un fond commun à tous les hommes, à des degrés divers et avec une intensité différente, suivant leur supériorité fond de connaissances, de sentiments, d'intellectualité. Dans un esprit d'artiste tout-puissant comme celui de Balzac, le monde des concepts, des idées générales, loin de rester, comme dans le cerveau d'un homme ordinaire ou d'un froid logicien, un phénomène de pure abstraction, se confond avec sa sensibilité d'écrivain, si bien que, derrière chacune de ses pages principales, nous voyons transparaitre tout son tempérament, toute sa vie organique.

Nous touchons ici aux tendances maîtresses de sa nature et, d'une façon générale, au rôle des tendances maîtresses chez toute espèce d'individu supérieur. Prononcer ce mot, c'est se référer une fois de plus à la théorie nominaliste et aux

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