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procès-verbal du 22 décembre 1791 : « M. le Maire expose au conseil que le salut de la Patrie est compromis par une coalition certaine entre les ennemis extérieurs de la France et ceux qui existent autour de nous... que, dans le sein de Marseille même, de mauvais citoyens complices de ces excès, non contents du discrédit qu'ils s'efforcent de donner aux assignats nationaux dans les lieux publics, parcourent les ateliers, assurent ceux qui en sont pourvus que la banqueroute est inévitable, les engagent par toutes sortes de calomnies à les employer à quelque prix que ce soit à l'achat de marchandises, qu'ils osent enfin comparer ces assignats aux billets de Law, dont la valeur n'était garantie par aucune hypothèque, qu'il est instant d'éclairer le peuple sur ses vrais intérêts, de lui faire connaître quelle est la valeur des assignats et de découvrir les coupables qui ont l'audace de les déprécier et d'accaparer les marchandises et les effets sur l'étranger. » Après cet exposé, le corps municipal délibère que tout accapareur de marchandises ou d'effets sur l'étranger est averti, au nom de la Patrie et pour la dernière fois, de renoncer à ce commerce illicite et que tout citoyen doit cesser de déprécier la valeur des assignats nationaux, valeur hypothéquée sur les domaines de la nation et qui représente celle des terres, seule richesse certaine des empires; qu'en conséquence, le peuple doit être instruit que la municipalité a pris les mesures les plus actives pour obtenir de la justice de l'Assemblée nationale une loi sévère contre les accapareurs et contre les hommes pervers qui déprécient les assignats, se réservant au surplus d'employer des moyens prompts pour détruire localement des excès aussi punissables. >>

Le département ayant cassé cette délibération parce qu'elle renfermait des expressions vagues et qu'elle était hasardée, la municipalité protesta et revint à la charge le 28 : « Vous n'avez besoin que d'invoquer la notoriété publique, le cours des changes dans la ville, le prix excessif des denrées et de l'argent. Est-ce donc se hasarder que de croire à des accaparements, lorsque nous avons vu les marchandises jouées à la hausse, l'argent s'élever à 40 o/o, les denrées portées dans un court inter

valle à un prix exorbitant? » Pour expliquer le sens de sa délibération, le conseil avait écrit à la Chambre de commerce la curieuse lettre suivante :

« Le négociant honnête est celui qui ne spécule que dans l'objet d'être utile à l'État en faisant son propre avantage, qui ne fonde pas sa fortune sur la ruine des citoyens, qui ne discrédite pas les assignats sur lesquels repose la fortune publique et qui, ami de la Révolution par sentiment ou par réflexion, ne cherche pas à entraver sa marche.

Le négociant accapareur, au contraire, est celui qui, sans besoin de payer à l'étranger des marchandises qu'il n'a point achetées, entasse dans ses mains les papiers sur l'étranger ou qui, sans besoin de vendre des marchandises qui ne sont point demandées, les accapare dans le seul objet de les renchérir, qui, indifférent sur la prospérité de l'État, n'a d'autres vues dans ses spéculations que son intérêt fondé sur le détriment des autres, qui ne vend ses marchandises que lorsque le moment est favorable pour pressurer le peuple, ou qui même pratique des ventes simulées pour s'assurer davantage le moyen de nuire ; qui réclame hautement contre les assignats pour faire renchérir le prix de son argent, qui, constamment attaché aux systèmes de l'ancien régime, n'agit que pour le ressusciter, qui ne parle que pour blasphémer la Constitution et se coalise secrètement avec les émigrés pour faire avec eux tout le mal à leur patrie commune; aveugles qu'ils sont de ne pas voir leur ruine dans le succès même des émigrés.

Nous protègerons les premiers, mais nous dénoncerons les seconds (1). »

Malgré tout, en définitive, malgré les agitations et les troubles de Marseille ou du dehors, malgré les inquiétudes et les perturbations que la Révolution avait fait naître, le commerce de Marseille conserva son activité jusqu'en 1793. La guerre même,

(1) Pour tout cela, voir Arch. Communales, Registres des Délibér. et Cartons Dr.

qui avait éclaté avec l'Autriche en avril 1792, puis, avec la Sardaigne en septembre, ne l'avait guère gêné. La mer restait libre et les opérations sur terre avaient bien débuté dans le Midi : dès le mois d'octobre, on apprenait la prise de Nice.

La cherté des vivres et la nécessité de faire venir de gros approvisionnements du dehors avaient donné une importance nouvelle au commerce des grains. Thibaudeau écrit dans ses Mémoires : « Le département ne produisait de grains que pour la moitié de sa consommation et le territoire de Marseille que pour le tiers. Depuis que la liberté du commerce des blés avait prévalu, cette ville était devenue le grenier des provinces méridionales et de toute la Méditerranée. Il n'était pas, rare d'y trouver réunies dans son entrepôt deux ou trois cent mille charges de blés importés de la mer Noire, d'Afrique et de toutes les échelles du Levant. Les magasins immenses construits exprès pour cette destination étaient souvent insuffisants; il fallait alors en emprunter dans les campagnes (1). »

Or, partout en France, les récoltes avaient été déficitaires, celle de 1792 après celle des années précédentes (2). Dès le 9 mars 1792, l'Assemblée législative avait voté un décret qui mettait dix millions à la disposition du ministre de l'intérieur pour les employer en achats de grains. Une enquête faite dans tous les départements par l'administration de l'enregistrement (3) nous renseigne sur les besoins du Midi à la fin de

(1) Page 307.

(2) Voir au sujet de cette question des subsistances, diverses publications de la Commission de recherche et de publication des documents relatifs à la vie économique de la Révolution: J. Adher. Le Comité des subsistances de Toulouse (12 août 1793,3 mars 1795). Paris, Leroux, 1912, in-8°; - Charles Lorain. Les subsistances en céréales dans le district de Chaumont de 1788 à l'an V. Paris, Leroux 1911, in-8°. (Ces deux volumes font partie de la Coll. de doc. inéd. sur l'histoire économ. de la Révolution publiée par la Commission); Fernand Evrard. Les subsistances en céréales dans l'Eure de 1788 à l'an V. (Bull. trim. de la Commission, 1909); · Albert Denis. L'Euvre de la municipalité de Toul pour assurer les subsistances... et G. Laurent. Les subsistances à Reims pendant la Révolution. (Bull. d'hist. économ. de la Révol., année 1913).

(3) Pierre Caron. Une enquête sur la récolte de 1792, (Bulletin d'hist..économ. de la Révol., publié par la Commission de recherche, année 1913).

cette même année. Dans les Bouches-du-Rhône les meilleures terres, situées dans les districts d'Arles et de Tarascon, avaient tellement souffert des torrents et des débordements que la récolte totale avait produit tout au plus pour deux mois de vivres. Dans le Var, où la meilleure récolte fournissait à peine la subsistance de six mois, celle de 1792 avait été mauvaise et fort au-dessous de cette proportion. Elle n'était pas moins inférieure aux besoins dans les Basses-Alpes. Des quatre districts des Hautes-Alpes, celui de Serres avait recueilli assez de blé pour sa consommation; Gap en avait pour six mois; Embrun et Briançon étaient dans la plus extrême disette. Partout, dans les départements voisins de la Méditerranée, on signalait une situation analogue.

Dès le mois d'août, les administrateurs des districts d'Orange et d'Avignon avaient écrit à Marseille et envoyé une députation pour chercher à acheter des blés. On n'avait eu, en Vaucluse, qu'une demi-récolte et la production des bonnes années ne suffisait qu'à la moitié ou aux trois quarts de la consommation. Le pays avait recours d'ordinaire, tantôt à la Bourgogne, tantôt au Languedoc. Or, on avait reçu des nouvelles alarmantes : révoltes à Cette, Montpellier et Nîmes pour empêcher les blés de Toulouse de passer; les Lyonnais, de leur côté, menaçaient de lanterner les acheteurs de blé et de farine (1). Jusque dans la Lozère, dont les pauvres champs de seigle n'avaient aussi donné qu'une récolte fort au-dessous de l'ordinaire, on comptait sur les ports de la Méditerranée et les administrateurs demandaient au ministère de les faire participer à la répartition des grains achetés par le gouvernement à l'étranger. C'était uniquement, en effet, sur les importations maritimes qu'il fallait tabler pour ravitailler ces départements du Midi qui avaient tous un besoin plus ou moins pressant de secours.

Parmi les négociants dont l'initiative fut à la hauteur des circonstances, le nom de Basile Samatan est resté légendaire. « En 1792, raconte Lautard, les subsistances devenaient rares.

(1) Lettres des 20 et 21 août 1792. Arch. départ. des Bouches-du-Rhône. L., 376.

Tandis que le commerce étranger retire sa confiance aux négociants de Marseille, il n'hésite pas à compromettre sa fortune pour nourrir son pays. Il donne partout des ordres sans limites et bientôt une foule de navires chargés de grains sillonnent la mer à son adresse. »

La puissante et prospère compagnie royale d'Afrique, sollicitée de tous côtés, s'était aussi engagée à fond dans les achats. Les circonstances défavorables en Aigérie ne lui permirent de tirer de ses Concessions que 43.000 charges de blé en moyenne pour les années 1789-92, au lieu de 52.000 pour la période 178589 et 69.800 pour celle de 1771-75. Mais, au printemps de 1789, elle recevait 14.300 charges de Sardaigne; treize bâtiments lui en rapportaient 30350 de Naples et de la Sicile; vingt et un autres en chargaient 31.900 à Civita Vecchia. En novembre, sur la demande de Necker, elle s'était chargée de faire venir 20.000 charges pour l'approvisionnement de Paris. Le 24 décembre le Comité des subsistances (1) de Marseille lui demandait d'acheter 20.000 charges pour le compte de la communauté. Au même moment, elle s'engageait à fournir 15.000 charges à la commune d'Aix pour l'été de 1790. Bien que ces opérations lui eussent coûté de grosses pertes, 800.000 livres en 1789 et 1790, 500.000 en 1791, elle continuait, par patriotisme, à accepter de pareils engagements en août 1792, la municipalité de Marseille lui demande 50.000 charges ou davantage pour approvisionner la ville pendant l'hiver (2).

Ainsi, grâce à l'initiative de ses négociants, Marseille avait pu, non seulement éviter la disette, mais contribuer à l'alimentation du Midi. On lit dans un exposé quelque peu optimiste fait au conseil municipal le 5 germinal an IX: «En 1791 et 1792

(1) Nommé par le conseil des trois ordres et confirmé par le conseil municipal le 10 octobre 1789, il comprenait d'abord 12 membres, 2 représentants du clergé, 2 de la noblesse et 8 du Tiers Etat. Le 21 novembre, le conseil municipal lui adjoignit 12 autres membres, tous pris parmi les négociants les plus connus Samatan, Audibert, Hugues, Hermitte, Gimon, Dolier, François Clary, Romagnac, Liquier, etc. Voir Almanach de Marseille, 1790, p. 215. (2) Voir mon Histoire du commerce et des établissements français dans l'Afrique barbaresque, p. 548-571. La charge pesait environ 120 kilos.

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