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rive gauche du Rhin. Depuis 1648, d'ailleurs, le système des médiatisations a fait fortune: et ne voit-on pas la France elle-même admettre « à Campo-Formio, à Rastadt, à Lunéville la nécessité de pondérer ses acquisitions par l'agrandissement de la Prusse et de l'Autriche, agrandissement dont les Etats de l'Italie, les principautés médiatisées et les évêchés sécularisés de l'Allemagne devaient nécessairement payer les frais » (1). Peut-on oublier ensuite la fameuse commission de statistique du Congrès de Vienne, qui avait mission d'estimer les peuples. « Je demandai, écrit Talleyrand, qu'on ajoutât (2) que la population serait estimée, non d'après sa qualité seulement, mais aussi d'après son espèce. Car un paysan polonais sans capitaux, sans terre, sans industrie, ne doit pas être mis sur la même ligne qu'un habitant de la rive gauche du Rhin ou des contrées les plus fertiles ou les plus riches de l'Allemagne (3). »

Les diplomates de 1815 voulurent avant toute chose réaliser un équilibre parfait. Pour cela, ils donnèrent la plus grande partie de la Saxe à la Prusse, ils firent perdre à Gênes et à Venise leur ancienne liberté, et accomplirent. en Allemagne de nouvelles médiatisations. Pour donner une égalité approximative aux différents Etats en présence, ils méconnurent les aspirations nationales à l'indépendance et à l'unité, ils firent de l'Italie un monstre et livrèrent la faible confédération germanique aux violences de la Prusse et de l'Autriche (4). La théorie d'Equilibre entraînait logiquement avec elle toutes ces spoliations. Elle

(1) De Carné, Rev. des Deux Mondes, 14 novembre 1840. (2) Au programme de la commission.

(3) Correspondance avec Louis XVIII. Lettre du 28 décembre. Mémoires, 11, 545.

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<«< veut qu'il y ait balance entre les forces; la pesée implique un partage: il faut des contrepoids, ce sont les faibles et les vaincus qui les fournissent », car «< comme il n'y a point de terrains vagues en Europe, nul ne peut s'y enrichir qu'aux dépens d'autrui » (1).

Et qu'est-il resté en somme de l'œuvre du Congrès de Vienne? Elle devait assurer au monde une très longue paix, mais cette paix « on l'avait fondée sur le régime stationnaire des puissances » (2); on s'était flatté que les dispositions qu'on avait prises seraient éternelles, et les nations, pour vivre, ne peuvent demeurer les mêmes; on les avait crues incapables de grandeur ou d'abaissement nouveaux et, quand l'événement prouva le contraire, rien n'était prêt pour sauvegarder l'ordre de choses qu'on avait établi après tant de dangers et de labeurs.

Voilà le sort de toute combinaison d'Équilibre. Par essence éphémère, elle appelle de nouveaux travaux pour rétablir la balance si vite détruite. Mais, l'histoire nous l'a montré, lorsqu'on a voulu créer un nouveau système de contrepoids, la chose ne s'est jamais faite sans secousse et sans combat. « Ce n'est qu'en mettant leur épée dans la balance, dit de Bonald, que les puissances peuvent obtenir un moment d'Equilibre » (3); avant lui, Réal de Curban s'écriait : « Que de flots de sang a fait répandre l'Equilibre de l'Europe, cette nouvelle idole... Il y longtemps, que pour détourner des maux éloignés et incertains, les Princes s'en causent de présents et de réels, et que pour tàcher d'éviter la guerre, ils se la font » (4).

(1) Sorel, op. cit., I, p, 33, 34.

(2) Guizot, Mémoires, VIII, 598, chap. XLIX.

(3) Reflexions sur l'intérêt général de l'Europe, 1815, p. 13.

(4) Science du gouvernement, VI, 446. Voltaire, Siècle de Louis XV.

V. aussi suprà, p. 85,

a

Et Oppenheim ajoute « l'ancien système d'Équilibre amené autant de guerres qu'il devait en prévenir. Le nouveau système a cédé la place à la suprématie fédérale des grandes puissances, juges, il est vrai, dans les questions de paix et de guerre, mais qui dans leurs décisions se laissent guider par des règles tout à fait personnelles » (1).

Avant d'examiner les critiques adressées à cette suprématie des grands Etats, nous devons essayer de répondre aux reproches que nous venons de transcrire.

II

L'Équilibre est doué d'une souplesse qui fait sa fortune: il se plie aux situations multiples auxquelles on veut l'adapter. On le sait, il n'a jamais été question de le réaliser par des découpages artificiels et mathématiquement égaux. «< Ce serait une vue bien courte, dit Heeren, que de chercher (la conservation de l'Equilibre) dans l'égalisation des forces matérielles des différents Etats >> (2).

De ce que la définition n'est pas telle qu'on le pensait, s'ensuit-il que toutes les critiques que nous avons déclarées être engendrées par elle tombent dans le même temps? Non, car si l'Equilibre ne suppose pas, pour exister, des Etats à forces exactement égales, il réclame au moins une égalité relative, une « équivalence de forces ». Cette équivalence sera plus difficilement détruite qu'une stricte égalité, mais elle le sera néanmoins (3), soit par le fait de

(1) System des Walkerrechts, p. 33.
(2) Manuel historique, t. I, p, 5. V. suprà, Introd. § 1.
(3) Phillimore, Commentaries, Introd., p. 9.

l'évolution naturelle, soit à la suite d'une guerre de conquêtes.

La théorie exige-t-elle qu'on s'oppose à tout développement qui romprait la balance primitivement établie? Il ne faut pas craindre de répondre par l'affirmative, si paradoxal qu'il puisse paraitre de mutiler un Etat, dont la grandeur croissante n'est que la conséquence du libre jeu de ses facultés et de leur activité normale (1). L'on s'en étonne et l'on remarque qu'il n'y a dans cette expansion aucune violation du droit international. C'est vrai, aucune règle du droit des gens n'est transgressée, mais, comme l'a très bien observé Fénelon, il est impossible d'espérer que la nation la plus puissante reste modérée et ne désire que ce qu'elle aurait pu obtenir si elle n'avait pas eu la prépondérance. Si un prince quelconque était assez parfait pour profiter d'une manière aussi merveilleuse de sa prospérité, ce miracle cesserait avec son règne. L'ambition des souverains, la flatterie de leurs conseillers, les préjugés nationaux ne permettent point qu'une nation qui peut soumettre d'autres peuples, n'en profite pas durant des siècles entiers.... Voilà pourquoi dans l'intérêt de sa sécurité chaque pays doit continuellement veiller à empêcher l'agrandissement démesuré de son voisin. Empêcher celui-ci de devenir trop puissant ce n'est pas un crime; c'est se garantir soi-même, garantir ceux qui nous entourent contre la servitude, en un mot c'est travailler pour la liberté, la tranquillité universelle, le bien général ». Puis, Fénelon envisage la situation d'un Etat qui a augmenté sa puissance par des conquêtes : « Tous les territoires échus par héritage à la maison de Bourbon, tous les pays passés par voie de suc

(1) Phillimore, op. cit., p. 7 dit : « L'Equilibre consiste dans le droit de prévenir à temps un danger probable. »

cession à la maison d'Autriche ont renversé tout le système de l'Europe. L'Europe devait craindre la monarchie universelle sous le règne de Charles Quint, surtout après la défaite et la captivité de François Ier.... Une nation, n'ayant aucun compte privé à régler avec l'Espagne, avait cependant alors le droit, pour la liberté publique, de prendre des mesures de précaution contre cette puissance si rapidement formée et prête, semblait-il, à tout envahir.... En un mot tout ce qui renverse l'Equilibre et qui donne le coup décisif pour la monarchie universelle ne peut être juste, quand même il serait fondé sur les lois écrites dans un pays particulier » (1).

Ainsi pensent la plupart des auteurs (2). Mais, se demande Gunther, en entravant ainsi toute formation d'une puissance exagérée, n'est-on pas en contradiction avec le droit d'amélioration, inséparable du droit à l'existence. Ce droit de perfectionnement est en effet légitime, tant qu'il n'empiète pas sur le droit de conservation dest autres États. Et lorsqu'il y aura conflit, il n'est pas douteux que le droit de perfectionnement doive céder la place à celui de conservation; car c'est là aussi un droit naturel de sûreté et de liberté commune et de tout temps on a regardé la vie comme le premier des biens (3).

Alors on a regretté l'absence de criterium permettant de reconnaître le degré de puissance auquel une nation peut devenir menaçante pour le repos de ses voisines. Il est certain qu'en ces matières on ne peut pas répondre a

(1) Fénelon, op. cit., III, 347-340.

(2) Klüber lui-même, adversaire de l'Equilibre, reconnait que <«< chaque puissance est fondée en droit à s'opposer à toute tendance d'une autre puissance ayant pour but de s'arroger la domination. » -(op. cit. § 42).

(3) Sic Bluntschli, Fiore, G. F. de Martens, etc...

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