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de cette supériorité, au moins de fait, qu'elles s'arrogeaient vis-à-vis d'Etats plus faibles, qui d'aventure eurent à en subir le joug; on a analysé la nature de cette supériorité singulière, on a essayé d'en découvrir la tendance, et, consultant l'histoire, on a conclu que cette hégémonie était en somme loin d'être favorable au bonheur de la communauté générale et à l'intérêt particulier des plus petites nations.

Avant d'examiner, toutefois, le rôle personnel du Concert européen, nous devons apprécier certains actes, qui en furent comme la préparation et l'arme principale du système d'Equilibre; nous voulons parler de l'intervention.

Justi, en refusant à notre théorie toute existence réelle, base son raisonnement sur les impossibilités et les injustices qu'elle entraînerait nécessairement avec elle.

Il faudrait d'abord, comme corollaire inévitable, reconnaître à chaque État le droit d'intervenir dans les affaires intérieures de son voisin pour en arrêter la sage activité, prélude d'une grande puissance.

Se voir, continue Justi, sous la complète dépendance d'un plus puissant que soi qui vous arrête dans une marche vers la prospérité, voilà certes le plus grand malheur pour une nation; on tàche de l'éviter par le système de l'Equilibre. Une idée aussi grossière que celle d'une monarchie universelle d'un seul État dont tous les autres ne seraient que les provinces ne se réalisera jamais. Pourtant le remède proposé est encore pire que le mal. Si l'Equilibre était réalisé, rien ne serait plus terrible que l'esclavage de chaque État vis-à-vis de tous ses voisins. A chaque nouvelle institution, à chaque amélioration intérieure, au sein de l'un des États européens, tous les autres devraient s'interposer et lui faire des remontrances pour empêcher que la perfection de son organisation politique ne lui

donne une puissance exagérée. Dépendre de plusieurs États à la fois serait bien plus lourd à supporter que de dépendre d'un seul. Un État pourrait réclamer la suppression d'un des éléments qui contribuent à la prospérité du voisin. Un autre pourrait demander la suppression d'un autre élément de perfectionnement; en un mot chaque Etat s'occuperait plus du développement intérieur des autres États, que de sa propre organisation politique » (1).

Justi écrivait au milieu du XVIIIe siècle, il n'a pu apprécier que ce qu'il avait sous les yeux et à cette époque, l'intervention particulière d'un Etat n'avait pas encore vu se substituer à elle l'intervention collective des grandes puissances. Oppenheim parlant de l'intervention d'un seul État, en fait « l'instrument du système d'Equilibre... Ce système de jalousie et d'affaiblissement réciproque fait profiter de l'intervention pour assurer, non seulement comme dans le sens de Fénelon, l'indépendance extérieure; mais aussi pour maintenir l'indépendance intérieure. On souffrit de la guerre religieuse, et les interventions se produisirent tantôt dans l'intérêt des coreligionnaires tantôt pour augmenter les troubles » (2).

Bulmering écrit dans le même sens : l'Équilibre a amené l'application de l'intervention et l'intervention est une institution juridique contre laquelle la théorie et la pratique se sont prononcées plusieurs fois. Si, disait Granville Stapleton, tout État puissant avait le droit à son gré, d'inter venir de force dans les affaires intérieures de son voisin plus faible que lui, aucun État faible ne pourrait conserver son indépendance (3). Par conséquent, fait observer Bul

(4) Justi, Chimère de l'Equilibre, dans Stieglitz, op. cit., t. I. p. 180, 181.

(2) Oppenheim, System des Vælkerrechts, p. 32.

(3) Stapleton, Intervention and non intervention, cité par Bulmering.

mering, l'intervention est un danger pour l'indépendance des États et pourtant elle doit être pratiquée pour réaliser l'Équilibre politique créé précisément en vue de défendre les États plus faibles (1).

Le Concert européen a remplacé cette ingérence partielle et plusieurs l'ont reconnu incapable d'accomplir la tàche qu'il avait assumé, d'assurer une paix heureuse au conti nent. Et l'on s'est demandé pourquoi les grandes puissances se considéraient comme arbitres dans tous les conflits qui pouvaient naître, pourquoi elles se mêlaient en somme de ce qui ne les regardaient pas, viclant ainsi l'égalité que le droit international dispense à toutes les nations. Si encore elles avaient assuré le bonheur de chacun, mais l'histoire semble prouver le contraire. En 1815, la tétrarchie a humilié la France, elle l'a tenue en laisse pendant trois ans (2) et même en 1818, à Aix-la-Chapelle, on sait qu'elle ne l'a admise à son conseil intime qu'à un rang inférieur et par une très petite porte (3). Ces mêmes puissances n'ont-elles pas comploté en 1840, en 1870, pour faire autour de nous un isolement désastreux? Et à un point de vue plus général, les petites puissances ont-elles eu à se louer de l'œuvre du Concert européen. A Vienne, l'ignorance profonde des affaires dans laquelle on les a laissées a mortifié leur amour-propre et blessé leur dignité. Au congrès d'Aix-la-Chapelle pourtant, un protocole fut signé, qui devait sauvegarder les droits des plus faibles : On reconnut que « dans les cas où « des réunions de souverains ou de plénipotentiaires auraient pour objet des af

(1) Bulmering, op. cit., p. 47, 48.

(2) V. suprà, p. 174.

(3) V. Gentz, Dépêches à l'hospodar de 1818, passim.

Blunts

chli (A. 102, n. 1) dit que la France fut reçue à bras ouverts », est seul de cet avis.

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faires spécialement liées aux intérêts des autres États, elles n'auraient lieu qu'à la suite d'une invitation formelle de la part de (ces États) et sur la réserve expresse de leur droit d'y participer directement par leurs plénipotentiaires» (1). Il n'est pas besoin de rappeler longuement les circonstances où l'on a transgressé ce protocole. A la conférence réunie à Londres en 1830, pour régler la question belge, on se borna à avoir des communications par écrit avec le plénipotentiaire hollandais, et comme il protestait on lui répondit que le droit de sa nation disparaissait devant le droit de l'Europe (2). En 1869, la Turquie ne fut pas admise à la conférence de Paris; il s'agissait cependant de son conflit avec la Grèce et celle-ci fut uniquement appelée à donner des explications comme Etat protégé.

En 1863, les grandes puissances seules sont assemblées à Londres, pour les affaires des îles Ioniennes; ni l'Italie, ni la Turquie, ni la Grèce même, à qui on devait donner ces îles ne furent invitées; en 1878 la Grèce et la Turquie n'eurent que voix consultative au Congrès de Berlin; en 1883 la Roumanie n'est pas autorisée à délibérer au sein de la conférence réunie à Londres pour trancher les difficultés qui avaient surgi au sujet des règlements de navigation du Danube; en 1897 enfin, les préliminaires du traité qui devaient mettre fin aux hostilités gréco-turques, sont conclus directement par le Concert. européen d'une part, et le ministre des affaires étrangères de la Porte, d'autre part, sans l'intervention d'un plénipotentiaire grec. Il est vrai que la Grèce avait donné mandat aux puissances, mais elle n'avait pas été libre de

(1) Angeberg, op. cit.

(2) Protocole 19, Conférence de Londres, 19 fév. 4831. V. de Clercq, IV, 15.

le refuser et les pouvoirs reconnus au Concert dépassaient de beaucoup ceux d'un mandataire au détriment du mandant (1).

en

Tout cela, dit M. Nys, c'est un abus du Concert européen. Car il faut bien se dire que les Etats sont égaux et que le Concert européen considéré comme le gouvernement des grandes puissances est un produit de la politique, et que somme toute, il a jusqu'ici surtout servi d'instrument d'oppression. En 1899, la conférence de La Haye l'a officiellement condamné. N'a-t-elle pas reconnu organisant la procédure de l'arbitrage « la solidarité. qui unit les membres de la société des nations »? N'a-telle pas exprimé sa volonté « d'étendre l'empire du droit et de fortifier le sentiment de la justice internationale » (2)? Les grandes puissances n'ont jamais agi que dans leur intérêt personnel (3). Le Tzar Alexandre Ier disait en 1823 Il ne peut plus y avoir de politique anglaise, française, russe, prussienne, autrichienne, il n'y a plus. qu'une politique générale, qui doit, pour le salut de tous, ètre admise en commun par les peuples et par les rois (4).

Malheureusement, l'événement n'a pas répondu à ce désir et il n'y a eu qu'une politique des grandes puissances. Holtzendorf semble dire (5) que l'unanimité des grandes puissances présente toujours une présomption pour l'existence d'un intérêt commun de la société inter

(4) La Grèce acceptait « sans réserve les conseils que les Puissances lui donneraient dans l'intérêt de la paix.

(2) Nys. R. D. I., 1899, p. 304, 311, 313.

(3) Nys, op. et loc. cit., p. 300.

(4) E. de Girardin, Recueil de brochures, L'Empereur Napoléon III et l'Europe, épigraphe.

(5) Handbuch des Volkerrechts, II, p. 16, V. infrà, p. 281.

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