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nationale. Telle n'est pas l'opinion de M. Streït, car il estime, qu'une telle présomption devrait avoir pour base une véritable préoccupation des grandes puissances pour le règlement des questions pendantes. En est-il ainsi?

En 1878, le prince de Bismarck disait au Congrès de Berlin Voyons, Messieurs, nous ne sommes pas ici pour faire le bonheur de la Bulgarie » (1).

Et en 1897, continue M. Streït, « l'unanimité des grandes puissances dans la question crétoise se dirigeait moins contre la Turquie ou contre la Grèce que contre les grandes puissances elles-mêmes, c'est-à-dire contre l'action isolée de chacune d'elles. Leur entente avait en vue, comme elles ne cessaient de le répéter, le maintien de la paix européenne, c'est-à-dire de la paix entre les grandes puissances >>> (2).

Qu'il s'agisse de compensation ou du gouvernement du Concert européen, les petits sont sacrifiés et il n'y a que les grands Etats qui comptent. Ils veulent rester en paix, parce qu'une guerre, amenant de nouvelles conquêtes, amènerait aussi d'inévitables compensations. Mais en voulant garder la paix coûte que coûte, les puissances en sont venues à de lourdes compromissions, à laisser sans vengeance et à sanctionner par conséquent tous les crimes dont l'Orient, principal théâtre de leur intervention, s'est trouvé souillé; elles ont fermé l'oreille aux revendications les plus justes, elles ont méconnu des droits légitimes, de peur que le mot qui troublerait le silence pacifique, ne fùt un mot de querelle qui pourrait les conduire à des catastrophes trop prévues. Elles laissent donc s'accomplir l'injustice et malgré leur puissance, ou

(1) Rolin-Jaquemyns, La Question d'Orient, R. D. I., 1881, p. 379.

(2) G. Streit, op. cit., p. 17 et 21.

plutôt à cause même de cette puissance destructive, elles sont incapables de réprimer le mal.

Et peut-être verra-t-on de plus grands maux, si, comme certains le pensent, l'évolution actuelle du Concert européen marque seulement une étape vers une organisation future de la société internationale, où les grandes puissances, à la fois Parlement et Directoire suprêmes, gouverneraient souverainement les autres Etats. Ce serait une flagrante injustice: « La loi commune,dit M. Pasquale Fiore, a trait aux intérêts généraux de toute la société. Dès lors, on doit admettre que tous les États qui veulent organiser leur union sont également intéressés en tant qu'États à formuler la loi commune de leurs rapports» (1). M. Chrétien repousse de son côté la tendance présente des grandes puissances à s'ériger en tribunal international. Ce serait un mal, et dès maintenant cette tendance menace la liberté même des États faibles (2).

Tels sont méfaits de l'organe nécessaire à l'Equilibre. C'est une preuve de plus de la vanité, de l'inefficacité du système. « Je cherche vainement, confesse de Carné, quels embarras il a prévenus, quelles vues ambitieuses il a pu contenir, quelle faiblesse et quel bon droit il lui a été donné de faire triompher» (3).

Et M. Sorel conclut: « l'Equilibre n'est donc ni un principe d'ordre, ni une garantie de droit. Les contemporains le sentent si bien qu'à mesure que cette pratique se définit plus clairement, ils s'arment davantage » (4). « Sitôt qu'un État augmente, ce qu'il appelle de troupes,

(1) Organisation juridique de la Société internationale, dans R. D. I., 1899, p. 230, 231.

(2) Principes de droit intern. publ., p. 175, 176.

(3) Op. cit., p. 476.

(4) Sorel, Les Mours politiques, p. 35.

les autres soudain augmentent les leurs, de façon qu'on ne gagne rien par là que la ruine commune,... et on appelle paix, cet état d'effort de tous contre tous » (1). Reprenons et examinons ces critiques.

II

On a reproché au Concert européen son intervention méticuleuse et constante, la supériorité blessante, que s'arrogent ses membres, ses tendances manifestes à un gouvernement suprême international.

En formulant ses nombreuses observations, Danewski pose la question suivante: Qui osera prendre sur lui-même d'établir une proportion entre les différents facteurs de l'Équilibre: l'étendue du territoire, le nombre des habitants, la prospérité économique d'un pays. son degré de civilisation, le caractère du peuple, qui déclarera que cette proportion n'existe plus et que l'Équilibre est menacé. C'est en effet une décision des plus difficiles et on a remarqué raison, qu'on ne pouvait obtenir ici qu'une impartialité relative Aussi a-t-on cherché une garantie contre cette appréciation intéressée, que l'ambition rendait redoutable.

Le Concert européen en offrait une: Composé de plusieurs États, il avait moins de raison pour se tromper et faire preuve d'arbitraire, et un auteur du siècle dernier avait déjà pressenti l'avantage que retireraient les nations de cette. intervention collective (2). Collective ou particulière, on a critiqué cette immixtion, issue directement du système d'Equilibre et inséparable de ses applications. Cette ingé

(1) Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XIII, ch. XVII.

(2) Gunther, Europaeisches Volkerrechts in Friedenszeiten. 1787, partie II, p. 327-330.

rence choque, surtout parce qu'on aime à se représenter les nations comme souverainement indépendantes dans la sphère même de leurs relations. C'est là une erreur profonde, car la coexistence sociale de plusieurs États limite forcément les droits de chacun. C'est un des agréments de l'état de nature de donner tous les droits et de ne point exiger de devoirs. Mais du jour où il y a société, il faut bien reconnaître, que la véritable situation des États dans le commerce international est une situation. d'interpendance (1); de là l'intervention. Elle n'est pas un principe, explique M. Pillet, pas plus du reste, que la nonintervention. «Elle est la sanction du droit et non pas le droit lui-même. Aussi longtemps que l'État observe soigneusement ses devoirs internationaux, toute intervention. dans ses affaires intérieures ou extérieures est illégitime; ce serait une atteinte injustifiée à sa souveraineté... Dans le cas contraire, l'État lésé peut très justement intervenir dans les affaires soit intérieures, soit extérieures de la nation qui l'a offensé » (2). Or, c'est une offense de vouloir se mettre au dessus des autres et d'acquérir même inconsciemmment les moyens qui permettraient de réaliser ce désir.

(1) Pillet, op. cit.,

P, 27.

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V. surtout suprà, p. 10 et 14. (2) Op. cit., p. 23. Aussi Engelhard, le Droit d'intervention et la Turquie, extrait de la R. G. D. I. « L'intervention est légitime lorsque, sans résulter d'un engagement exprès, elle a pour but d'assurer le respect d'une loi générale et absolue établie par le consensus gentium, loi dont un congrès est ordinairement l'interprète et l'organe. Pour l'Europe du moins, il s'agit d'un droit international nécessaire, que tout Etat doit observer, lors même qu'il n'a point participé à l'assemblée politique qui en a posé le principe (a) . M. Engelhard qualifie l'intervention de « collaboration étrangère ». (a) Droit int. codifié par Bluntschli, art. 118, (note d'Engelhardt). Cpr Fiore, n. 3, p. 18.

L'intervention du Concert européen se légitime par les memes raisons que l'intervention particulière d'une puissance, et il n'est pas possible d'admettre qu'un État peut se préparer impunément à nuire aux autres, sans que ceux-ci essayent de prévenir ce danger d'une manière quelconque. L'intervention, nous l'avons déjà dit, est une manière de légitime défense et elle ne peut porter atteinte à l'indépendance d'un peuple dans la société internationale, la liberté de chacun n'est entière que dans les limites où elle n'entrave pas la liberté d'autrui (1).

On a trouvé pourtant que l'attitude des grandes puissances violait l'égalité des États: Nous avons répondu ailleurs à cette objection (2) en faisant remarquer qu'il ne fallait pas confondre l'égalité juridique avec l'égalité sociale, qui seule est atteinte par l'action du Concert européen.

Mais à ne considérer que cette action elle-même, elle a eu, d'après nos adversaires, de désastreuses consé quences. Le Concert s'est montré despote envers les faibles, et des vues d'intérêt personnel ont seules dicté ses décisions. Il y a dans cette critique une part de vérité. Lorsque le Concert est intervenu pour localiser des guerres ou les enrayer, il s'est exagéré souvent le danger qui le menaçait; et son intervention a violé le principe de l'égalité et méconnu des droits légitimes. D'autres fois encore, il a fait preuve d'une incapacité notoire pour prévenir les conflits, les résoudre rapidement et dans un sens libéral. Cette impuissance est venue d'une méfiance réciproque des Etats qui composent le Concert européen; ils se jalousent mutuellement et ces rivalités offrent une remarquable garantie aux petites puissances; car ce n'est

(1) Fiore, op. cit., I, § 464.

(2) V. suprà, Introduction, § 3.

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