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moler sa propre fille. Il est obligé, pour la faire venir d'Argos à l'armée, de prendre un prétexte qui la trompe, ainsi que sa mere. Il suppose un projet de mariage entre Achille et Iphigénie. Telle est l'intrigue d'Euripide. On s'attend bien, au moment où cette fourbe est découverte, qu'Achille sera indigné qu'on se soit servi de son nom pour cet odieux stratagême. Mais combien la situation sera-t-elle plus forte s'il est vrai qu'Achille ait été promis à Iphigénie, s'il aime cette jeune princesse, s'il a en même tems, et son injure à venger, et son épouse à sauver! Pour aller jusque-là, il n'y avait qu'un pas à faire : Euripide ne l'a pas fait, et s'il faut tout dire, je m'en étonne, et je crois qu'on peut le lui reprocher; car si les Grecs n'ont point mis d'intrigue d'amour dans leurs tragédies, s'ils ne représentent point des héros amans, l'amour conjugal, l'amour fondé sur des droits légitimes n'est point exclu de leur théâtre, témoin l'Antigone de Sophocle, qui est promise au fils de Créon, comme l'Iphigénie de Racine l'est au fils de Pélée; et l'attachement mutuel d'Hemon et d'Antigone est assez fort pour produire la catastrophe, c'està-dire, la mort du prince qui se tue auprès d'Antigone. Qui empêchait Euripide de mettre Achille dans une situation semblable? Achille peut sans

rien

rien perdre de l'héroïsme qui fait son caractere, aimer la jeune épouse qui lui est promise; et com→ bien alors il sera plus intéressé à la défendre! Cette faute d'Euripide (car c'en est une qui même en amene d'autres) est une nouvelle preuve qui confirme ce que j'ai toujours pensé, que Sophocle avait vu bien plus loin que lui l'art dramatique.

Qu'arrive-t-il? Le prétendu mariage d'Achille n'est qu'une fiction qui s'éclaircit dans la premiere scene du quatrieme acte, et cette scene, de toutes manieres, convient beaucoup plus à la comédie qu'à la tragédie. On en va juger. Achille arrive au quatrieme acte, pour parler, dit-il, au général des Grecs, et savoir les raisons de ses délais. C'est d'abord une faute, d'amener si tard un personnage de cette importance, et sans autre raison qui le fasse tenir au sujet, qu'un simple mouvement de curiosité et d'impatience. Ce n'est pas tout: il n'a jamais vu Clytemnestre, et la premiere personne qui se présente à lui devant la demeure d'Agamemnon, c'est cette reine, qui croit venir au devant de son gendre, et qui l'accueille en conséquence. Achille, qui ne se doute de rien, va de surprise en surprise : étonné de voir une femme l'aborder ainsi, il l'est bien plus lorsqu'elle lui présente la main, cérémonie d'usage la premiere

Cours de littér. Tome V.

C

fois qu'une mere voyait l'époux de sa fille. Il réclame les saintes lois de la pudeur, avec toute la simplicité des mœurs antiques. Clytemnestre est obligée de se nommer, et lui demande pourquoi il se refuse à ce que la coutume permet entre un gendre et une belle - mere. Nouvel étonnement d'Achille, qui ne sait ce qu'on veut lui dire, et qui finit par protester à la reine que jamais il n'a entendu parler de ce mariage, et qu'Agamemnon ne lui en a jamais dit un mot. Clytemnestre est si confuse, qu'elle lui demande la permission de se retirer. Je demande, moi, si ce n'est pas là une scene absolument comique. Toute méprise l'est par elle-même, et qu'est-ce qu'une méprise semblable entre Achille et Clytemnestre? Quel rôle pour un héros, pour une reine! Cette scene se sent encore de l'enfance d'un art qui pourtant était déjà fort avancé, et toutes ces fautes viennent de ce que l'hymen d'Achille et d'Iphigénie n'est qu'une supposition dans le poëte grec, au lieu d'être une réalité, comme dans le poëte français. Aussi quelle différence de l'arrivée d'Achille dans la piece de Racine! Il ne vient pas à l'armée pour savoir des nouvelles. La renommée de ses exploits l'y a devancé : il arrive vainqueur de la Thessalie et de Lesbos; il arrive

pour épouser la fille du roi des rois et renverser

la ville de Priam.

La Thessalie entiere, ou vaincue ou calmée,
Lesbos même conquise en attendant l'armée,
De toute autre valeur éternels monumens,
Ne sont d'Achille oisif que les amusemens.
Les malheurs de Lesbos, par ses mains ravagée,
Épouvantent encor toute la mer Égée.

Troye en a vu la flamme, et jusque dans ses ports Les flots en ont porté les débris et les morts. Voilà comme le héros s'annonce, et comme le poëte fait des vers. Que l'on compare ici Euripide et Racine, et qu'on juge.

Revenons à la piece grecque. Au moment où Clytemnestre veut quitter Achille, Arcas survient, qui leur révele la résolution cruelle d'Agamemnon et le péril d'Iphigénie. Il est clair qu'Achille n'y peut prendre par lui-même aucun intérêt, si ce n'est celui de la pitié que tout autre éprouverait comme lui, et le ressentiment qu'il doit avoir contre ceux qui ont abusé de son nom. Clytemnestre cependant saisit cette occasion de se ménager un appui pour sa fille; elle tombe à ses genoux, et lui dit à peu près les mêmes choses que Racine a écrites en si beaux vers, mais qui ont infiniment plus de force en s'adressant à celui qui devait réellement être l'époux d'Iphigénie, qu'à un prince qui dans le fait se trouve étranger à tout ce

qui se passe. Il lui répond très-noblement, et lui promet son secours. Il fait les mêmes offres à Iphigénie dans l'acte suivant; mais que produit son entretien? Rien, absolument rien: il ne voit pas même Agamemnon; il dit que ses propres soldats sont soulevés contre lui; qu'il a couru risque d'être accablé de pierres. Cependant il amene un petit nombre d'amis, qui sont prêts comme lui à tout risquer pour sauver la princesse. Mais lorsqu'elle témoigne qu'elle est résignée à mourir, et qu'elle sera une victime volontaire, immolée pour la gloire et le salut des Grecs, il se contente d'admirer sa résolution, et d'avouer que ce noble courage lui fait regretter de n'être pas son époux. Seulement il ajoute que dans le cas où elle changerait d'avis, il sera près de l'autel pour la défendre. Est-ce là cette fougue impétueuse qui doit caractériser Achille ? Je sais suivant les mœurs grecques, il ne doit pas faire davantage, et qu'il n'a pas le droit d'empêcher un dévoûment religieux. Mais pourtant c'est Achille; c'est celui qu'Horace veut que l'on représente comme ne reconnaissant de loi que son épée ; et certes, si Euripide en eût fait l'époux d'Iphigénie, il pouvait en faire en même tems l'Achille d'Homere; mais il a laissé cette gloire à Racine : c'est en effet d'après l'Iliade que le poëte français a dessiné cette superbe

que,

l'une des plus imposantes et des plus vives de

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