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concessions que l'attitude des puissances et les hésitations de l'Allemagne méridionale (constatées par l'échec de la mission de Tauffkirchen) imposaient de plus en plus au Gouvernement prussien. Il voulait, en un mot, avoir l'air de subir les négociations plutôt que de les conseiller.

Après une éclipse de cinq jours passés dans ses terres de Pomeranie, il reparaissait à Berlin. Et le lendemain, 26 avril, il assistait chez le prince royal (notre Fritz), à un concert donné à l'occasion du mariage du comte de Flandre, frère du roi des Belges Léopold II, avec la princesse Marie de Hohenzollern-Sigmaringen, cousine du roi Guillaume. Le comte Benedetti se trouvait également à cette fête, où il fut l'objet des prévenances de la cour allemande et du roi Léopold, qui s'efforçait de le tranquilliser sur l'issue du conflit. Mais M. de Bismarck et lui évitèrent de se rapprocher, se contentant de s'observer de loin. En ce moment, tout entretien eût été trop délicat entre ces deux hommes, qui se croyaient tant de griefs réciproques.

Pendant la soirée, lord Loftus put, non sans peine, aborder le roi Guillaume et profiter de la première occasion qui se présenta pour lui parler des désirs de la reine Victoria et de son Gouvernement. Il lui confirma que l'Angleterre désirait une solution pacifique et qu'elle n'accepterait pas une conférence si la Prusse ne consentait, au préalable, à évacuer la forteresse. Le Roi ayant fait observer que ses ministres avaient à tenir compte de l'opinion publique en Allemagne, l'ambassadeur anglais ne craignit pas de répondre qu'il fallait prendre en considération « l'opinion européenne de préférence à l'opinion allemande ». L'ambassadeur de France suivait le colloque du regard; il voyait lord Loftus parler avec une vivacité solennelle et le visage du Roi trahir l'impatience. « J'observais le Roi, écrivait-il; il m'était facile de constater que Sa Majesté n'accueillait pas avec faveur les observations. de l'ambassadeur. Cependant, ajoutait-il, lord Loftus n'en est pas moins convaincu que ses paroles laisseront une salutaire impression >> (1).

(1) G. ROTHAN, p. 347.

Ce fut la Russie, venue à la rescousse, qui enleva la position. Ce n'était pas la dernière fois en ce siècle que la Russie. oubliant et la Pologne et la Crimée, veteris immemor injurie devait empêcher ou tout au moins amortir les coups dont la Prusse nous menaçait.

Si l'insuccès du comte de Tauffkirchen eut un vif retentissement en Allemagne, il ne passa pas inaperçu en Russie. Un grand pays n'est pas toujours maître de se maintenir jusqu'au bout dans la réserve qui serait dans ses goûts. L'attitude des autres exerce sur la sienne une influence inévitable. La résistance de l'Autriche à entrer dans la coalition formée contre la France coalition dont la Prusse aurait eu tout le profit donna à réfléchir au cabinet de Saint-Pétersbourg, et le décida à sortir, en même temps que la chancellerie anglaise, de l'attitude prudente dans laquelle il était resté jusque-là. Alors, sans transition apparente, le prince Gortschakoff rompait le silence qui avait si péniblement affecté le cabinet des Tuileries, et exprimait le 18 avril au baron de Talleyrand, notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, «sa satisfaction de voir le calme et la modération dont faisait preuve l'Empereur des Français. Il donnait à entendre que l'empereur Alexandre s'emploierait volontiers à faciliter au besoin une solution équitable et de nature à offrir à la France les bases acceptables d'accommodement (1). Le 20 avril, il le chargeait d'informer M. de Moustier que l'empereur Alexandre travaillait chaleureusement à la solution pacifique de la question du Luxembourg, et que les nouvelles qu'il recevait étaient favorables » (2).

Le tsar Alexandre était, en effet, intervenu d'une facon décisive en faveur de la paix. Par des démarches personnelles auprès des souverains, par des lettres pressantes adressées au roi de Prusse, son oncle, il parvint à triompher de la résistance de M. de Bismarck. Les ouvertures confidentielles qu'il fit auprès des cours européennes reçurent, même à Berlin, des

(1) Le baron de Talleyrand à M. de Moustier, 18 avril 1867. (2) Le baron de Talleyrand à M. de Moustier, 20 avril.

réponses encourageantes. Bien que, dans le principe, l'empereur de Russie eût été aussi peu disposé que l'Angleterre à s'immiscer dans l'affaire du Luxembourg, il se décida à écrire à la cour de Londres « que le seul moyen capable de préserver l'Europe d'une guerre terrible, était une entente des puissances. Les gouvernements neutres étaient unanimes à reconnaître que le droit de garnison possédé par la Prusse était devenu caduc par le seul fait de la dissolution de la Confédération germanique. Quand les puissances auraient prononcé le jugement de l'Europe, l'opinion publique allemande n'aurait plus qu'à se calmer et à s'y soumettre (1) ».

En conséquence, la Russie proposait une conférence des grandes puissances qui se réunirait à Londres, sur les bases de la neutralité du Luxembourg, et, par suite, de l'évacuation de la forteresse.

Cette intervention de la Russie, due en grande partie aux sollicitations du roi de Hollande et du prince Henri, fut décisive. M. de Bismarck renonça, bien qu'à contre-cœur, à maintenir ses prétentions, et, comme nous l'avons dit plus haut, donna officiellement, le 26 avril, son consentement à l'ouverture de négociations collectives.

Le baron de Talleyrand télégraphia aussitôt à M. de Moustier: « Le prince Gortschakoff vient de recevoir le consentement officiel de la Prusse à l'ouverture d'une négociation collective à Londres, sur la base de la neutralisation du GrandDuché, placé dorénavant sous la garantie de l'Europe (2). »

L'ambassadeur d'Autriche à Berlin voulait décider le comte de Bismarck à accepter formellement l'évacuation de la forteresse comme base des négociations, mais il parvint seulement à obtenir une communication confidentielle disant « que le président du conseil des ministres acceptait le résultat de la médiation; que, toutefois, la concession qu'on lui demandait, et qui consistait dans l'évacuation de la forteresse, ne pouvait

(1) Von SYBEL, op. cit.

(2) Staatsarchiv. N° 2795 et 2798, 26 avril.

être faite qu'au Grand-Duché seul, dans une conférence des grandes puissances, comme une conséquence de la neutralisation du pays garantie par les puissances, et, ajoutait-il, semblable à la garantie qui existe actuellement pour la Belgique. » (A) Il disait de même à l'ambassadeur d'Angleterre, le 26 avril, qu'il ne pouvait d'avance admettre aucune base d'arrangement, ni accepter comme obligatoires les résolutions de la conférence. «Toutefois, faisait-il observer, la Prusse peut céder dans la conférence à la Hollande, et à l'Europe, ce qu'elle ne peut concéder avant d'y entrer. Mais elle ne pouvait d'avance se lier ni céder ce qui était demandé au nom de la France (2). » Voilà donc la récompense de la neutralité plus que bienveillante, neutralité impolitique au plus haut degré, dont la France avait fait preuve pendant la guerre prusso - autrichienne. M. de Bismarck, ayant trouvé l'occasion d'avoir conscience des forces de son pays, ne se contentait pas d'être ingrat; il méditait déjà la guerre de 1870.

La situation restait done toujours inquiétante. Un seul point était acquis, grâce aux bons offices de la Russie : le consentement de la Prusse à soumettre à une conférence des grandes puissances la solution de cette épineuse affaire.

Son pro

6. Les convocations à la Conférence. gramme. Par qui seraient adressées les convocations à la Conférence? Quelles questions seraient soumises à ses délibé rations?

Après l'échange de tant de communications diplomatiques, - et extra-diplomatiques, il fut enfin convenu à la fin du mois d'avril que la conférence serait réunie à Londres, et qu'elle serait composée des plénipotentiaires des puissances signataires du traité du 19 avril 1839, c'est-à-dire de l'Autriche, de la Belgique, de la France, de la Grande-Bretagne, des Pays

(1) P. EYSCHEN, op. cit., p. 13. Staatsarchir. No 2709 et 3150, 28 avril. (2) E. SERVAIS, op. cit. Dépèches de lord Loftus et de lord Stanley à lord Cowley.

Bas et du grand-duché de Luxembourg, de la Prusse et de la Russie.

Ce n'est pas sans une légère discussion que le nombre des membres de la conférence fut ainsi limité. A ce moment, tout le monde demandait à en faire partie. Le Danemark, le Portugal, l'Espagne et l'Italie sollicitaient leur admission. C'étaient les ouvriers de la dernière heure. Ils se présentaient après la tourmente, mais ils auraient été fort satisfaits de prendre place à côté des grandes puissances. S'il y avait un gâteau à partager, peut-être en pourraient-ils recueillir quelques miettes!

L'Italie, principalement, insistait, bien que ses prétentions ne fussent en aucune façon soutenables, au dire même du comte de Bismarck (1). L'Italie n'était, en effet, qu'une expression géographique à l'époque où s'étaient signés les actes de 1839. Ce n'était pas le désir de soutenir les intérêts de la France qui la guidait dans cette demande. Sauf quelques démarches platoniques tentées à Berlin, elle avait fait la morte tant que la France était en péril. Elle se disait l'amie de tout le monde, mais, pour ne pas s'engager, elle se dérobait en invoquant à Berlin les souvenirs de 1859, à Paris ceux de 1866 (2). Elle se retranchait derrière un prétexte si, avec l'aide de la France, elle avait commencé sa délivrance, c'était avec le concours de la Prusse qu'elle l'avait achevée. Il n'était pas douteux d'ailleurs que, malgré des assurances officielles, ses sympathies se reportaient plutôt vers la Prusse. On ne voyait plus en France ni le comte Arese, ni le marquis Pepoli, qui jadis faisaient la navette entre Florence et Paris.

Le Gouvernement italien n'ayant plus d'illusions à entretenir aux Tuileries, n'ayant plus rien à demander, commençait à secouer une tutelle qui lui pesait et s'irritait des reproches d'ingratitude dont il était l'objet. Il n'admettait pas que la reconnaissance pût servir d'argument en politique, et se tenait pour dégagé par la cession de Nice et de la Savoie. L'empereur

(1) Lettre de M. Benedetti à M. de Moustier. (2) G. ROTHAN, p. 368.

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