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Tantôt je crois te voir, de myrte couronné,
Heureux et satisfait, à mes pieds prosterné;

Tantôt, dans les déserts, farouche et solitaire,
Le front couvert de cendre, et le corps sous la haire,
Desséché dans ta fleur, pâle et défiguré,

A l'ombre des autels, dans le cloître ignoré.
C'est donc là qu'Abeilard, que sa fidèle épouse,
Quand la religion, de leur bonheur jalouse,
Brise les nœuds chéris dont ils étaient liés,
Vont vivre indifférens, l'un par l'autre oubliés!
C'est là que,
détestant et pleurant leur victoire,
Ils fouleront aux pieds et l'amour et la gloire!
Ah! plutôt écris-moi; formons d'autres liens:
Partage mes regrets... je gémirai des tiens.
L'écho répétera nos plaintes mutuelles:
L'écho suit les amans malheureux et fidelles.
Le sort, nos ennemis ne peuvent nous ravir
Le plaisir douloureux de pleurer, de gémir;

Nos larmes sont à nous... nous pouvons les répandre. Mais Dieu seul, me dis-tu, Dieu seul y doit prétendre. Cruel! je t'ai perdu, je perds tout avec toi!

Tout m'arrache des pleurs... tu ne vis plus pour moi! C'est pour toi...pour toi seul que couleront mes larmes : Aux pleurs des malheureux Dieu trouve-t-il des charmes?

Ecris-moi, je le veux: ce commerce enchanteur,
Aimable épanchement de l'esprit et du cœur,

Tome XI.

2

Cet art de converser sans se voir, ni s'entendre,
Ce muet entretien, si charmant et si tendre,
L'art d'écrire, Abeilard, fut sans doute inventé
Par l'amante captive et l'amant agité.

Tout vit par la chaleur d'une lettre éloquente:
Le sentiment s'y peint sous les doigts d'une amante;
Son cœur s'y développe; elle peut sans rougir

Y mettre tout le feu d'un amoureux desir.
Hélas! notre union fut légitime et pure;
On nous en fit un crime, et le ciel en murmure!
A ton cœur vertueux quand mon cœur fut lié,
Quand tu m'offris l'amour sous le nom d'amitié,
Tes yeux
brûlaient alors d'une douce lumière;
Mon ame dans ton sein se perdit toute entière:
Je te croyais un Dieu, je te vis sans effroi;
Je cherchais une erreur qui me trompât pour toi.
Ah! qu'il t'en coûtait peu pour charmer Héloïse!
Tu parlais... à ta voix tu me voyais soumise;
Tu me peignais l'Amour bienfaisant, enchanteur...
La persuasion se glissait dans mon cœur:
Hélas! elle y coulait de ta bouche éloquente;
Tes lèvres la portaient sur celle d'une amante.
Je t'aimai... je connus, je suivis le plaisir;
Je n'eus plus de mon Dieu qu'un faible souvenir.
Je t'ai tout immolé, devoir, honneur, sagesse:
J'adorais Abeilard, et, dans ma douce ivresse,
Le reste de la terre était perdu pour moi;
Mon univers, mon Dieu, je trouvais tout en toi.

Tu le sais, quand ton ame,

à la mienne enchaînée,

Me pressait de serrer les nœuds de l'hyménée,
Je t'ai dit: << Cher amant, hélas! qu'exiges-tu?
L'amour n'est point un crime; il est une vertu:
Pourquoi donc l'asservir à des lois tyranniques?
Pourquoi le captiver par des noeuds politiques?
L'amour n'est point esclave, et ce pur sentiment
Dans le cœur des humains naît libre, indépendant.
Unissons nos plaisirs sans unir nos fortunes:
Crois-moi, l'hymen est fait pour des ames communes,
Pour des amans livrés à l'infidélité;

Je trouve dans l'amour mes biens, ma volupté;
Le véritable amour ne craint point le parjure.
Aimons-nous, il suffit, et suivons la nature:
Apprenons l'art d'aimer, de plaire tour à tour;
Ne cherchons en un mot que l'amour dans l'amour.
Que le plus grand des rois, descendu de son trône,
Vienne mettre à mes pieds son sceptre et sa couronne,
que,
m'offrant sa main pour prix de mes attraits,
Son amour fastueux me place sous le dais,

Et

Alors on me verra préférer ce que j'aime

A l'éclat des grandeurs, au monarque, à moi-même.
Abeilard, tu le sais, mon trône est dans ton cœur;
Ton cœur fait tout mon bien, mes titres, ma grandeur:
Méprisant tous ces noms que la fortune invente,
Je porte avec orgueil le nom de ton amante;
S'il en est un plus tendre et plus digne de moi,
S'il peint mieux mon amour, je le prendrai pour toi.

Abeilard, qu'il est doux de s'aimer, de se plaire!
C'est la première loi; le reste est arbitraire.

Quels mortels plus heureux que deux jeunes amans
Réunis leurs goûts et
par
leurs sentimens,

par

Que les Ris et les Jeux, que le penchant rassemble,
Qui pensent à la fois, qui s'expriment ensemble,
Qui confondent la joie au sein de leurs plaisirs,
Qui, jouissant toujours, ont toujours des desirs!
Leurs cœurs, toujours remplis, n'éprouvent point de vide;
La douce illusion à leur bonheur préside. ;
Dans une coupe d'or ils boivent à longs traits
L'oubli de tous les maux et des biens imparfaits:
S'il est des cœurs heureux, ils sont heureux sans doute.
Nous cherchons le bonheur; l'amour en est la route;
L'amour mène au plaisir, l'amour est le vrai bien.
Tel fut, cher Abeilard, et ton sort et le mien. »

Que les tems sont changes! O jour! jour exécrable!
Jour affreux où l'acier, dans une main coupable,
Osa... Quoi! je n'ai point repoussé ses efforts!
Malheureuse Héloïse! ah! que faisais-je alors?
Mon bras, mon désespoir, les larmes d'une amante
Auraient... Rien ne fléchit leur rage frémissante!...
Barbares! arrêtez, respectez mon époux;
Seule j'ai mérité de périr sous vos coups:
Vous punissez l'amour, et l'amour est mon crime.
Oui, j'aime avec fureur; frappez votre victime!
Vous ne m'écoutez pas! le sang coule... Ah, cruels!
Quoi! mes cris, quoi! mes pleurs paraîtront criminels!

Quoi! je ne puis me plaindre en mon malheur funeste! Nos plaisirs sont détruits... ma rougeur dit le reste: Mais quelle est la rigueur du destin qui nous perd! Nous trouvons dans l'abyme un autre abyme ouvert!

O mon cher Abeilard! peins-toi ma destinée :
Rappelle-toi le jour où, de fleurs couronnée,
Où, prête à prononcer un serment solennel,
Ta main me conduisit aux marches de l'autel;
Où, détestant tous deux le sort qui nous opprime,
On vit une victime immoler la victime;
Où, le cœur consumé du feu de mes desirs,

Je jurai de quitter le monde et ses plaisirs :

D'un voile obscur et saint ta main faible et tremblante
A peine avait couvert le front de ton amante;
A peine je baisais ces vêtemens sacrés,
Ces cilices, ces fers à mes mains préparés,
Du temple tout à coup les voûtes retentirent,
Le soleil s'obscurcit, et les lampes pâlirent,
Tant le ciel entendit avec étonnement

Des vœux qui n'étaient plus pour mon fidèle amant;
Tant l'Eternel doutait encor de sa victoire !

Je te quittais... Dieu même avait peine à le croire. Hélas! qu'à juste titre il soupçonnait ma foi!

Je me donnais à lui quand j'étais toute à toi.

Viens donc, cher Abeilard, seul flambeau de ma vie; Que ta présence encor ne me soit point ravie;

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