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C'est le dernier des biens dont je veuille jouir:
Viens; nous pourrons encor connaître le plaisir,
Le chercher dans nos yeux, le trouver dans nos ames.
Je brûle... de l'amour je sens toutes les flammes.
Laisse-moi m'appuyer sur ton sein amoureux,
Me pâmer sur ta bouche, y respirer nos feux :
Quels momens, Abeilard! les sens-tu? quelle joie!
O douce volupté!... plaisirs... où je me noie!
Serre-moi dans tes bras! presse-moi sur ton cœur!
Nous nous trompons tous deux, mais quelle douce erreur!
Je ne me souviens plus de ton destin funeste:
Couvre-moi de baisers... je rêverai le reste.

Que dis-je? Cher amant, non, non, ne m'en crois pas;
Il est d'autres plaisirs, montre-m'en les appas:
Viens, mais pour me traîner aux pieds du sanctuaire,
Pour m'apprendre à gémir sous un joug salutaire,
A te préférer Dieu, son amour et sa loi,
Si je puis cependant les préférer à toi;
Viens, et pense du moins que ce troupeau timide
De vestales, d'enfans a besoin qu'on le guide.
Ces filles du Seigneur, instruites par ta voix,
Baissant un front docile, et s'imposant tes loix,
Marcheront sur tes pas dans ce climat sauvage.
De ces remparts sacrés l'enceinte est ton ouvrage;
Et tu nous fis trouver sur des rochers affreux
Des campagnes d'Eden l'attrait délicieux.
Retraite des vertus, séjour simple et champêtre,
Sans faste, sans éclat, tel enfin qu'il doit être,

Les biens de l'orphelin ne l'ont point enrichi,
De l'or du fanatique il n'est point embelli;
La piété l'habite, et voilà sa richesse.
Dans l'enclos ténébreux de cette forteresse,
Sous ces dômes obscurs, à l'ombre de ces tours
Que ne peut pénétrer l'éclat des plus beaux jours,
Mon amant autrefois répandait la lumière:
Le soleil brillait moins au haut de sa carrière:
Les rayons de sa gloire éclairaient tous les yeux.
Maintenant, qu'Abeilard ne vit plus dans ces lieux,
La nuit les a couverts de ses voiles funèbres;
La tristesse nous suit dans l'horreur des ténèbres:
On demande Abeilard, et je vois tous les cœurs,
Privés de mon amant, partager mes douleurs.

Des larmes de ses sœurs Héloïse attendrie,
De voler dans leurs bras te conjure et te prie...
Ah! charité trompeuse! ingénieux détour!
Ai-je d'autre vertu que celle de l'amour?
Viens, n'écoute que moi, moi seule je t'appelle;
Abeilard, sois sensible à ma douleur mortelle.
Toi, dans qui je trouvais père, époux, frère, ami,
Toi, de tous les amans l'amant le plus chéri,
Ne vois-tu plus en moi ton épouse charmante,
Ta fille, ton amie, et surtout ton amante?
Viens; ces arbres touffus, ces pins audacieux
Dont la cime s'élève et se perd dans les cieux;

Ces ruisseaux argentés fuyant dans la prairie;
L'abeille sur les fleurs cherchant son ambroisie;
Le zéphyr qui se joue au fond de nos bosquets;
Ces cavernes, ces lacs et ces sombres forêts,
Ce spectacle riant, offert par la nature,
N'adoucit plus l'horreur du tourment que j'endure:
L'ennui, le sombre ennui, triste enfant du dégoût,
Dans ces lieux enchantés se traîne et corrompt tout;
Il sèche la verdure, et la fleur pâlissante

Se courbe et se flétrit sur sa tige mourante:
Zéphir n'a plus de souffle, Echo n'a plus de voix,
Et l'oiseau ne fait plus que gémir dans nos bois.

Hélas! tels sont les lieux où, captive, enchaînée,
Je traîne dans les pleurs ma vie infortunée!
Cependant, Abeilard, dans cet affreux séjour
Mon cœur s'enivre encor des poisons de l'amour:
Je n'y dois mes vertus qu'à ta funeste absence,
Et j'ai maudit cent fois ma pénible innocence.
Moi dompter mon amour quand j'aime avec fureur!
Ah! ce cruel effort est-il fait pour mon cœur?
Avant que le repos puisse entrer dans mon ame,
Avant que ma raison puisse étouffer ma flamme,
Combien faut-il encore aimer, se repentir,
Desirer, espérer, désespérer, sentir,

Embrasser, repousser, m'arracher à moi-même,
Faire tout, excepté d'oublier ce que j'aime!

O funeste ascendant! ô joug impérieux!

Quels sont donc mes devoirs, et qui suis-je en ces lieux?
Perfide! de quel nom veux-tu que l'on te nomme?
Toi, l'épouse d'un dieu, tu brûles pour un homme!
Dieu cruel! prends pitié du trouble où tu me vois,
A mes sens mutinés daigne imposer tes lois:
Tu tiras du chaos le monde et la lumière;

Hé bien! il faut t'armer de ta puissance entière:
Il ne faut plus créer... il faut plus en ce jour;
Il faut dans Héloïse anéantir l'amour.

Le pourras-tu, grand Dieu? Mon désespoir, mes larmes
Contre un cher ennemi te demandent des armes,
Et cependant, livrée à de contraires vœux,

Je crains plus tes bienfaits que l'excès de mes feux.

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Chères sœurs, de mes fers compagnes innocentes,
Sous ces portiques saints colombes gémissantes,
Vous qui ne connaissez que ces froides vertus
Que la religion donne... et que je n'ai plus;
Vous qui, dans les langueurs d'un esprit monastique,
Ignorez de l'Amour l'empire tyrannique;

Vous enfin qui, n'ayant que Dieu seul pour amant,
Aimez par habitude, et non par sentiment,

Que vos cœurs sont heureux puisqu'ils sont insensibles!
Tous vos jours sont sereins, toutes vos nuits paisibles;
Le cri des passions n'en trouble point le cours.
Ah! qu'Héloïse envie et vos nuits et vos jours!
Héloïse aime et brûle au lever de l'aurore;
Au coucher du soleil elle aime et brûle encore;

Dans la fraîcheur des nuits elle brûle toujours;
Elle dort pour rêver dans le sein des amours.
A peine le sommeil a fermé mes paupières,
L'Amour, me caressant de ses aîles légères,
Me rappelle ces nuits chères à mes desirs,
Douces nuits qu'au sommeil disputaient les plaisirs!
Abeilard, mon vainqueur, vient s'offrir à ma vue;
Je l'entends... je le vois... et mon ame est émue.
Les sources du plaisir se r'ouvrent dans mon cœur;
Je l'embrasse... il se livre à ma plus tendre ardeur;
La douce illusion se glisse dans mes veines:
Mais que je jouis peu de ces images vaines!
Sur ces objets flatteurs offerts par le sommeil
La raison vient tirer le rideau du réveil.
Ah! tu n'éprouves plus ces secousses cruelles,
Abeilard; tu n'as plus de flammes criminelles:
Dans le funeste état où t'a réduit le sort

Ta vie est un long calme, image de la mort;

Ton sang, pareil aux eaux du lac et des fontaines,
Sans trouble et sans chaleur circule dans tes veines;
Ton cœur glacé n'est plus le trône de l'amour;
Ton œil appesanti s'ouvre avec peine au jour;

On n'y voit point briller le feu qui me dévore:
Tes regards sont plus doux qu'un rayon de l'aurore.
Viens donc, cher Abeilard! que crains-tu près de moi?
Le flambeau de Vénus ne brûle plus pour toi:
Désormais insensible aux plus douces caresses,
T'est-il encor permis de craindre des faiblesses?

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