Images de page
PDF
ePub

Mon cœur, loin d'étouffer ces cruels souvenirs,
Semble former encor de criminels desirs.
Trop coupable Abeilard! trop sensible Héloïse!
Amans infortunés!.... quelle fut ta surprise
Quand ton œil reconnut ces traits baignés de pleurs
Où ma tremblante main a tracé mes malheurs?
Le ciel m'a-t-il chargé d'empoisonner ta vie?
La paix te restait seule, et je te l'ai ravie!
Pardonne... que veux-tu, comme toi je languis;
Laisse-moi dans ton sein répandre mes ennuis,
Me plonger dans l'amour, m'y concentrer sans cesse,
Et pour l'accroître encor parler de ma faiblesse...

Au plus cruel regret condamné pour toujours,
Quand je vis loin de toi s'envoler nos beaux jours,
J'ai cru que la sagesse, et surtout que la grace
Pouvaient de mon esprit en effacer la trace.
Pour vaincre mon amour j'osai m'ensevelir;
Contre lui par des vœux je croyais m'aguerrir:
Vaine précaution; contre sa folle ivresse
Que peuvent la raison, la grâce, la sagesse?...
Mais que dis-je, Héloïse, et que dois-je penser?
Entre le ciel et moi pourrais-tu balancer?
Le ciel triomphe-t-il de mon humeur jalouse?
Voudrait-il me ravir le cœur de mon épouse?
Héloïse, peux-tu rougir de tes transports?
Ta passion n'a point consumé tes remords:

Tes remords! qu'ai-je dit! est-ce à toi d'en connaître?
A la voix de l'amour ils doivent disparaître;

Qu'ils ne flétrissent point tes innocens attraits:
Mets-tu donc ta faiblesse au nombre des forfaits?
Va, notre Dieu n'est point un tyran formidable.
Un feu qu'il alluma peut-il être coupable?
Pourrait-il s'offenser d'un impuissant desir,
Lui dont le souffle pur enfanta le plaisir?
Ce doux frémissement, ce trouble, cette ivresse,
Que l'amant fait passer au sein de sa maîtresse,
Est un tribut tacite, un hommage enchanteur
Que l'homme anéanti rend à son créateur...
A de vains préjugés cesse d'être soumise:
Qu'Abeilard soit ton Dieu; le mien est Héloïse.

Oui, fidelle moitié d'un malheureux amant,
Je t'aime, et mon amour s'accroît par ton tourment;
Malgré le ciel et moi je brûle au fond de l'ame;
Dans un corps tout glacé je porte un cœur de flamme;
Et je rassemble en moi, par un contraste affreux,
La vie et le néant, la froideur et les feux.
Est-ce là ce mortel dont l'ardeur dévorante
Se rallumait sans cesse aux feux de son amante,
Et qui, plein d'un amour accru par les desirs,
Sut t'en prouver l'excès par l'excès des plaisirs?
Jeme meurs.... C'est en vain que, bornant sa vengeance,
Le ciel me fait jouir d'un reste d'existence;
Ménagemens cruels autant que superflus!
J'existe pour sentir que je n'existe plus!

O mort! m'as-tu frappé sans pouvoir me détruire?
L'homme est anéanti dans l'homme qui respire!

Et de l'humanité ce qui survit en moi

Fait rougir la nature, et la remplit d'effroi!
Devrais-je faire, hélas! un aveu qui t'offense?
Que veux-tu, je t'adore, et n'ai plus d'espérance.
Ah! pardonne aux transports d'un malheureux époux
Qui faisait de t'aimer son bonheur le plus doux!...

Pour te rendre à ton Dieu je te rends à toi-même;
La paix renaît bientôt quand c'est lui que l'on aime.
C'est du ciel désormais qu'il faut t'entretenir,
Et du fond de ton cœur c'est moi qu'il faut bannir.
Peux-tu m'aimer encor! C'est moi de qui l'adresse
Par l'attrait des faux biens égara ta jeunesse;
Séduite par moi seul, par mes discours trompeurs,
Tes lèvres ont touché la coupe des pécheurs.

Ne

pense plus à moi; je te donne l'exemple:
Dieu sera ton soutien, il t'appelle à son temple;
Et mon fatal amour qui blesse sa grandeur
Sans cesse me punit, et te sert de vengeur...

Ce calme prétendu dont je t'offre l'image
N'est dans mon cœur brûlant qu'un éternel orage.
Peins-toi le désespoir de ce cœur furieux:
Mes desirs font encor étinceler mes yeux.
Le fer qui m'a laissé cette triste ressource
De la nature en moi n'a pu tarir la source.
Plein de tes traits, de toi, de tes feux immortels,
Je retrouve Héloïse aux pieds de nos autels.

En vain ton Dieu, le mien, que je ne puis comprendre,
A la voix d'un ministre est forcé d'y descendre;
Je n'adresse qu'à toi mes vœux et mon encens;
Je n'adresse qu'à toi mes douloureux accens.
O d'une ame captive impérieux murmure!
Dieu lui-même se tait où parle la nature!
Arbitre souverain de mon funeste sort,

A l'excès du malheur pardonne ce transport.
Les morts dans le tombeau t'offrent-ils leur hommage?
Rien ne vit plus en moi que ma honte et ma rage:
Sans cesse déchiré par de cruels combats,

L'univers est pour moi comme n'existant pas...
Frappe, achève, ou signale aujourd'hui ta puissance;
Venge-toi, mais en Dieu, d'un mortel qui t'offense.
Toi dont la voix forma tous ces êtres divers,
Et du sein du chaos appela l'univers,
Accorde à mes soupirs la grâce que j'implore:
Qui m'a déjà créé peut bien le faire encore:
Brise ces fers honteux dont mes sens sont liés;
Rends-moi mes droits, la vie, et je tombe à tes pieds...
Héloïse, ah! plutôt, dans mon ardeur nouvelle,
J'irais tomber aux tiens, et te serais fidelle:
Que la mort à jamais puisse me consumer
Si pour revivre il faut renoncer à t'aimer!

Ainsi, toujours en proie à ce trouble funeste,
Je vois s'évanouir des jours que je déteste!

Séparé des humains dans ces sombres réduits,
Je dévore en secret mes pleurs et mes ennuis.
Tels des feux resserrés au centre de la terre

Dans ces abymes sourds font gronder leur tonnerre,
Se détruisent enfin par leurs propres ardeurs,
Et s'exhalent dans l'air en stériles vapeurs.

Tout ce qui s'offre à moi me confond, m'importune,
Semble me reprocher ma cruelle infortune:
Je n'ai que la douleur de régner dans ces lieux,*
Où je sers de ministre à la rigueur des cieux.
J'appesantis le joug de mes jeunes victimes;
Mon triste désespoir les punit de mes crimes :
A de sévères lois j'aime à les asservir;

Vengé par leurs tourmens, je vois avec plaisir
Sur leurs fronts abattus, dans leurs regards avides,
La pâle austérité graver ses traits livides;
Et, de ces malheureux sans cesse environné,
Je me trouve plus calme et moins infortuné.
Héloïse, à quel point le désespoir m'égare!
Qui l'eût pensé qu'un jour je deviendrais barbare?...
J'en atteste l'amour, si je vivais pour toi
Mes sermens et mes vœux ne seraient rien pour
Quels sont donc les liens d'un devoir si farouche?
Ah! vaut-il un baiser imprimé sur ta bouche?
Quand je vis de mes jours s'éteindre le flambeau
Ton dieu fut mon asile aux portes du tombeau.

moi.

(*) Les moines de l'abbaye de Ruys élurent Abeilard pour leur supérieur.

Tome XI.

4

« PrécédentContinuer »