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nouvellement rétablis, et qui craignoient tout, voulurent se concilier les Génois, en leur accordant la liberté de trafiquer sans payer de droits'; et les Vénitiens, qui n'acceptèrent point de paix, mais quelques trêves, et qu'on ne voulut pas irriter, n'en payèrent pas non plus.

Quoique avant la prise de Constantinople Manuel Comnène eût laissé tomber la marine, cependant, comme le commerce subsistoit encore, on pouvoit facilement la rétablir; mais quand dans le nouvel empire on l'eut abandonnée, le mal fut sans remède, parce que l'impuissance augmenta toujours.

Cet État, qui dominoit sur plusieurs îles, qui étoit partagé par la mer, et qui en étoit environné en tant d'endroits, n'avoit point de vaisseaux pour y naviguer. Les provinces n'eurent plus de communication entre elles; on obligea les peuples de se réfugier plus avant dans les terres, pour éviter les pirates; et quand ils l'eurent fait, on leur ordonna de se retirer dans les forteresses, pour se sauver des Turcs2.

Les Turcs faisoient pour lors aux Grecs une guerre singulière : ils alloient proprement à la chasse des hommes; ils traversoient quelquefois deux cents lieues de pays pour faire leurs ravages. Comme ils étoient divisés sous plusieurs sultans, on ne pouvoit pas, par des présens, faire la paix avec tous, et il étoit inutile de la faire avec quelques-uns3. Ils s'étoient faits mahométans; et le zèle pour leur religion les engageoit merveilleusement à ravager les terres des chrétiens. D'ailleurs, comme c'étoient les peuples les plus laids de la terre, leurs femmes étoient affreuses comme eux'; et dès qu'ils eureut vu des Grecques, ils n'en purent souffrir d'autres 3. Cela les porta à des enlèvemens continuels. Enfin, ils avoient été de tout temps adonnés aux brigandages; et c'étoient ces mêmes Huns qui avoient autrefois causé tant de maux à l'em pire romain.

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2. Pachymère, liv. VII.

1. Cantacuzène, liv. IV. 3. Cantacuzène, liv. III, chap. xcvI; et Pachymère, liv. XI, chap. IX. 4. Cela donna lieu à cette tradition du nord, rapportée par le Goth Jornandès, que Philimer, roi des Goths, entrant dans les terres gétiques, y ayant trouvé des femmes sorcières, il les chassa loin de son armée; qu'elles errèrent dans les déserts, où des démons incubes s'accouplèrent avec elles, d'où vint la nation des Huns. « Genus ferocissimum, quod « fuit primum inter paludes, minutum, tetrum, atque exile, nec alia voce << notum, nisi quæ humani sermonis imaginem assignabat. »

5. Michel Ducas, Histoire de Jean Manuel, Jean et Constantin, chap. IX. Constantin Porphyrogénète, au commencement de son Extrait des ambassades, avertit que, quand les barbares viennent à Constantinople, les Romains doivent bien se garder de leur montrer la grandeur de leurs richesses ni la beauté de leurs femmes.

Les Turcs, inondant tout ce qui restoit à l'empire grec en Asie, les habitans qui purent leur échapper fuirent devant eux jusqu'au Bosphore; et ceux qui trouvèrent des vaisseaux se réfugièrent dans la partie de l'empire qui étoit en Europe : ce qui augmenta considérablement le nombre de ses habitans. Mais il diminua bientôt. Il y eut des guerres civiles si furieuses que les deux factions appelèrent divers sultans turcs, sous cette condition1, aussi extravagante que barbare, que tous les habitans qu'ils prendroient dans les pays du parti contraire seroient menés en esclavage, et chacun, dans la vue de ruiner ses ennemis, concourut à détruire la nation. Bajazet ayant soumis tous les autres sultans, les Turcs auroient fait pour lors ce qu'ils firent depuis sous Mahomet II, s'ils n'avoient pas été eux-mêmes sur le point d'être exterminés par les Tartares.

Je n'ai pas le courage de parler des misères qui suivirent; je dirai seulement que, sous les derniers empereurs l'empire, réduit aux faubourgs de Constantinople, finit comme le Rhin, qui n'est plus qu'un ruisseau lorsqu'il se perd dans l'Océan.

1. Voy. l'Histoire des empereurs Jean Paléologue et Jean Cantacuzène, écrite par Cantacuzène.

FIN DE LA GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS.

SUR LA POLITIQUE DES ROMAINS

DANS LA RELIGION'.

Ce ne fut ni la crainte, ni la piété, qui établit la religion chez les Romains, mais la nécessité où sont toutes les sociétés d'en avoir une. Les premiers rois ne furent pas moins attentifs à régler le culte et les cérémonies qu'à donner des lois et bâtir des murailles.

Je trouve cette différence entre les législateurs romains et ceux des autres peuples, que les premiers firent la religion pour l'État, et les autres l'État pour la religion. Romulus, Tatius et Numa, asservirent les dieux à la politique : le culte et les cérémonies qu'ils instituèrent furent trouvés si sages, que, lorsque les rois furent chassés, le joug de la religion fut le seul dont ce peuple, dans sa fureur pour la liberté, n'osa s'affranchir.

Quand les législateurs romains établirent la religion, ils ne pensèrent point à la réformation des mœurs, ni à donner des principes de morale; ils ne voulurent point gêner des gens qu'ils ne connoissoient pas encore. Ils n'eurent donc d'abord qu'une vue générale, qui étoit d'inspirer à un peuple qui ne craignoit rien, la crainte des dieux, et de se servir de cette crainte pour le conduire à leur fantaisie.

Les successeurs de Numa n'osèrent point faire ce que ce prince n'avoit point fait le peuple, qui avoit beaucoup perdu de sa férocité et de sa rudesse, étoit devenu capable d'une plus grande discipline. Il eût été facile d'ajouter aux cérémonies de la religion des principes et des règles de morale, dont elle manquoit; mais les législateurs des Romains étoient trop clairvoyans pour ne point connoître combien une pareille réformation eût été dangereuse : c'eût été convenir que la religion étoit défectueuse, c'étoit lui donner des âges, et affoiblir son autorité en voulant l'établir. La sagesse des Ro mains leur fit prendre un meilleur parti en établissant de nouvelles lois. Les institutions humaines peuvent bien changer, mais les divines doivent être immuables comme les dieux mêmes.

Ainsi le sénat de Rome, ayant chargé le préteur Petilius' d'examiner les écrits du roi Numa, qui avoient été trouvés dans un coffre

4. Lue à l'Académie de Bordeaux le 18 juin 1716. (ÉD.)

2. Tite Live, liv. XL, chap. xxix.

POLITIQUE DES ROMAINS DANS LA RELIGION. 117

de pierre quatre cents ans après la mort de ce roi, résolut de les faire brûler, sur le rapport que lui fit ce préteur, que les cérémonies qui étoient ordonnées dans ces écrits différoient beaucoup de celles qui se pratiquoient alors; ce qui pouvoit jeter des scrupules dans l'esprit des simples, et leur faire voir que le culte prescrit n'étoit pas le même que celui qui avoit été institué par les premiers législateurs, et inspiré par la nymphe Égérie.

On portoit la prudence plus loin on ne pouvoit lire les livres sibyllins sans la permission du sénat, qui ne la donnoit même que dans les grandes occasions, et lorsqu'il s'agissoit de consoler les peuples. Toutes les interprétations étoient défendues; ces livres même étoient toujours renfermés; et, par une précaution si sage, on ôtoit les armes des mains des fanatiques et des séditieux.

Les devins ne pouvoient rien prononcer sur les affaires publiques sans la permission des magistrats; leur art étoit absolument subordonné à la volonté du sénat; et cela avoit été ainsi ordonné par les livres des pontifes, dont Cicéron nous a conservé quelques fragmens'.

Polybe met la superstition au rang des avantages que le peuple romain avoit par-dessus les autres peuples: ce qui paroît ridicule aux sages est nécessaire pour les sots; et ce peuple, qui se met si facilement en colère, a besoin d'être arrêté par une puissance invisible.

Les augures et les aruspices étoient proprement les grotesques du paganisme; mais on ne les trouvera point ridicules, si on fait réflexion que, dans une religion toute populaire comme celle-là, rien ne paroissoit extravagant; la crédulité du peuple réparoit tout chez les Romains: plus une chose étoit contraire à la raison humaine, plus elle leur paroissoit divine. Une vérité simple ne les auroit pas vivement touchés: il leur falloit des sujets d'admiration, il leur falloit des signes de la divinité; et ils ne les trouvoient que dans le merveilleux et le ridicule.

C'étoit, à la vérité, une chose très-extravagante de faire dépendre le salut de la république de l'appétit sacré d'un poulet, et de la disposition des entrailles des victimes; mais ceux qui introduisirent ces cérémonies en connoissoient bien le fort et le foible, et ce ne fut que par de bonnes raisons qu'ils péchèrent contre la raison même. Si ce culte avoit été plus raisonnable, les gens d'esprit en auroient été la dupe aussi bien que le peuple, et par là on auroit

1. De leg., lib. II: « Bella disceptanto: prodigia, portenta, ad Etrus«cos et aruspices, si senatus jusserit, deferunto. » Et dans un autre endroit (ibid.): a Sacerdotum duo genera sunto: unum, quod præsit cære« moniis et sacris; alterum, quod interpretetur fatidicorum et vatum < effata incognita, cum senatus populusque adsciverit. »

perdu tout l'avantage qu'on en pouvoit attendre: il falloit donc des cérémonies qui pussent entretenir la superstition des uns, et entrer dans la politique des autres; c'est ce qui se trouvoit dans les divinations. On y mettoit les arrêts du ciel dans la bouche des principaux sénateurs, gens éclairés, et qui connoissoient également le ridicule et l'utilité des divinations.

Cicéron dit que Fabius, étant augure, tenoit pour règle que ce qui étoit avantageux à la république se faisoit toujours sous de bons auspices. Il pense, comme Marcellus', que, quoique la crédulité populaire eût établi au commencement les augures, on en avoit retenu l'usage pour l'utilité de la république; et il met cette différence entre les Romains et les étrangers, que ceux-ci s'en servoient indifféremment dans toutes les occasions, et ceux-là seulement dans les affaires qui regardoient l'intérêt public. Cicéron nous apprend que la foudre tombée du côté gauche étoit d'un bon augure, excepté dans les assemblées du peuple, « præterquam ad comitia. » Les règles de l'art cessoient dans cette occasion : les magistrats y jugeoient à leur fantaisie de la bonté des auspices, et ces auspices étoient une bride avec laquelle ils menoient le peuple. Cicéron ajoute « Hoc institutum reipublicæ causa est, ut comitiorum, vel «< in jure legum, vel in indiciis populi, vel in creandis magistra<< tibus, principes civitatis essent interpretes. » Il avoit dit auparavant qu'on lisoit dans les livres sacrés : « Jove tonante et fulgu«rante, comitia populi habere nefas esse. » Cela avoit été introduit, dit-il, pour fournir aux magistrats un prétexte de rompre les assemblées du peuple'. Au reste, il étoit indifférent que la victime qu'on immoloit se trouvât de bon ou de mauvais augure car, lorsqu'on n'étoit pas content de la première, on en immoloit une seconde, une troisième, une quatrième, qu'on appeloit « hostiæ « succedaneæ. » Paul Emile, voulant sacrifier, fut obligé d'immoler vingt victimes les dieux ne furent apaisés qu'à la dernière, dans laquelle on trouva des signes qui promettoient la victoire. C'est pour cela qu'on avoit coutume de dire que, dans les sacrifices, les dernières victimes valoient toujours mieux que les premières. César ne fut pas si patient que Paul Emile : ayant égorgé plusieurs victimes, dit Suétone, sans en trouver de favorables, il quitta les autels avec mépris, et entra dans le sénat.

1. Optimis auspiciis ea geri quæ pro reipublicæ salute gererentur, « quæ contra rempublicam fierint, contra auspicia fieri. » (De senectute, chap. IV.)

2. De divinatione, liv. II, chap. xxxv. — 3. Ibid., liv. II.

4. Hoc reipublicæ causa constitutum; comitiorum enim non haben<dorum causas esse voluerunt. » (Ibid.)

5. « Pluribus hostiis cæsis, cum litare non posset, introiit curiam, «spreta religione. In Jul Cæs., chap. LXXXI.

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