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sein d'un peuple si fier, si orgueilleux, si sûr de commander aux autres, ne pouvoient guère penser à s'avilir jusqu'à cesser d'être Romains.

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Comme leurs armées n'étoient pas nombreuses, il étoit aisé de pourvoir à leur subsistance; le chef pouvoit mieux les connoître. et voyoit plus aisément les fautes et les violations de la discipline. La force de leurs exercices, les chemins admirables qu'ils avoient construits, les mettoient en état de faire des marches longues et rapides 1. Leur présence inopinée glaçoit les esprits : ils se montroient surtout après un mauvais succès, dans le temps que leurs ennemis étoient dans cette négligence que donne la victoire.

Dans nos combats d'aujourd'hui un particulier n'a guère de confiance qu'en la multitude; mais chaque Romain, plus robuste et plus aguerri que son ennemi, comptoit toujours sur lui-même : il avoit naturellement du courage, c'est-à-dire de cette vertu qui est le sentiment de ses propres forces.

Leurs troupes étant toujours les mieux disciplinées, il étoit difficile que dans le combat le plus malheureux ils ne se ralliassent quelque part, ou que le désordre ne se mît quelque part chez les ennemis. Aussi les voit-on continuellement dans les histoires, quoique surmontés dans le commencement par le nombre ou par l'ardeur des ennemis, arracher enfin la victoire de leurs mains.

Leur principale attention étoit d'examiner en quoi leur ennemi pouvoit avoir de la supériorité sur eux, et d'abord ils y mettoient ordre. Ils s'accoutumèrent à voir le sang et les blessures dans les spectacles des gladiateurs, qu'ils prirent des Étrusques2.

Les éres tranchantes des Gaulois, les éléphans de Pyrrhus, ne les si prirent qu'une fois. Ils suppléèrent à la foiblesse de leur cavaleri, d'abord en ôtant les brides des chevaux pour que l'impétuosité n'en pût être arrêtée, ensuite en y mêlant des vélites 5. Quand ils eurent connu l'épée espagnole, ils quittèrent la leur 6.

4. Voy. surtout la défaite d'Asdrubal, et leur diligence contre Viriatus. 2. Fragment de Nicolas de Damas, liv. X, tiré d'Athénée, liv. IV, chap. XIII. Avant que les soldats partissent pour l'armée, on leur donnoit un combat de gladiateurs. (Jules Capitolin, Vie de Maxime et de Balbin.) 3. Les Romains présentoient leurs javelots, qui recevoient les coups des épées gauloises, et les émoussoient.

4. Elle fut encore meilleure que celle des petits peuples d'Italie. On la formoit des principaux citoyens, à qui le public entretenoit un cheval. Quand elle mettoit pied à terre, il n'y avoit point d'infanterie plus redoutable, et très-souvent elle déterminoit la victoire.

5. C'étoient de jeunes hommes légèrement armés, et les plus agiles de la légion, qui au moindre signal sautoient sur la croupe des chevaux, ou combattoient à pied (Valère-Maxime, liv. II, chap. 1, § 3; Tite Live, liv. XXVI, chap. IV.)

6. Fragment de Polybe, rapporté par Suidas au mot Maxxipa.

Ils éludèrent la science des pilotes par l'invention d'une machine que Polybe nous a décrite. Enfin, comme dit Josèphe ', la guerre étoit pour eux une méditation, la paix un exercice.

Si quelque nation tint de la nature ou de son institution quelque avantage particulier, ils en firent d'abord usage: ils n'oublièrent rien pour avoir des chevaux numides, des archers crétois, des frondeurs baléares, des vaisseaux rhodiens.

Enfin jamais nation ne prépara la guerre avec tant de prudence, et ne la fit avec tant d'audace.

CHAP. III..

Comment les Romains purent s'agrandir.

Comme les peuples de l'Europe ont dans ces temps-ci à peu près les mêmes arts, les mêmes armes, la même discipline, et la même manière de faire la guerre, la prodigieuse fortune des Romains nous paroît inconcevable. D'ailleurs il y a aujourd'hui une telle disproportion dans la puissance, qu'il n'est pas possible qu'un petit Etat sorte par ses propres forces de l'abaissement où la Providence l'a mis.

Ceci demande qu'on y réfléchisse, sans quoi nous verrions des événemens sans les comprendre; et, ne sentant pas bien la différence des situations, nous croirions, en lisant l'histoire ancienne, voir d'autres hommes que nous.

Une expérience continuelle a pu faire connoître en Europe qu'un prince qui a un million de sujets ne peut, sans se détruire luimême, entretenir plus de dix mille hommes de troupes : il n'y a donc que les grandes nations qui aient des armées.

Il n'en étoit pas de même dans les anciennes républiques; car cette proportion des soldats au reste du peuple, qui est aujourd'hui comme d'un à cent, y pouvoit être aisément comme d'un à huit.

Les fondateurs des anciennes républiques avoient également partagé les terres : cela seul faisoit un peuple puissant, c'est-à-dire une société bien réglée; cela faisoit aussi une bonne armée, chacun ayant un égal intérêt, et très-grand, à défendre sa patrie.

Quand les lois n'étoient plus rigidement observées, les choses revenoient au point où elles sont à présent parmi nous l'avarice de quelques particuliers, et la prodigalité des autres, faisoient passer les fonds de terre dans peu de mains, et d'abord les arts s'introduisoient pour les besoins mutuels des riches et des pauvres. Cela faisoit qu'il n'y avoit presque plus de citoyens ni de soldats; car les fonds de terre, destinés auparavant à l'entretien de ces derniers, étoient employés à celui des esclaves et des arti

4. De bello Judaico, liv. III, chap. vi.

sans, instrumens du luxe des nouveaux possesseurs : sans quoi l'Etat, qui malgré son déréglement doit subsister, auroit péri. Avant la corruption, les revenus primitifs de l'État étoient partagés entre les soldats, c'est-à-dire les laboureurs : lorsque la république étoit corrompue, ils passoient d'abord à des hommes riches qui les rendoient aux esclaves et aux artisans, d'où on en retiroit, par le moyen des tributs, une partie pour l'entretien des soldats. Or ces sortes de gens n'étoient guère propres à la guerre : ils étoient lâches, et déjà corrompus par le luxe des villes, et souvent par leur art même; outre que, comme ils n'avoient point proprement de patrie, et qu'ils jouissoient de leur industrie partout, ils avoient peu à perdre ou à conserver.

Dans un dénombrement de Rome fait quelque temps après l'expulsion des rois', et dans celui que Démétrius de Phalère fit à Athènes 2, il se trouva à peu près le même nombre d'habitans : Rome en avoit quatre cent quarante mille, Athènes quatre cent trente et un mille. Mais ce dénombrement de Rome tombe dans un temps où elle étoit dans la force de son institution, et celui d'Athènes dans un temps où elle étoit entièrement corrompue. On trouva que le nombre des citoyens pubères faisoit à Rome le quart de ses habitans, et qu'il faisoit à Athènes un peu moins du ving. tième : la puissance de Rome étoit donc à celle d'Athènes, dans ces divers temps, à peu près comme un quart est à un vingtième, c'est-à-dire qu'elle étoit cinq fois plus grande.

Les rois Agis et Cléomènes voyant qu'au lieu de neuf mille citoyens qui étoient à Sparte du temps de Lycurgue3, il n'y en avoit plus que sept cents, dont à peine cent possédoient des terres, et que tout le reste n'étoit qu'une populace sans courage, ils entreprirent de rétablir des lois à cet égard 5; et Lacédémone reprit sa première puissance, et redevint formidable à tous les Grecs.

Ce fut le partage égal des terres qui rendit Rome capable de sortir d'abord de son abaissement, et cela se sentit bien quand elle fut corrompue.

Elle étoit une petite république, lorsque, les Latins ayant refusé le secours de troupes qu'ils étoient obligés de donner, on leva surle-champ dix légions dans la ville 6. « A peine à présent, dit Tite

4. C'est le dénombrement dont parle Denys d'Halicarnasse dans le liv. IX, art. 25, et qui me paroît être le même que celui qu'il rapporte à la fin de son VIe livre, qui fut fait seize ans après l'expulsion des rois. 2. Ctésiclès, dans Athénée, liv. VI, chap. x.

3. C'étoient des citoyens de la ville appelés proprement Spartiates. Ly curgue fit pour eux neuf mille parts; il en donna trente mille aux autres habitans. Voy. Plutarque, Vie de Lycurgue.

4. Voy. Plutarque, Vie d'Agis et de Cléomènes. —5. Ibid.

6. Tite Live, Ire décade, liv. VII, chap. xxiv. Ce fut quelque temps

Live, Rome, que le monde entier ne peut contenir, en pourroitelle faire autant si un ennemi paroissoit tout à coup devant ses murailles marque certaine que nous ne nous sommes point agrandis, et que nous n'avons fait qu'augmenter le luxe et les richesses qui nous travaillent. »

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Dites-moi, disoit Tibérius Gracchus aux nobles', qui vaut mieux, un citoyen, ou un esclave perpétuel; un soldat, ou un homme inutile à la guerre ? Voulez-vous, pour avoir quelques arpens de terre plus que les autres citoyens, renoncer à l'espérance de la conquête du reste du monde, ou vous mettre en danger de vous voir enlever par les ennemis ces terres que vous nous refusez?»

CHAP. IV.

· Des Gaulois. De Pyrrhus. Parallèle de Carthage et de Rome. Guerre d'Annibal.

Les Romains eurent bien des guerres avec les Gaulois. L'amour de la gloire, le mépris de la mort, l'obstination pour vaincre, étoient les mêmes dans les deux peuples, mais les armes étoient différentes. Le bouclier des Gaulois étoit petit, et leur épée mauvaise : aussi furent-ils traités à peu près comme, dans les derniers siècles, les Mexicains l'ont été par les Espagnols. Et ce qu'il y a de surprenant, c'est que ces peuples, que les Romains rencontrèrent dans presque tous les lieux et dans presque tous les temps, se laissèrent détruire les uns après les autres, sans jamais connoître, chercher ni prévenir la cause de leurs malheurs.

Pyrrhus vint faire la guerre aux Romains dans le temps qu'ils étoient en état de lui résister et de s'instruire par ses victoires : il leur apprit à se retrancher, à choisir et à disposer un camp, il les accoutuma aux éléphans, et les prépara pour de plus grandes guerres 2.

La grandeur de Pyrrhus ne consistoit que dans ses qualités personnelles 3. Plutarque nous dit qu'il fut obligé de faire la guerre

après la prise de Rome, sous le consulat de L. Furius Camillus et de Ap. Claudius Crassus.

1. Appien, De la guerre civile, liv. I, chap. xI.

2. La guerre de Pyrrhus ouvrit l'esprit aux Romains: avec un ennemi qui avoit tant d'expérience, ils devinrent plus industrieux et plus éclairés qu'ils n'étoient auparavant. Ils trouvèrent le moyen de se garantir des éléphans qui avoient mis le désordre dans les légions, au premier combat ; ils évitèrent les plaines, et cherchèrent des lieux avantageux contre une cavalerie qu'ils avoient méprisée mal à propos. Ils apprirent ensuite à former leur camp sur celui de Pyrrhus, après avoir admiré l'ordre et la distinction de ses troupes, tandis que chez eux tout étoit en confusion. (Saint-Évremond, Réflexions sur les divers génies du peuple romain dans les différens temps de la république, chap. vi.)

3. Voy.un fragment du liv. I de Dion, dans l'Extrait des vertus et des vices.

de Macédoine parce qu'il ne pouvoit entretenir huit mille hommes de pied et cinq cents chevaux qu'il avoit 1. Ce prince, maître d'un Dent Etat dont on n'a plus entendu parler après lui, étoit un avenuner qui faisoit des entreprises continuelles, parce qu'il ne pourait subsister qu'en entreprenant.

Tarente, son alliée, avoit bien dégénéré de l'institution des Laccémoniens, ses ancêtres 2. Il auroit pu faire de grandes choses vec les Samnites; mais les Romains les avoient presque détruits. Carthage, devenue riche plus tôt que Rome, avoit aussi été plus tôt corrompue ainsi, pendant qu'à Rome les emplois publics ne s'obtenoient que par la vertu, et ne donnoient d'utilité que l'honneur et une préférence aux fatigues, tout ce que le public peut donner aux particuliers se vendoit à Carthage, et tout service rendu par les particuliers y étoit payé par le public.

La tyrannie d'un prince ne met pas un Etat plus près de sa ruine que l'indifférence pour le bien commun n'y met une république. L'avantage d'un État libre est que les revenus y sont mieux administrés; mais lorsqu'ils le sont plus mal, l'avantage d'un État libre est qu'il n'y a point de favoris; mais quand cela n'est pas, et qu'au lieu des amis et des parens du prince il faut faire la fortune des amis et des parens de tous ceux qui ont part au gouvernement, tout est perdu; les lois y sont éludées plus dangereusement qu'elles ne sont violées par un prince qui, étant toujours le plus grand citoyen de l'Etat, a le plus d'intérêt à sa conservation.

Des anciennes mœurs, un certain usage de la pauvreté, rendoient à Rome les fortunes à peu près égales; mais à Carthage des particuliers avoient les richesses des rois.

De deux factions qui régnoient à Carthage, l'une vouloit toujours la paix, et l'autre toujours la guerre; de façon qu'il étoit impossible d'y jouir de l'une ni d'y bien faire l'autre.

Pendant qu'à Rome la guerre réunissoit d'abord tous les intérêts, elle les séparoit encore plus à Carthage 3.

Dans les États gouvernés par un prince les divisions s'apaisent aisément, parce qu'il a dans ses mains une puissance coercitive qui ramène les deux partis; mais dans une république elles sont plus durables, parce que le mal attaque ordinairement la puissance même qui pourroit le guérir.

A. Vie de Pyrrhus.

2. Justin, liv. XX, chap. 1.

3. La présence d'Annibal fit cesser parmi les Romains toutes les divisions; mais la présence de Scipion aigrit celles qui étoient déjà parmi les Carthaginois : elle ôta au gouvernement tout ce qui lui restoit de force; les généraux, le sénat, les grands, devinrent plus suspects au peuple, et le peuple devint plus furieux. Voy. dans Appien toute cette guerre du premier Scipion.

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