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Comme les magistrats se trouvoient maîtres des présages, ils avoient un moyen sûr pour détourner le peuple d'une guerre qui auroit été funeste, ou pour lui en faire entreprendre une qui auroit pu être utile. Les devins qui suivoient toujours les armées, et qui étoient plutôt les interprètes du général que des dieux, inspiroient de la confiance aux soldats. Si par hasard quelque mauvais présage avoit épouvanté l'armée, un habile général en convertissoit le sens, et se le rendoit favorable: ainsi Scipion, qui tomba en sautant de son vaisseau sur le rivage d'Afrique, prit de la terre dans ses mains: « Je te tiens, dit-il, ô terre d'Afrique! et par ces mots il rendit heureux un présage qui avoit paru si funeste.

Les Siciliens, s'étant embarqués pour faire quelque expédition en Afrique, furent si épouvantés d'une éclipse de sóleil, qu'ils étoient sur le point d'abandonner leur entreprise; mais le général leur représenta« qu'à la vérité cette éclipse eût été de mauvais augure si elle eût paru avant leur embarquement, mais que, puisqu'elle n'avoit paru qu'après, elle ne pouvoit menacer que les Africains. » Par là il fit cesser leur frayeur, et trouva dans un sujet de crainte le moyen d'augmenter leur courage.

César fut averti plusieurs fois par les devins de ne point passer en Afrique avant l'hiver. Il ne les écouta pas, et prévint par là ses ennemis, qui, sans cette diligence, auroient eu le temps de réunir leurs forces.

Crassus, pendant un sacrifice, ayant laissé tomber son couteau des mains, on en prit un mauvais augure; mais il rassura le peuple en lui disant : « Bon courage! au moins mon épée ne m'est jamais tombée des mains. »

Lucullus étant près de donner bataille à Tigrane, on vint lui dire que c'étoit un jour malheureux. « Tant mieux, dit-il : nous le rendrons heureux par notre victoire. >>

Tarquin le Superbe, voulant établir des jeux en l'honneur de la déesse Mania, consulta l'oracle d'Apollon, qui répondit obscurẻment, et dit qu'il falloit sacrifier têtes pour têtes, « capitibus pro capitibus supplicandum. » Ce prince, plus cruel encore que superstitieux, fit immoler des enfans; mais Junius Brutus changea ce sacrifice horrible; car il le fit faire avec des têtes d'ail et de pavot, et par là remplit ou éluda l'oracle'.

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On coupoit le neud gardien quand on ne pouvoit pas le délier : ainsi, Claudius Pulcher, voulant donner un combat naval, fit jeter les poulets sacrés à la mer, afin de les faire boire, disoit-il, puisqu'ils ne vouloient pas manger2.

Il est vrai qu'on punissoit quelquefois un général de n'avoir pas

4. Macrob., Saturnal., lib. I.

2. « Quia esse nolunt, bibant.» (Val. Maxim., I, chap. Iv.)

suivi les présages, et cela même étoit un nouvel effet de la politique des Romains. On vouloit faire voir au peuple que les mauvais succès, les villes prises, les batailles perdues, n'étoient point l'effet d'une mauvaise constitution de l'Etat, ou de la foiblesse de la république, mais de l'impiété d'un citoyen contre lequel les dieux étoient irrités. Avec cette persuasion, il n'étoit pas difficile de rendre la confiance au peuple; il ne falloit pour cela que quelques cérémonies et quelques sacrifices. Ainsi, lorsque la ville étoit menacée ou affligée de quelque malheur, on ne manquoit pas d'en chercher la cause, qui étoit toujours la colère de quelque dieu dont on avoit négligé le culte : il suffisoit, pour s'en garantir, de faire des sacrifices et des processions; de purifier la ville avec des torches, du soufre, et de l'eau salée. On faisoit faire à la victime le tour des remparts avant de l'égorger; ce qui s'appeloit « sacrificium ambur<< bium, » et «amburbiale. » On alloit même quelquefois jusqu'à purifier les armées et les flottes, après quoi chacun reprenoit, courage.

Scévola, grand pontife, et Varron, un de leurs grands théologiens, disoient qu'il étoit nécessaire que le peuple ignorât beaucoup de choses vraies, et en crût beaucoup de fausses. Saint Augustin dit' que Varron avoit découvert par là tout le secret des politiques et des ministres d'État.

Le même Scévola, au rapport de saint Augustin', divisoit les dieux en trois classes: ceux qui avoient été établis par les poëtes; ceux qui avoient été établis par les philosophes; et ceux qui avoient été établis par les magistrats, « a principibus civitatis. »

Ceux qui lisent l'histoire romaine, et qui sont un peu clairvoyans. trouvent à chaque pas des traits de la politique dont nous parlons. Ainsi on voit Cicéron, qui, en particulier et parmi ses amis, fait à chaque moment une confession d'incrédulité3, parler en public avec un zèle extraordinaire contre l'impiété de Verrès. On voit un Clodius, qui avoit insolemment profané les mystères de la bonne déesse, et dont l'impiété avoit été marquée par vingt arrêts du sénat, faire lui-même une harangue remplie de zèle à ce sénat qui l'avoit foudroyé, contre le mépris des pratiques anciennes et de la religion. On voit un Salluste, le plus corrompu de tous les citoyens, mettre à la tête de ses ouvrages une préface digne de la gravité et de l'austérité de Caton. Je n'aurois jamais fait si je voulois épuiser tous les exemples.

Quoique les magistrats ne donnassent pas dans la religion du peuple, il ne faut pas croire qu'ils n'en eussent point. M. Cudworth a fort bien prouvé que ceux qui étoient éclairés parmi les païens ado

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Totum consilium prodidit sapientum per quod civitates et populi << regerentur.» (De civit. Dei, liv. IV, chap. xxxi.)

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3. « Adeone me delirare censes ut ista credam? »

roient une divinité suprême, dont les divinités du peuple n'étoient qu'une participation. Les païens, très-peu scrupuleux dans le culte, croyoient qu'il étoit indifférent d'adorer la divinité même, ou les manifestations de la divinité; d'adorer, par exemple, dans Vénus, la puissance passive de la nature, ou la divinité suprême, en tant qu'elle est susceptible de toute génération; de rendre un culte au soleil ou à l'Etre suprême, en tant qu'il anime les plantes, et rend la terre féconde par sa chaleur. Ainsi le stoïcien Balbus dit, dans Cicéron1, que Dieu participe par sa nature à toutes les choses d'ici-bas, qu'il est Cérès sur la terre; Neptune sur les mers. » Nous en saurions davantage si nous avions le livre qu'Asclepiade composa, intitulé l'Harmonie de toutes les théologies.

Comme le dogme de l'âme du monde étoit presque universellement reçu, et que l'on regardoit chaque partie de l'univers comme un membre vivant dans lequel cette âme étoit répandue, il sembloit qu'il étoit permis d'adorer indifféremment toutes ces parties, et que le culte devoit être arbitraire comme étoit le dogme.

Voilà d'où étoit né cet esprit de tolérance et de douceur qui régnoit dans le monde païen: on n'avoit garde de se persécuter et de se déchirer les uns les autres : toutes les religions, toutes les théologies, y étoient également bonnes : les hérésies, les guerres et les disputes de religion, y étoient inconnues pourvu qu'on allât adorer au temple, chaque citoyen étoit grand pontife dans sa famille.

Les Romains étoient encore plus tolérans que les Grecs, qui ont toujours gâté tout chacun sait la malheureuse destinée de Socrate. Il est vrai que la religion égyptienne fut toujours proscrite à Rome : c'est qu'elle étoit intolérante, qu'elle vouloit dominer seule, et s'établir sur les débris des autres; de manière que l'esprit de douceur et de paix qui régnoit chez les Romains fut la véritable cause de la guerre qu'ils lui firent sans relâche. Le sénat ordonna d'abattre les temples des divinités égyptiennes; et Valère Maxime 2 rapporte à ce sujet qu'Emilius Probus donna les premiers coups, afin d'encourager par son exemple les ouvriers, frappés d'une crainte superstitieuse.

Mais les prêtres de Sérapis et d'Isis avoient encore plus de zèle pour établir ces cérémonies qu'on n'en avoit à Rome pour les proscrire. Quoique Auguste, au rapport de Dion', en eût défendu l'exercice dans Rome, Agrippa, qui commandoit dans la ville en son absence, fut obligé de le défendre une seconde fois. On peut voir

4. « Deus pertinens per naturam cujusque rei, per terras Ceres, per <maria Neptunus, alii per alia, poterunt intelligi; qui qualesque sint, «< quoque eos nomine consuetudo nuncupaverit, hos deos et venerari et <colere debemus. » (De nat. deor., liv. II, chap. xxvш.)

2. Liv. I, chap. in, art. 3. 3. Liv. XXXIV.

dans Tacite et dans Suétone les fréquens arrêts que le sénat fut obligé de rendre pour bannir ce culte de Rome.

Il faut remarquer que les Romains confondirent les Juifs avec les Egyptiens, comme on sait qu'ils confondirent les chrétiens avec les Juifs ces deux religions furent longtemps regardées comme deux branches de la première, et partagèrent avec elle la haine, le mépris et la persécution des Romains. Les mêmes arrêts qui abolirent à Rome les cérémonies égyptiennes mettent toujours les cérémonies juives avec celles-ci, comme il paroît par Tacite', et par Suétone dans les vies de Tibère et de Claude. Il est encore plus clair que les historiens n'ont jamais distingué le culte des chrétiens d'avec les autres. On n'étoit pas même revenu de cette erreur du temps d'Adrien, comme il paroît par une lettre que cet empereur écrivit d'Egypte au consul Servianus : « Tous ceux qui en Égypte adorent Sérapis sont chrétiens, et ceux-mêmes qu'on appelle évêques sont attachés au culte de Sérapis. Il n'y a point de Juif, de prince de synagogue, de samaritain, de prêtre des chrétiens, de mathématicien, de devin, de baigneur, qui n'adore Sérapis. Le patriarche même des Juifs adore indifféremment Sérapis et le Christ. Ces gens n'ont d'autre dieu que Sérapis: c'est le dieu des chrétiens, des Juifs, et de tous les peuples. » Peut-on avoir des idées plus confuses de ces trois religions, et les confondre plus grossièrement? Chez les Égyptiens, les prêtres faisoient un corps à part, qui étoit entretenu aux dépens du public de là naissoient plusieurs inconvéniens, toutes les richesses de l'État se trouvoient englouties dans une société de gens qui, recevant toujours et ne rendant jamais, attiroient insensiblement tout à eux. Les prêtres d'Egypte, ainsi gagés pour ne rien faire, languissoient tous dans une oisiveté dont ils ne sortcient qu'avec les vices qu'elle produit, ils étoient brouillons, inquiets, entreprenans, et ces qualités les rendoient extrêmement dangereux. Enfin un corps dont les intérêts avoient été violemment séparés de ceux de l'Etat, étoit un monstre; et ceux qui l'avoient établi avoient jeté dans la société une semence de discorde et de guerres civiles. Il n'en étoit pas de même à Rome : on y avoit fait de la prêtrise une charge civile; les dignités d'augure, de grand pon

4. Ann., liv. II, chap. ixxxv.

2. Illi qui Serapim colunt, christiani sunt; et devoti sunt Serapi, qui «se Christi episcopos dicunt. Nemo illic archisynagogus Judæorum, << nemo Samarites, nemo christianorum presbyter, non mathematicus, « non aruspex, non aliptes, qui non Serapim colat. Ipse ille patriarcha « (Judæorum scilicet), cum Ægyptum venerit, ab aliis Serapim adorare, « ab aliis cogitur Christum. Unus illis Deus est Serapis : hunc Judæi, hune christiani, hunc omnes venerantur et gentes. » (Flavius Vopiscus, in Vita Saturnini, Vid. Historiæ Augustæ scriptores, in-folio, 1620, p. 245; et in-8°, 1661, p. 959.)

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tife, étoient des magistratures; ceux qui en étoient revêtus étoient membres du sénat, et par conséquent n'avoient pas des intérêts différens de ceux de ce corps. Bien loin de se servir de la superstition pour opprimer la république, ils l'employcient utilement à la soutenir. «< Dans notre ville, dit Cicéron', les rois et les magistrats qui leur ont succédé, ont toujours eu un double caractère, et ont gouverné l'État sous les auspices de la religion. »

Les duumvirs avoient la direction des choses sacrées : les quindécemvirs avoient soin des cérémonies de la religion, gardoient les livres des sibylles; ce que faisoient auparavant les décemvirs et les duumvirs. Ils consultoient les oracles lorsque le sénat l'avoit ordonné, et en faisoient le rapport, y ajoutant leur avis; ils étoient aussi commis pour exécuter tout ce qui étoit prescrit dans les livres des sibylles, et pour faire célébrer les jeux séculaires : de manière que toutes les cérémonies religieuses passoient par les mains des magistrats. Les rois de Rome avoient une espèce de sacerdoce. Il y avoit de certaines cérémonies qui ne pouvoient être faites que par eux. Lorsque les Tarquins furent chassés, on craignoit que le peuple s'aperçût de quelque changement dans la religion; cela fit établir un magistrat appelé « rex sacrorum, » qui, dans les sacrifices, faisoit les fonctions des anciens rois, et dont la femme étoit appelée « regina sacrorum. » Ce fut le seul vestige de royauté que les Romains conservèrent parmi eux. Les Romains avoient cet avantage, qu'ils `avoient pour législateur le plus sage prince dont l'histoire profane ait jamais parlé : ce grand homme ne chercha pendant tout son règne qu'à faire fleurir la justice et l'équité, et il ne fit pas moins sentir sa modération à ses voisins qu'à ses sujets. Il établit les fécialiens, qui étoient des prêtres sans le ministère desquels on ne pouvoit faire ni la paix ni la guerre. Nous avons encore des formulaires de sermens faits par ces fécialiens, quand on concluoit la paix avec quelque peuple. Dans celle que Rome conclut avec Albe, un fécialien dit, dans Tite Live: « Si le peuple romain est le premier à s'en départir, — publico consilio dolove malo,— qu'il prie Jupiter de le frapper comme il va frapper le cochon qu'il tenoit dans ses mains; » et aussitôt il l'abattit d'un coup de caillou.

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Avant de commencer la guerre, on envoyoit un de ces fécialiens faire ses plaintes au peuple qui avoit porté quelque dommage à la république. Il lui donnoit un certain temps pour se consulter, et pour chercher les moyens de rétablir la bonne intelligence. Mais si

1. « Apud veteres, qui rerum potiebantur, iidem auguria tenebant, ut « testis est nostra civitas, in qua et reges, augures, et postea privati eo« dem sacerdotio præditi rempublicam religionum auctoritate rexerunt. >> (De divinatione, lib. I.)

2. Liv. I, chap. XXIV.

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