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CHAP. III. De l'éducation dans le gouvernement despotique.

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Comme l'éducation dans les monarchies ne travaille qu'à élever le cœur, elle ne cherche qu'à l'abaisser dans les Etats despotiques. Il faut qu'elle y soit servile. Ce sera un bien, même dans le commandement, de l'avoir eue telle, personne n'y étant tyran sans être en même temps esclave.

L'extrême obéissance suppose de l'ignorance dans celui qui obéit; elle en suppose même dans celui qui commande : il n'a point à délibérer, à douter, ni à raisonner, il n'a qu'à vouloir.

Dans les États despotiques, chaque maison est un empire séparé. L'éducation, qui consiste principalement à vivre avec les autres, y est donc très-bornée : elle se réduit à mettre la crainte dans le cœur, et à donner à l'esprit la connoissance de quelques principes de religion fort simples. Le savoir y sera dangereux, l'émulation funeste; et, pour les vertus, Aristote1 ne peut croire qu'il y en ait quelqu'une de propre aux esclaves; ce qui borneroit bien l'éducation dans ce gouvernement.

L'éducation y est donc en quelque façon nulle. Il faut ôter tout, afin de donner quelque chose, et commencer par faire un mauvais sujet, pour faire un bon esclave.

Eh! pourquoi l'éducation s'attacheroit-elle à y former un bon citoyen qui prît part au malheur public? S'il aimoit l'Etat, il seroit tenté de relâcher les ressorts du gouvernement s'il ne réussissoit pas, il se perdroit; s'il réussissoit, il courroit risque de se perdre, lui, le prince, et l'empire.

CHAP. IV. Différence des effets de l'éducation chez les anciens et parmi nous.

La plupart des peuples anciens vivoient dans des gouvernemens qui ont la vertu pour principe; et, lorsqu'elle y étoit dans sa force, on y faisoit des choses que nous ne voyons plus aujourd'hui, et qui étonnent nos petites âmes. Leur éducation avoit un autre avantage sur la nôtre elle n'étoit jamais démentie. Epaminondas, la dernière année de sa vie, disoit, écoutoit, voyoit, faisoit les mêmes choses que dans l'âge où il avoit commencé d'être instruit.

Aujourd'hui, nous recevons trois éducations différentes ou con traires celle de nos pères, celle de nos maîtres, celle du monde. Ce qu'on nous dit dans la dernière renverse toutes les idées des premières. Cela vient, en quelque partie, du contraste qu'il y a parmi nous entre les engagemens de la religion et ceux du monde : chose que les anciens ne connoissoient pas.

4. Politique, liv. I, chap. I.

CHAP. V. De l'éducation dans le gouvernement républicain,

C'est dans le gouvernement républicain que l'on a besoin de toute la puissance de l'éducation. La crainte des gouvernemens despotiques naît d'elle-même parmi les menaces et les châtimens; l'honneur des monarchies est favorisé par les passions et les favorise à son tour; mais la vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très-pénible.

On peut définir cette vertu, l'amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l'intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières: elles ne sont que cette préférence.

Cet amour est singulierement affecté aux démocraties. Dans elles seules, le gouvernement est confié à chaque citoyer le gouvernement est comme toutes les choses du monde pour le conserver, il faut l'aimer.

On n'a jamais ouï dire que les rois n'aimassent pas la monarchie, et que les despotes haïssent le despotisme.

Tout dépend donc d'établir dans la république cet amour; et c'est à l'inspirer que l'éducation doit être attentive. Mais, pour que les enfans puissent l'avoir, il y a un moyen sûr, c'est que les pères l'aient eux-mêmes.

On est ordinairement le maître de donner à ses enfans ses connoissances on l'est encore plus de leur donner ses passions.

Si cela n'arrive pas, c'est que ce qui a été fait dans la maison paternelle est détruit par les impressions du dehors.

Ce n'est point le peuple naissant qui dégénère; il ne se perd que lorsque les hommes faits sont déjà corrompus.

CHAP. VI.

De quelques institutions des Grecs.

Les anciens Grecs, pénétrés de la nécessité que les peuples qui vivoient sous un gouvernement populaire fussent élevés à la vertu, firent, pour l'inspirer, des institutions singulières. Quand vous voyez dans la vie de Lycurgue les lois qu'il donna aux Lacédémoniens, vous croyez lire l'histoire des Sévarambes1. Les lois de Crète étoient l'original de celles de Lacédémone; et celles de Platon en étoient la correction.

Je prie qu'on fasse un peu d'attention à l'étendue du génie qu'il fallut à ces législateurs pour voir qu'en choquant tous les usages reçus, en confondant toutes les vertus, ils montreroient à l'univers leur sagesse. Lycurgue, mêlant le larcin avec l'esprit de justice, le

1. Les Sévarambes sont un peuple de sages, dont il faut lire l'histoire fabuleuse dans le Ve volume des Voyages imaginaires. (ED.)

plus dur esclavage avec l'extrême liberté, les sentimens les plus atroces avec la plus grande modération, donna de la stabilité à sa ville. Il sembla lui ôter toutes les ressources, les arts, le commerce, l'argent, les murailles: on y a de l'ambition, sans espérance d'être mieux; on y a les sentimens naturels, et on n'y est ni enfant, ni mari, ni père: la pudeur même est ôtée à la chasteté. C'est par ces chemins que Sparte est menée à la grandeur et à la gloire; mais avec une telle infaillibilité de ses institutions, qu'on n'obtenoit rien contre elle en gagnant des batailles, si on ne parvenoit à lui ôter sa police'.

La Crète et la Laconie furent gouvernées par ces lois. Lacédémone céda la dernière aux Macédoniens, et la Crète fut la dernière proie des Romains. Les Samnites eurent ces mêmes institutions, et elles furent pour ces Romains le sujet de vingt-quatre triomphes3.

Cet extraordinaire que l'on voyoit dans les institutions de la Grèce, nous l'avons vu dans la lie et la corruption de nos temps modernes. Un législateur honnête homme a formé un peuple où la probité paroît aussi naturelle que la bravoure chez les Spartiates. M. Penn est un véritable Lycurgue; et, quoique le premier ait eu la paix pour objet, comme l'autre a eu la guerre, ils se ressemblent dans la voie singulière où ils ont mis leur peuple, dans l'ascendant qu'ils ont eu sur des hommes libres, dans les préjugés qu'ils ont vaincus, dans les passions qu'ils ont soumises.

Le Paraguay peut nous fournir un autre exemple. On a voulu en faire un crime à la société, qui regarde le plaisir de commander comme le seul bien de la vie; mais il sera toujours beau de gouverner les hommes en les rendant heureux 5.

Il est glorieux pour elle d'avoir été la première qui ait montré dans ces contrées l'idée de la religion jointe à celle de l'humanité. En réparant les dévastations des Espagnols, elle a commencé à guérir une des grandes plaies qu'ait encore reçues le genre humain.

1. Philopomen contraignit les Lacédémoniens d'abandonner la manière de nourrir leurs enfans, sachant bien que, sans cela, ils auroient toujours une âme grande et le cœur haut. (Plut., Vie de Philopœmen, § 10. Voy. Tite Live, liv. XXXVIII.)

2. Elle défendit pendant trois ans ses lois et sa liberté. (Voy. les liv. XCVIII, XCIX, et C de Tite Live, dans l'Epitome de Florus.) Elle fit plus de résistance que les plus grands rois.

3. Florus, liv. I, chap. xvI.

4. In fece Romuli. Cicéron, Lettres à Atticus, II, 1.

5. Les Indiens du Paraguay ne dépendent point d'un seigneur particulier, ne payent qu'un cinquième des tributs, et ont des armes à feu pour se défendre.

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Un sentiment exquis qu'a cette société pour tout ce qu'elle appelle honneur, son zèle pour une religion qui humilie bien plus ceux qui l'écoutent que ceux qui la prêchent, lui ont fait entreprendre de grandes choses, et elle y a réussi. Elle a retiré des bois des peuples dispersés; elle leur a donné une subsistance assurée; elle les a vêtus: et, quand elle n'auroit fait par là qu'augmenter l'industrie parmi les hommes, elle auroit beaucoup fait.

Ceux qui voudront faire des institutions pareilles établiront la communauté de biens de la république de Platon, ce respect qu'il demandoit pour les dieux, cette séparation d'avec les étrangers pour la conservation des mœurs, et la cité faisant le commerce et non pas les citoyens : ils donneront nos arts sans notre luxe, et nos besoins sans nos désirs.

Ils proscriront l'argent, dont l'effet est de grossir la fortune des hommes au delà des bornes que la nature y avoit mises, d'apprendre à conserver inutilement ce qu'on avoit amassé de même, de multiplier à l'infini les désirs, et de suppléer à la nature, qui nous avoit donné des moyens très-bornés d'irriter nos passions, et de nous corrompre les uns les autres.

« Les Épidamniens', sentant leurs mœurs se corrompre par leur communication avec les barbares, élurent un magistrat pour faire tous les marchés au nom de la cité et pour la cité. » Pour lors, le commerce ne corrompt pas la constitution, et la constitution ne prive pas la société des avantages du commerce.

CHAP. VII. — En quel cas ces institutions singulières peuvent être bonnes.

Ces sortes d'institutions peuvent convenir dans les républiques, parce que la vertu politique en est le principe; mais, pour porter à l'honneur dans les monarchies, ou pour inspirer de la crainte dans les Etats despotiques, il ne faut pas tant de soins.

Elles ne peuvent d'ailleurs avoir lieu que dans un petit État2, où l'on peut donner une éducation générale, et élever tout un peuple comme une famille.

Les lois de Minos, de Lycurgue et de Platon, supposent une attention singulière de tous les citoyens les uns sur les autres. On ne peut se promettre cela dans la confusion, dans les négligences, dans l'étendue des affaires d'un grand peuple.

Il faut, comme on l'a dit, bannir l'argent dans ces institutions. Mais, dans les grandes sociétés, le nombre, la variété, l'embarras,

1. Plutarque, Demande des choses grecques, § 29. Les Épidamniens étoient des habitans de Dyrrachium, aujourd'hui Durazzo. (ÉD.) 2. Comme étoient les villes de la Grèce.

l'importance des affaires, la facilité des achats, la lenteur des échanges, demandent une mesure commune. Pour porter partout sa puissance, ou la défendre partout, il faut avoir ce à quoi les hommes ont attaché partout la puissance.

CHAP. VIII.

Explication d'un paradoxe des anciens par rapport aux mœurs.

1

2

Polybe, le judicieux Polybe, nous dit que la musique étoit nécessaire pour adoucir les mœurs des Arcades, qui habitoient un pays où l'air est triste et froid; que ceux de Cynète, qui négligèrent la musique, surpassèrent en cruauté tous les Grecs, et qu'il n'y a point de ville où l'on ait vu tant de crimes. Platon ne craint point de dire que l'on ne peut faire de changement dans la musique, qui n'en soit un dans la constitution de l'État. Aristote, qui semble n'avoir fait sa Politique que pour opposer ses sentimens à ceux de Platon, est pourtant d'accord avec lui touchant la puissance de la musique sur les mœurs3. Théophraste, Plutarque", Strabon 5, tous les anciens ont pensé de même. Ce n'est point une opinion jetée sans réflexion; c'est un des principes de leur politique. C'est ainsi qu'ils donnoient des lois, c'est ainsi qu'ils vouloient qu'on gouvernât les cités.

Je crois que je pourrois expliquer ceci. Il faut se mettre dans l'esprit que, dans les villes grecques, surtout celles qui avoient pour principal objet la guerre, tous les travaux et toutes les professions qui pouvoient conduire à gagner de l'argent étoient regardés comme indignes d'un homme libre. « La plupart des arts, dit Xénophon, corrompent le corps de ceux qui les exercent; ils obligent de s'asseoir à l'ombre, ou près du feu: on n'a de temps ni pour ses amis ni pour la république. » Ce ne fut que dans la corruption de quelques démocraties que les artisans parvinrent à être citoyens. C'est ce qu'Aristotes nous apprend; et il soutient qu'une bonne république ne leur donnera jamais le droit de cité".

1. Histoire, liv. IV, chap, xx et xxI. (Éd.) 2. De Repub., liv. IV. (ÉD.) ·

de Pélopidas. 5. Liv. I.

3. Liv. VIII, chap. v. (ÉD.) --- 4. Vie

6. Platon, liv. IV des Lois, dit que les préfectures de la musique et de la gymnastique sont les plus importans emplois de la cité; et, dans sa République, liv. III, « Damon vous dira, dit-il, quels sont les sons capables de faire naître la bassesse de l'âme, l'insolence, et les vertus contraires. >>

7. Les Économiques de Xénophon, chap rv, § 2 et 3.

8. Politique, liv. III, chap. iv.

9. «Diophante, dit Aristote, Politique, chap vII, établit antrefois à Athènes que les artisans seroient esclaves du public. »

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