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A Rome, gouvernée par les lois, le peuple souffroit que le sénat eût la direction des affaires; à Carthage, gouvernée par des abus, le peuple vouloit tout faire par lui-même.

Carthage, qui faisoit la guerre avec son opulence contre la pauvreté romaine, avoit, par cela même, du désavantage : l'or et l'argent s'épuisent; mais la vertu, la constance, la force et la pauvreté ne s'épuisent jamais.

Les Romains étoient ambitieux par orgueil, et les Carthaginois par avarice; les uns vouloient commander, les autres vouloient acquérir; et ces derniers, calculant sans cesse la recette et la dépense, firent toujours la guerre sans l'aimer.

Des batailles perdues, la diminution du peuple, l'affoiblissement du commerce, l'épuisement du trésor public, le soulèvement des nations voisines, pouvoient faire accepter à Carthage les conditions de paix les plus dures; mais Rome ne se conduisoit point par le sentiment des biens et des maux; elle ne se déterminoit que par sa gloire; et comme elle n'imaginoit point qu'elle pût être si elle ne commandoit pas, il n'y avoit point d'espérance, ni de crainte, qui pût l'obliger à faire une paix qu'elle n'auroit point imposée.

Il n'y a rien de si puissant qu'une république où l'on observe les lois, non pas par crainte, non pas par raison, mais par passion, comme furent Rome et Lacédémone; car pour lors il se joint à la sagesse d'un bon gouvernement toute la force que pourroit avoir une faction.

Les Carthaginois se servoient de troupes étrangères, et les Romains employoient les leurs1. Comme ces derniers n'avoient jamais regardé les vaincus que comme des instrumens pour des triomphes futurs, ils rendirent soldats tous les peuples qu'ils avoient soumis; et plus ils eurent de peine à les vaincre, plus ils les jugèrent propres à être incorporés dans leur république. Ainsi nous voyons les Samnites, qui ne furent subjugués qu'après vingt-quatre triomphes devenir les auxiliaires des Romains; et, quelque temps avant la seconde guerre punique, ils tirèrent d'eux et de leurs alliés, c'est-à-dire d'un pays qui n'étoit guère plus grand que les Etats du pape et de Naples, sept cent mille hommes de pied, et soixante et dix mille de cheval, pour opposer aux Gaulois *.

Dans le fort de la seconde guerre punique, Rome eut toujours sur pied de vingt-deux à vingt-quatre légions; cependant il paroît

4. Carthage étant établie sur le commerce, et Rome fondée sur les armes, la première employoit des étrangers pour ses guerres, et les citoyens pour son trafic; l'autre se faisoit des citoyens de tout le monde, et de ses citoyens des soldats. (Saint-Évremond.)

2. Florus, liv. I, chap. xvI.

3. Voy. Polybe. Le Sommaire de Florus dit qu'ils levèrent trois cent mille hommes dans la ville et chez les Latins.

par Tite Live que le cens n'étoit pour lors que d'environ cent trente-sept mille citoyens.

Carthage employoit plus de forces pour attaquer, Rome, pour se défendre; celle-ci comme on vient de dire, arma un nombre d'hommes prodigieux contre les Gaulois et Annibal qui l'attaquoient, et elle n'envoya que deux légions contre les plus grands rois ce qui rendit ses forces éternelles.

L'établissement de Carthage dans son pays étoit moins solide que celui de Rome dans le sien: cette dernière avoit trente colonies autour d'elle, qui en étoient comme les remparts'. Avant la bataille de Cannes, aucun allié ne l'avoit abandonnée : c'est que les Samnites et les autres peuples d'Italie étoient accoutumés à sa domination.

La plupart des villes d'Afrique étant peu fortifiées se rendoient d'abord à quiconque se présentoit pour les prendre; aussi tous ceux qui y débarquèrent, Agathocle, Régulus, Scipion, mirent-ils d'abord Carthage au désespoir.

On ne peut guère attribuer qu'à un mauvais gouvernement ce qui leur arriva dans toute la guerre que leur fit le premier Scipion leur ville et leurs armées même étoient affamées, tandis que les Romains étoient dans l'abondance de toutes choses 2.

Chez les Carthaginois, les armées qui avoient été battues devenoient plus insolentes; quelquefois elles mettoient en croix leurs généraux, et les punissoient de leur propre lâcheté. Chez les Romains, le consul décimoit les troupes qui avoient fui, et les ramenoit contre les ennemis.

Le gouvernement des Carthaginois étoit très-dur 3: ils avoient si fort tourmenté les peuples d'Espagne, que, lorsque les Romains y arrivèrent, ils furent regardés comme des libérateurs; et, si l'on fait attention aux sommes immenses qu'il leur en coûta pour soutenir une guerre où ils succombèrent, on verra bien que l'injustice est mauvaise ménagère, et qu'elle ne remplit pas même ses vues. La fondation d'Alexandrie avoit beaucoup diminué le commerce de Carthage. Dans les premiers temps, la superstition bannissoit en quelque façon les étrangers de l'Egypte; et, lorsque les Perses l'eurent conquise, ils n'avoient songé qu'à affoiblir leurs nouveaux sujets; mais, sous les rois grecs, l'Egypte fit presque tout le commerce du monde, et celui de Carthage commença à déchoir.

Les puissances établies par le commerce peuvent subsister longtemps dans leur médiocrité; mais leur grandeur est de peu de

4. Tite Live, liv. XXVII, chap. Ix et suiv.

2. Voy. Appien, lib. Libyc., chap. xxv.

3. Voy. ce que Polybe dit de leurs exactions, surtout dans le fragment du liv. IX. (Extrait des vertus et des vices.)

durée. Elles s'élèvent peu à peu, et sans que personne s'en aperçoive; car elles ne font aucun acte particulier qui fasse du bruit et signale leur puissance; mais, lorsque la chose est venue au point qu'on ne peut plus s'empêcher de la voir, chacun cherche à priver cette nation d'un avantage qu'elle n'a pris, pour ainsi dire, que par surprise.

La cavalerie carthaginoise valoit mieux que la romaine, par deux raisons l'une, que les chevaux numides et espagnols étoient mejlleurs que ceux d'Italie; et l'autre, que la cavalerie romaine étoit mal armée car ce ne fut que dans les guerres que les Romains firent en Grèce qu'ils changèrent de manière, comme nous l'apprenons de Polybe '.

Dans la première guerre punique, Régulus fut battu dès que les Carthaginois choisirent les plaines pour faire combattre leur cavalerie; et dans la seconde, Annibal, dut à ses Numides ses principales victoires 2.

Scipion ayant conquis l'Espagne, et fait alliance avec Massinisse, ôta aux Carthaginois cette supériorité. Ce fut la cavalerie numide qui gagna la bataille de Zama, et finit la guerre.

Les Carthaginois avoient plus d'expérience sur la mer, et connoissoient mieux la manoeuvre que les Romains; mais il me semble que cet avantage n'étoit pas pour lors si grand qu'il le seroit aujourd'hui.

Les anciens n'ayant pas la boussole ne pouvoient guère naviguer que sur les côtes; aussi ils ne se servoient que de bâtimens à rames, petits et plats; presque toutes les rades étoient pour eux des ports; la science des pilotes étoit très-bornée, et leur manœuvre très-peu de chose aussi Aristote disoit-il 3, qu'il étoit inutile d'avoir un corps de mariniers, et que les laboureurs suffisoient pour cela.

:

L'art étoit si imparfait, qu'on ne faisoit guère avec mille rames que ce qui se fait aujourd'hui avec cent'.

Les grands vaisseaux étoient désavantageux, en ce qu'étant difficilement mus par la chiourme, ils ne pouvoient pas faire les évolutions nécessaires. Antoine en fit à Actium une funeste expérience : ses navires ne pouvoient se remuer, pendant que ceux d'Auguste, plus légers, les attaquoient de toutes parts.

4. Liv. VI, chap. xxv.

2. Des corps entiers de Numides passèrent du côté des Romains, qui dès lors commencèrent à respirer.

3. Politique, liv. VII, chap. vi.

4. Voy. ce que dit Perrault sur les rames des anciens, Essai de physique, tit. m, Mécanique des animaux.

5. La même chose arriva à la bataille de Salamine. (Plutarque, Vio de Themistocle.) L'histoire est pleine de faits pareils.

Les vaisseaux anciens étant à rames, les plus légers brisoient aisément celles des plus grands, qui pour lors n'étoient plus que des machines immobiles, comme sont aujourd'hui nos vaisseaux démâtés.

Depuis l'invention de la boussole, on a changé de manière; on a abandonné les rames ', on a fui les côtes, on a construit de gros vaisseaux; la machine est devenue plus composée, et les pratiques se sont multipliées.

L'invention de la poudre a fait une chose qu'on n'auroit pas soupçonnée : c'est que la force des armées navales a plus que jamais consisté dans l'art; car, pour résister à la violence du canon, et ne pas essuyer un feu supérieur, il a fallu de gros navires. Mais à la grandeur de la machine on a dû proportionner la puissance de l'art.

Les petits vaisseaux d'autrefois s'accrochoient soudain, et les soldats combattoient des deux parts; on mettoit sur une flotte toute une armée de terre. Dans la bataille navale que Régulus et son collègue gagnèrent, on vit combattre cent trente mille Romains contre cent cinquante mille Carthaginois. Pour lors les soldats étoient pour beaucoup, et les gens de l'art pour peu; à présent les soldats sont pour rien, ou pour peu, et les gens de l'art pour beaucoup..

La victoire du consul Duillius fait bien sentir cette différence. Les Romains n'avoient aucune connoissance de la navigation; une galère carthaginoise échoua sur leurs côtes; ils se servirent de ce modèle pour en bâtir: en trois mois de temps leurs matelots furent dressés, leur flotte fut construite, équipée, elle mit à la mer, elle trouva l'armée navale des Carthaginois, et la battit.

A peine à présent toute une vie suffit-elle à un prince pour former une flotte capable de paroître devant une puissance qui a déjà l'empire de la mer c'est peut-être la seule chose que l'argent seul ne peut pas faire. Et si de nos jours un grand prince réussit d'abord, l'expérience a fait voir à d'autres que c'est un exemple qui peut être plus admiré que suivi 3.

La seconde guerre punique est si fameuse que tout le monde la sait. Quand on examine bien cette foule d'obstacles qui se présentèrent devant Annibal, et que cet homme extraordinaire surmonta tous, on a le plus beau spectacle que nous ait fourni l'antiquité.

Rome fut un prodige de constance. Après les journées du Tésin, de Trébies, et de Trasimène; après celle de Cannes, plus funeste

4. En quoi on peut juger de l'imperfection de la marine des anciens, puisque nous avons abandonné une pratique dans laquelle nous avions lant de supériorité sur eux.

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2. Louis XIV. 3. L'Espagne et la Moscovie. MONTESQUIEU. -L

encore, abandonnée de presque tous les peuples d'Italie, elle ne demanda point la paix. C'est que le sénat ne se départoit jamais des maximes anciennes : il agissoit avec Annibal comme il avoit agi autrefois avec Pyrrhus, à qui il avoit refusé de faire aucun accommodement tandis qu'il seroit en Italie; et je trouve dans Denys d'Halicarnasse' que, lors de la négociation de Coriolan, le sénat déclara qu'il ne violeroit point ses coutumes anciennes; que le peuple romain ne pouvoit faire de paix tandis que les ennemis étoient sur ses terres; mais que, si les Volsques se retiroient, on accorderoit tout ce qui seroit juste.

Rome fut sauvée par la force de son institution. Après la bataille de Cannes, il ne fut pas permis aux femmes même de verser des larmes; le sénat refusa de racheter les prisonniers, et envoya les misérables restes de l'armée faire la guerre en Sicile, sans récompense, ni aucun honneur militaire, jusqu'à ce qu'Annibal fût chassé d'Italie.

D'un autre côté, le consul Térentius Varron avoit fui honteuse ment jusqu'à Venouse; cet homme, de la plus basse naissance, n'avoit été élevé au consulat que pour mortifier la noblesse. Mais le sénat ne voulut pas jouir de ce malheureux triomphe; il vit combien il étoit nécessaire qu'il s'attirât dans cette occasion la confiance du peuple : il alla au-devant de Varron, et le remercia de ce qu'il n'avoit pas désespéré de la république.

Ce n'est pas. ordinairement la perte réelle que l'on fait dans une bataille (c'est-à-dire celle de quelques milliers d'hommes) qui est funeste à un Etat, mais la perte imaginaire et le découragement qui le prive des forces mêmes que la fortune lui avoit laissées.

Il y a des choses que tout le monde dit, parce qu'elles ont été dites une fois. On croit qu'Annibal fit une faute insigne de n'avoir point été assiéger Rome après la bataille de Cannes. Il est vrai que d'abord la frayeur y fut extrême; mais il n'en est pas de la consternation d'un peuple belliqueux, qui se tourne presque toujours en courage, comme de celle d'une vile populace qui ne sent que sa foiblesse. Une preuve qu'Annibal n'auroit pas réussi, c'est que les Romains se trouvèrent encore en état d'envoyer partout du secours.

On dit encore qu'Annibal fit une grande faute de mener son armée à Capoue, où elle s'amollit; mais l'on ne considère point que l'on ne remonte pas à la vraie cause. Les soldats de cette armée, devenus riches après tant de victoires, n'auroient-ils pas trouvé partout Capoue? Alexandre, qui commandoit à ses propres sujets, prit dans une occasion pareille un expédient qu'Annibal, qui n'avoit que des troupes mercenaires, ne pouvoit pas prendre : il fit mettre le feu au bagage de ses soldats, et brûla toutes leurs

4. Antiquités romaines, liv. VIII.

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