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Athènes la permission étoit restreinte, et qu'elle étoit générale à Alexandrie. Dans le gouvernement d'un seul, il n'étoit guère ques tion de maintenir le partage des biens.

Pour maintenir ce partage des terres dans la démocratie, c'étoit une bonne loi que celle qui vouloit qu'un père qui avoit plusieurs enfans en choisît un pour succéder à sa portion', et donnât les autres en adoption à quelqu'un qui n'eût point d'enfans, afin que le nombre des citoyens pût toujours se maintenir égal à celui des partages.

Phaléas de Chalcédoine2 avoit imaginé une façon de rendre égales les fortunes dans une république où elles ne l'étoient pas. Il vouloit que les riches donnassent des dots aux pauvres, et n'en reçussent pas; et que les pauvres reçussent de l'argent pour leurs filles, et n'en donnassent pas. Mais je ne sache point qu'aucune république se soit accommodée d'un règlement pareil. Il met les citoyens sous des conditions dont les différences sont si frappantes, qu'ils haïroient cette égalité même que l'on chercheroit à introduire. Il est bon quelquefois que les lois ne paroissent pas aller si directement au but qu'elles se proposent.

Quoique dans la démocratie l'égalité réelle soit l'âme de l'État, cependant elle est si difficile à établir, qu'une exactitude extrême à cet égard ne conviendroit pas toujours. Il suffit que l'on établisse un cens3 qui réduise ou fixe les différences à un certain point; après quoi, c'est à des lois particulières à égaliser, pour ainsi dire, les inégalités, par les charges qu'elles imposent aux riches, et le soulagement qu'elles accordent aux pauvres. Il n'y a que les richesses médiocres qui puissent donner ou souffrir ces sortes de compensations; car, pour les fortunes immodérées, tout ce qu'on ne leur accorde pas de puissance et d'honneur, elles le regardent comme une injure.

Toute inégalité dans la démocratie doit être tirée de la nature de la démocratie et du principe même de l'égalité. Par exemple, on y peut craindre que des gens qui auroient besoin d'un travail continuel pour vivre ne fussent trop appauvris par une magistrature, ou qu'ils n'en négligeassent les fonctions; que des artisans ne s'enorgueillissent; que des affranchis trop nombreux ne devinssent plus puissans que les anciens citoyens. Dans ces cas, l'égalité entre les

1. Platon fait une pareille loi, liv. XI des Lois. 2. Aristote, Politique, liv. II, chap. vii.

3. Solon fit quatre classes: la première, de ceux qui avoient cinq cents mines de revenu, tant en grains qu'en fruits liquides; la seconde, de ceux qui en avoient trois cents, et pouvoient entretenir un cheval; la troisième, de ceux qui n'en avoient que deux cents; la quatrième, de tous ceux qui vivoient de leurs bras. (Plutarque, Vie de Solon.)

citoyens' peut être ôtée dans la démocratie pour l'utilité de la démocratie. Mais ce n'est qu'une égalité apparente que l'on ôte : car un homme ruiné par une magistrature seroit dans une pire condition que les autres citoyens; et ce même homme, qui seroit obligé d'en négliger les fonctions, mettroit les autres citoyens dans une condition pire que la sienne; et ainsi du reste.

CHAP. VI.

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Comment les lois doivent entretenir la frugalité dans la démocratie.

Il ne suffit pas, dans une bonne démocratie, que les portions de terre soient égales; il faut qu'elles soient petites, comme chez les Romains. << A dieu ne plaise, disoit Curius à ses soldats2, qu'un citoyen estime peu de terre ce qui est suffisant pour nourrir un homme! »

Comme l'égalité des fortunes entretient la frugalité, la frugalité maintient l'égalité des fortunes. Ces choses, quoique différentes, sont telles qu'elles ne peuvent subsister l'une sans l'autre ; chacune d'elles est la cause et l'effet si l'une se retire de la démocratie l'autre la suit toujours.

:

Il est vrai que, lorsque la démocratie est fondée sur le commerce, il peut fort bien arriver que des particuliers y aient de grandes richesses, et que les mœurs n'y soient pas corrompues. C'est que l'esprit de commerce entraîne avec soi celui de frugalité, d'économie, de modération, de travail, de sagesse, de tranquillité, d'ordre et de règle. Ainsi, tandis que cet esprit subsiste, les richesses qu'il produit n'ont aucun mauvais effet. Le mal arrive lorsque l'excès des richesses détruit cet esprit de commerce: on voit tout à coup naître les désordres de l'inégalité, qui ne s'étoient pas encore fait sentir. Pour maintenir l'esprit de commerce, il faut que les principaux citoyens le fassent eux-mêmes; que cet esprit règne seul, et ne soit point croisé par un autre; que toutes les lois le favorisent; que ces mêmes lois, par leurs dispositions, divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez grande aisance pour pouvoir travailler comme les autres, et chaque citoyen riche dans une telle médiocrité qu'il ait besoin de son travail pour conserver ou pour acquérir.

C'est une très-bonne loi dans une république commerçante que celle qui donne à tous les enfans une portion égale dans la succession des pères. Il se trouve par là que, quelque fortune que le père

4. Solon exclut des charges tous ceux du quatrième cens.

2. Ils demandoient une plus grande portion de la terre conquise. (Plutarque, OEuvres morales: Dicts notables des anciens rois et capitaines.)

ait faite, ses enfans, toujours moins riches que lui, sont portés à fuir le luxe, et à travailler comme lui. Je ne parle que des républiques commerçantes; car, pour celles qui ne le sont pas, le législateur a bien d'autres règlemens à faire1.

Il y avoit, dans la Grèce, deux sortes de républiques les unes étoient militaires, comme Laçédémone; d'autres étoient commerçantes, comme Athènes. Dans les unes on vouloit que les citoyens fussent oisifs; dans les autres on cherchoit à donner de l'amour pour le travail. Solon fit un crime de l'oisiveté, et voulut que chaque citoyen rendît compte de la manière dont il gagnoit sa vie. En effet, dans une bonne démocratie, où l'on ne doit dépenser que pour le nécessaire, chacun doit l'avoir; car de qui le recevroit-on?

CHAP. VII. · Autres moyens de favoriser le principe de
la démocratie.

On ne peut pas établir un partage égal des terres dans toutes les démocraties. Il y a des circonstances où un tel arrangement seroit impraticable, dangereux, et choqueroit même la constitution. On n'est pas toujours obligé de prendre les voies extrêmes. Si l'on voit, dans une démocratie, que ce partage, qui doit maintenir les mœurs, n'y convienne pas, il faut avoir recours à d'autres moyens.

Si l'on établit un corps fixé qui soit par lui-même la règle des mœurs, un sénat où l'âge, la vertu, la gravité, les services donnent entrée; les sénateurs, exposés à la vue du peuple comme les simulacres des dieux, inspireront des sentimens qui seront portés dans le sein de toutes les familles.

Il faut surtout que ce sénat s'attache aux institutions anciennes, et fasse en sorte que le peuple et les magistrats ne s'en départent jamais.

Il y a beaucoup à gagner, en fait de mœurs, à garder les coutumes anciennes. Comme les peuples corrompus font rarement de grandes choses; qu'ils n'ont guère établi de sociétés, fondé de villes, donné de lois; et qu'au contraire ceux qui avoient des mœurs simples et austères ont fait la plupart des établissemens; rappeler les hommes aux maximes anciennes, c'est ordinairement les ramener à la vertu.

De plus, s'il y a eu quelque révolution, et que l'on ait donné à l'État une forme nouvelle, cela n'a guère pu se faire qu'avec des peines et des travaux infinis, et rarement avec l'oisiveté et des mœurs corrompues. Ceux mêmes qui ont fait la révolution ont voulu la faire goûter; et ils n'ont guère pu y réussir que par de bonnes lois. Les institutions anciennes sont donc ordinairement des

4. On y doit borner beaucoup les dots des femmes.

corrections; et les nouvelles, des abus. Dans le cours d'un long gouvernement, on va au mal par une pente insensible, et on ne remonte au bien que par un effort.

On a douté si les membres du sénat dont nous parlons doivent être à vie, ou choisis pour un temps. Sans doute qu'ils doivent être choisis pour la vie, comme cela se pratiquoit à Rome1, à Lacédėmone 2, et à Athènes même. Car il ne faut pas confondre ce qu'on appeloit le sénat à Athènes, qui étoit un corps qui changeoit tous les trois mois, avec l'aréopage, dont les membres étoient établis pour la vie comme des modèles perpétuels.

Maxime générale dans un sénat fait pour être la règle, et, pour ainsi dire, le dépôt des mœurs, les sénateurs doivent être élus pour la vie; dans un sénat fait pour préparer les affaires, les sénateurs peuvent changer.

L'esprit, dit Aristote, vieillit comme le corps. Cette réflexion n'est bonne qu'à l'égard d'un magistrat unique, et ne peut être appliquée à une assemblée de sénateurs.

Outre l'aréopage, il y avoit à Athènes des gardiens des mœurs et des gardiens des lois3. A Lacédémone, tous les vieillards étoient censeurs. A Rome, deux magistrats particuliers avoient la censure. Comme le sénat veille sur le peuple, il faut que des censeurs aient les yeux sur le peuple et sur le sénat. Il faut qu'ils rétablissent dans la république tout ce qui a été corrompu; qu'ils notent la tiédeur, jugent les négligences et corrigent les fautes, comme les lois punissent les crimes.

La loi romaine qui vouloit que l'accusation de l'adultère fût publique étoit admirable pour maintenir la pureté des mœurs : elle intimidoit les femmes ; elle intimidoit aussi ceux qui devoient veiller sur elles.

Rien ne maintient plus les mœurs qu'une extrême subordination des jeunes gens envers les vieillards. Les uns et les autres seront contenus, ceux-là par le respect qu'ils auront pour les vieillards, et ceux-ci par le respect qu'ils auront pour eux-mêmes.

Rien ne donne plus de force aux lois que la subordination extrême des citoyens aux magistrats. « La grande différence que Lycurgue a mise entre Lacédémone et les autres cités, dit Xénophon, consiste en ce qu'il a surtout fait que les citoyens obéissent aux lois :

1. Les magistrats y étoient annuels, et les sénateurs pour la vie. 2. « Lycurgue, dit Xénophon (De Republ. Laced., chap. x, § 1 et 2), voulut qu'on élût les sénateurs parmi les vieillards, pour qu'ils ne se négligeassent pas, même à la fin de la vie et, en les établissant juges du courage des jeunes gens, il a rendu la vieillesse de ceux-là plus honorable que la force de ceux-ci.>>

3. L'aréopage lui-même étoit soumis à la censure. 4. République de Lacédémone.

ils courent lorsque le magistrat les appelle. Mais à Athènes un homme riche seroit au désespoir que l'on crût qu'il dépendît du magistrat. »>

L'autorité paternelle est encore très - utile pour maintenir les mœurs. Nous avons déjà dit que, dans une république, il n'y a pas une force si réprimante que dans les autres gouvernemens. Il faut donc que les lois cherchent à y suppléer : elles le font par l'autorité paternelle.

A Rome, les pères avoient droit de vie et de mort sur leurs enfans'. A Lacédémone, chaque père avoit droit de corriger l'enfant d'un autre.

La puissance paternelle se perdit à Rome avec la république. Dans les monarchies, où l'on n'a que faire de mœurs si pures, on veut que chacun vive sous la puissance des magistrats.

Les lois de Rome, qui avoient accoutumé les jeunes gens à la dépendance, établirent une longue minorité. Peut-être avons-nous eu tort de prendre cet usage: dans une monarchie on n'a pas besoin de tant de contrainte.

Cette même subordination dans la république y pourroit demander que le père restât pendant sa vie le maître des biens de ses enfans, comme il fut réglé à Rome. Mais cela n'est pas de l'esprit de la monarchie.

CHAP. VIII.

Comment les lois doivent se rapporter au principe du gouvernement dans l'aristocratie.

Si dans l'aristocratie le peuple est vertueux, on y jouira à peu près du bonheur du gouvernement populaire, et l'État deviendra puissant. Mais, comme il est rare que là où les fortunes des hommes sont si inégales il y ait beaucoup de vertu, il faut que les lois tendent à donner, autant qu'elles peuvent, un esprit de modération, et cherchent à rétablir cette égalité que la constitution de l'Etat ôte nécessairement.

L'esprit de modération est ce qu'on appelle la vertu dans l'aristocratie: il y tient la place de l'esprit d'égalité dans l'Etat populaire.

Si le faste et la splendeur qui environnent les rois font une partie de leur puissance, la modestie et la simplicité des manières font la force des nobles aristocratiques. Quand ils n'affectent aucune dis

4. On peut voir dans l'histoire romaine avec quel avantage pour la république on se servit de cette puissance. Je ne parlerai que du temps de la plus grande corruption. Aulus Pulvius s'étoit mis en chemin pour aller trouver Catilina; son père le rappela, et le fit mourir. (Salluste, De bello Catil., chap. xxxix.) Plusieurs autres citoyens firent de même. (Dion., liv. XXXVII, chap. xxxvI.)

2. De nos jours, les Vénitiens, qui, à bien des égards, se sont conduits

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