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point de chef est plus terrible. Un chef sent que l'affaire roule sur lui, il y pense; mais le peuple, dans son impétuosité, ne connoît point le péril où il se jette.» On peut appliquer cette réflexion à un Etat despotique, qui est un peuple sans tribuns; et à une monarchie où le peuple a en quelque façon des tribuns.

En effet, on voit partout que, dans les mouvemens du gouvernement despotique, le peuple, mené par lui-même, porte toujours les choses aussi loin qu'elles peuvent aller; tous les désordres qu'il commet sont extrêmes; au lieu que, dans les monarchies, les choses sont très-rarement portées à l'excès. Les chefs craignent pour eux-mêmes; ils ont peur d'être abandonnés, les puissances intermédiaires dépendantes ne veulent pas que le peuple prenne trop le dessus. Il est rare que les ordres de l'Etat soient entièrement corrompus. Le prince tient à ces ordres; et les séditieux, qui n'ont ni la volonté ni l'espérance de renverser l'État, ne peuvent ni ne veulent renverser le prince.

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Dans ces circonstances, les gens qui ont de la sagesse et de l'autorité s'entremettent; on prend des tempéramens, on s'arrange, on se corrige, les lois reprennent leur vigueur et se font écouter.

Aussi toutes nos histoires sont-elles pleines de guerres civiles sans révolutions; celles des États despotiques sont pleines de révolutions sans guerres civiles.

Ceux qui ont écrit l'histoire des guerres civiles de quelques États, ceux mêmes qui les ont fomentées, prouvent assez combien l'autorité que les princes laissent à de certains ordres pour leur service leur doit être peu suspecte, puisque, dans l'égarement même, ils ne soupiroient qu'après les lois et leur devoir, et retardoient la fougue et l'impétuosité des factieux plus qu'ils ne pouvoient la servir 2.

Le cardinal de Richelieu, pensant peut-être qu'il avoit trop avili les ordres de l'Etat, a recours, pour le soutenir, aux vertus du prince et de ses ministres 3; et il exige d'eux tant de choses, qu'en vérité il n'y a qu'un ange qui puisse avoir tant d'attention, tant de lumières, tant de fermeté, tant de connoissances; et on peut à peine se flatter que d'ici à la dissolution des monarchies, il puisse y avoir un prince et des ministres pareils.

Comme les peuples qui vivent sous une bonne police sont plus heureux que ceux qui, sans règle et sans chefs, errent dans les forêts; aussi les monarques qui vivent sous les lois fondamentales de leur Etat sont-ils plus heureux que les princes despotiques qui n'ont rien qui puisse régler le cœur de leurs peuples, ni le leur.

4. Voy. ci-dessus la note du liv. II, chap. IV.

2. Mémoires du cardinal de Retz, et autres histoires.

3. Testament politique.

CHAP. XII. Continuation du même sujet.

Qu'on n'aille point chercher de la magnanimité dans les Etats despotiques; le prince n'y donneroit point une grandeur qu'il n'a pas lui-même chez lui il n'y a pas de gloire.

C'est dans les monarchies que l'on verra autour du prince les sujets recevoir ses rayons; c'est là que chacun, tenant, pour ainsi dire, un plus grand espace, peut exercer ces vertus qui donnent à l'âme, non pas de l'indépendance, mais de la grandeur.

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Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied, et cueillent le fruit '. Voilà le gouvernement despotique.

CHAP. XIV.

Comment les lois sont relatives au principe
du gouvernement despotique.

Le gouvernement despotique a pour principe la crainte mais, à des peuples timides, ignorans, abattus, il ne faut pas beaucoup de lois.

Tout y doit rouler sur deux ou trois idées : il n'en faut donc pas de nouvelles. Quand vous instruisez une bête, vous vous donnez bien de garde de lui faire changer de maître, de leçons et d'allure; vous frappez son cerveau par deux ou trois mouvemens, et pas davantage.

Lorsque le prince est enfermé, il ne peut sortir du séjour de la volupté sans désoler tous ceux qui l'y retiennent. Ils ne peuvent souffrir que sa personne et son pouvoir passent en d'autres mains. Il fait donc rarement la guerre en personne, et il n'ose guère la faire par ses lieutenans.

Un prince pareil, accoutumé, dans son palais, à ne trouver aucune résistance, s'indigne de celle qu'on lui fait les armes à la main il est donc ordinairement conduit par la colère ou par la vengeance. D'ailleurs, il ne peut avoir d'idée de la vraie gloire. Les guerres doivent donc s'y faire dans toute leur fureur naturelle, et le droit des gens y avoir moins d'étendue qu'ailleurs.

Un tel prince a tant de défauts qu'il faudroit craindre d'exposer au grand jour sa stupidité naturelle. Il est caché, et l'on ignore l'état où il se trouve. Par bonheur, les hommes sont tels dans ce pays, qu'ils n'ont besoin que d'un nom qui les gouverne.

4. Lettres édifiantes, recueil II, p. 315.

Charles XII étant à Bender', trouvant quelque résistance dans le sénat de Suède, écrivit qu'il leur enverroit une de ses bottes pour commander. Cette botte auroit commandé comme un roi despotique.

Si le prince est prisonnier, il est censé être mort; et un autre monte sur le trône. Les traités que fait le prisonnier sont nuls; son successeur ne les ratifieroit pas. En effet, comme il est les lois, l'État et le prince, et que, sitôt qu'il n'est plus le prince, il n'est rien, s'il n'étoit pas censé mort, l'Etat seroit détruit.

Une des choses qui détermina le plus les Turcs à faire leur paix séparée avec Pierre I", fut que les Moscovites dirent au vizir qu'en Suède on avoit mis un autre roi sur le trône 2.

La conservation de l'État n'est que la conservation du prince, ou plutôt du palais où il est enfermé. Tout ce qui ne menace pas directement ce palais ou la ville capitale, ne fait point d'impression sur des esprits ignorans, orgueilleux, et prévenus; et, quant à l'enchaînement des événemens, ils ne peuvent le suivre, le prévoir, y penser même. La politique, ses ressorts et ses lois, y doivent être très-bornés, et le gouvernement politique y est aussi simple que le gouvernement civil3.

Tout se réduit à concilier le gouvernement politique et civil avec le gouvernement domestique, les officiers de l'Etat avec ceux du sérail.

Un pareil Etat sera dans la meilleure situation lorsqu'il pourra se regarder comme seul dans le monde; qu'il sera environné de déserts, et séparé de peuples qu'il appellera barbares. Ne pouvant compter sur la milice, il sera bon qu'il détruise une partie de luimême.

Comme le principe du gouvernement despotique est la crainte, le but en est la tranquillité : mais ce n'est point une paix, c'est le silence de ces villes que l'ennemi est près d'occuper.

La force n'étant pas dans l'État, mais dans l'armée qui l'a fonde, il faudroit, pour défendre l'Etat, conserver cette armée mais elle est formidable au prince. Comment donc concilier la sûreté de l'Etat avec la sûreté de la personne ?

Voyez, je vous prie, avec quelle industrie le gouvernement moscovite cherche à sortir du despotisme, qui lui est plus pesant qu'aux peuples mêmes. On a cassé les grands corps de troupes, on a diminué les peines des crimes, on a établi des tribunaux, on a commencé à connoître les lois, on a instruit les peuples. Mais il y a des causes particulières, qui le ramèneront peut-être au malheur qu'il vouloit fuir.

4. Il était alors à Démotica, et non à Bender. (ÉD.)

2. Suite de Puffendorf, Histoire universelle, au traité de la Suède, chap. 1. 3. Selon M. Chardin, il n'y a point de conseil d'État en Perse.

Dans ces États, la religion a plus d'influence que dans aucun autre; elle est une crainte ajoutée à la crainte. Dans les empires mahométans, c'est de la religion que les peuples tirent en partie le respect étonnant qu'ils ont pour leur prince.

C'est la religion qui corrige un peu la constitution turque. Les sujets, qui ne sont pas attachés à la gloire et à la grandeur de l'État par honneur, le sont par la force et par le principe de la religion.

De tous les gouvernemens despotiques, il n'y en a point qui s'accable plus lui-même que celui où le prince se déclare propriétaire de tous les fonds de terre, et l'héritier de tous ses sujets : il en résulte toujours l'abandon de la culture des terres; et si d'ailleurs le prince est marchand, toute espèce d'industrie est ruinée. Dans ces États, on ne répare, on n'améliore rien 1; on ne bâtit des maisons que pour la vie; on ne fait point de fossés, on ne plante point d'arbres; on tire tout de la terre, on ne lui rend rien; tout est en friche, tout est désert.

Pensez-vous que des lois qui ôtent la propriété des fonds de terre et la succession des biens, diminueront l'avarice et la cupidité des grands? Non elles irriteront cette cupidité et cette avarice. On sera porté à faire mille vexations, parce qu'on ne croira avoir en propre que l'or ou l'argent que l'on pourra voler ou cacher.

Pour que tout ne soit pas perdu, il est bon que l'avidité du prince soit modérée par quelque coutume. Ainsi, en Turquie, le prince se contente ordinairement de prendre trois pour cent sur les successions des gens du peuple. Mais, comme le Grand-Seigneur donne la plupart des terres à sa milice, et en dispose à sa fantaisie ; comme il se saisit de toutes les successions des officiers de l'em pire; comme, lorsqu'un homme meurt sans enfans mâles, le GrandSeigneur a la propriété, et que les filles n'ont que l'usufruit, il arrive que la plupart des biens de l'État sont possédés d'une manière précaire.

Par la loi de Bantam3, le roi prend la succession, même la femme, les enfans et la maison. On est obligé, pour éluder la plus cruelle disposition de cette loi, de marier les enfans à huit, neuf ou dix ans, et quelquefois plus jeunes, afin qu'ils ne se trouvent pas faire une malheureuse partie de la succession du père. Dans les Etats où il n'y a point de lois fondamentales, la succes

1. Voy. Ricaut, État de l'empire ottoman, p. 196.

2. Voy., sur les successions des Turcs, Lacédémone ancienne et moderne, par La Guilletière, liv. III. Voy. aussi Ricaut, De l'empire ottoman. 3. Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, t. I. La loi de Pégu est moins cruelle si l'on a des enfans, le roi ne succède qu'aux deux tiers. (Ibid., t. III, p. 4.)

MONTESQUIEU. — I

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sion a l'empire ne sauroit être fixe. La couronne y est élective par le prince. dans sa famille ou hors de sa famille. En vain seroit-il établi que l'aîné succéderoit; le prince en pourroit toujours choisir un autre. Le successeur est déclaré par le prince lui-même, ou par ses ministres, ou par une guerre civile. Ainsi cet État a une raison de dissolution de plus qu'une monarchie.

Chaque prince de la famille royale ayant une égale capacité pour être élu, il arrive que celui qui monte sur le trône fait d'abord étrangler ses frères, comme en Turquie; ou les fait aveugler, ́ comme en Perse; ou les rend fous, comme chez le Mogol; ou, si l'on ne prend point ces précautions, comme à Maroc, chaque vacance de trône est suivie d'une affreuse guerre civile.

Par les constitutions de Moscovie', le czar peut choisir qui il veut pour son successeur, soit dans sa famille, soit hors de sa famille. Un tel établissement de succession cause mille révolutions, et rend le trône aussi chancelant que la succession est arbitraire. L'ordre de succession étant une des choses qu'il importe le plus au peuple de savoir, le meilleur est celui qui frappe le plus les yeux, comme la naissance et un certain ordre de naissance. Une telle disposition arrête les brigues, étouffe l'ambition; on ne captive plus l'esprit d'un prince foible, et l'on ne fait point parler les

mourans.

Lorsque la succession est établie par une loi fondamentale, un seul prince est le successeur, et ses frères n'ont aucun droit réel ou apparent de lui disputer la couronne. On ne peut présumer ni faire valoir une volonté particulière du père. Il n'est donc pas plus question d'arrêter ou de faire mourir le frère du roi, que quelque autre sujet que ce soit.

Mais dans les États despotiques, où les frères du prince sont également ses esclaves et ses rivaux, la prudence veut que l'on s'assure de leurs personnes, surtout dans les pays mahométans, où la religion regarde la victoire ou le succès comme un jugement de Dieu; de sorte que personne n'y est souverain de droit, mais seulement de fait.

L'ambition est bien plus irritée dans des États où des princes du sang voient que, s'ils ne montent pas sur le trône, ils seront enfermés ou mis à mort, que parmi nous, où les princes du sang jouissent d'une condition qui, si elle n'est pas si satisfaisante pour l'ambition, l'est peut-être plus pour les désirs modérés.

Les princes des Etats despotiques ont toujours abusé du mariage. Ils prennent ordinairement plusieurs femmes, surtout dans la partie du monde où le despotisme est pour ainsi dire naturalisé, qui

4. Voy. les différentes constitutions, surtout celle de 1722.

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